jeudi 31 mai 2012

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M le magazine du Monde, le 11.05.2012

Par Marc Roche

En 2008,Yoël Zaoui,alors codirecteur de Goldman Sachs en Europe, était  élu banquierde l'année, aux "Français of the Year Awards"à Londres. Il a démissionné le mois dernier, après plusieurs rétrogradations. 
En 2008,Yoël Zaoui,alors codirecteur de Goldman Sachs en Europe, était élu banquierde l'année, aux "Français of the Year Awards"à Londres. Il a démissionné le mois dernier, après plusieurs rétrogradations.  | AFP/LEON NEAL



CONTENT DE LUI, de son sort, de son employeur, Yoël Zaoui affirmait sans broncher que tout allait bien dans le meilleur des mondes. C'était en octobre 2008, la clameur de la crise financière semblait bien éloignée de la salle de réunion glacée de Goldman Sachs International à Londres où le Français, à l'époque codirecteur de la banque d'investissement en Europe, nous avait longuement reçu dans le cadre d'une enquête du Monde sur la banque la plus puissante de la planète.

Trois ans et demi plus tard, le petit prince de cette finance impitoyable est tombé de son piédestal. Après vingt-quatre ans de bons et loyaux services à Goldman Sachs, celui qui avait obtenu le statut d'associé en 1998 avant d'être désigné au saint des saints de la banque d'affaires - le management committee (comité de gestion) - a démissionné début avril, à 51 ans. Le diplômé de HEC et de l'université Stanford aux Etats-Unis, premier Européen à faire partie du comité de gestion de GS, avait été rétrogradé un an auparavant puis privé en mars 2012 de son strapontin au conseil d'administration de la filiale européenne. Goldman finit toujours par brûler ceux qu'elle a portés au pinacle.

L'histoire - et celle des entreprises n'y échappe pas - a souvent de mordantes ironies. En même temps que la banque avait annoncé le 14 avril le doublement de ses bénéfices, au-delà de toute attente, on apprenait que 70 associés sur 400, les locomotives du business, avaient quitté l'établissement au cours des dix-huit derniers mois.

A première vue, cette hémorragie de banquiers chevronnés aurait dû avoir un effet psychologique déplorable. Il n'en est rien. Car ces départs sont inhérents à la culture d'entreprise exceptionnelle de Goldman Sachs pour laquelle, à rester trop longtemps à leur poste, les banquiers s'engourdissent, se reposent sur leurs lauriers et commettent des erreurs. Financièrement indépendants après avoir trimé dur et bénéficié pendant huit ans en moyenne de ce statut privilégié, les ex-associés de la firme pourront enfin réaliser leurs ambitions personnelles. La relève est assurée par la pléthore de nouveaux "partenaires" issus du rang tous les deux ans au terme d'une compétition implacable. Ce leitmotiv, le directeur financier, David Viniar, le répète à l'envi : "C'est une progression naturelle. Notre banc de réserve est plein à ras bord pour nous permettre de continuer à faire des affaires."
Mais au fait, quelles affaires ? L'organisation américaine s'apparente à un supermarché de l'argent offrant toute la gamme des services financiers : des émissions d'actions ou d'obligations aux fusions-acquisitions, en passant par le trading sur les devises, matières premières ou taux ainsi que la gestion d'actifs ou de hedge funds. La matière grise de Goldman Sachs ne s'adresse pas aux particuliers mais au big business et aux gouvernements. La banque agit non seulement pour le compte de sa clientèle, mais également pour le sien en utilisant ses propres capitaux.

Depuis la crise de 2008 dont il est sorti grand gagnant, le groupe n'a cessé d'engranger succès sur succès. Mais le monde a changé. Depuis 2010, Goldman Sachs travaille en permanence sous les projecteurs des médias. Si la banque continue de maintenir sa position de leader sur le front de la finance, son image s'est considérablement ternie. De la crise des crédits à risque subprimes au maquillage des comptes grecs, des paris contre les clients au réseau d'influence politique tentaculaire... elle ne sait plus où donner de la tête face aux attaques de la presse qui entachent sa réputation. Autrefois synonyme d'excellence, l'étiquette de Goldman est désormais parfois lourde à porter.

Malgré ces aléas, la dévotion au secret reste intacte. Les anciens collègues de Yoël Zaoui ont été atterrés devant son autoglorification dans la presse après son départ. Ils attendaient que le démissionnaire quitte le 133 Fleet Street sur la pointe des pieds. Mais, s'il s'est fait mousser dans les médias, le Français n'a rien révélé de ce qui se passait vraiment à l'intérieur de la forteresse, au sein de l'état-major, protégé comme les délibérations de la Curie romaine. De la pure langue de bois sur l'essentiel, en particulier les sanglantes batailles de pouvoir pires que du temps des Borgia. La banque ne fut que rarement cette institution des palmarès et des médailles olympiques hors du tumulte. Cinq PDG se sont succédé en dix ans et nombreux furent les roitelets poignardés.


Au siège new-yorkais de la banque, comme dans ses autres bureaux à travers le monde, le silence est d'or. Seuls quelques "repentis" osent s'exprimer sur les conditions  de travail des employés. 
Au siège new-yorkais de la banque, comme dans ses autres bureaux à travers le monde, le silence est d'or. Seuls quelques "repentis" osent s'exprimer sur les conditions de travail des employés.  | FRED R CONRAD/NYT-REDUX-REA / FRED R CONRAD/The New York Times

CAR, EN DÉPIT DE SA COTATION BOURSIÈRE, l'établissement new-yorkais fonctionne un peu comme une franc-maçonnerie. Les fils et filles de la Lumière, imprégnés de l'importance de leur mission, poursuivraient le même rêve motus et bouche cousue : s'enrichir en édifiant la cité financière idéale. Alors que, à Manhattan ou dans le West End londonien, le succès des banques s'affiche jusque dans les boyaux du métro sur des panneaux racoleurs, Goldman, elle, ne fait jamais de publicité. Son nom ne figure pas à l'entrée de son QG ou de ses filiales à l'étranger.

En termes de transparence, le groupe se borne à vanter son rôle dans les grandes opérations financières, à publier ses résultats ou les études de ses analystes stars, mais ne dit jamais rien sur son coeur de métier, le trading. Or ces paris sur les matières premières, les devises, les obligations ou les actions rapportent le gros des bénéfices. Les hiérarques de Goldman préfèrent se taire, quitte à encourager la théorie du complot, le classique affrontement entre le Bien et le Mal, comme s'il existait un plan caché d'une puissance diabolique qui entend dominer le monde, ce qui n'est évidemment pas le cas.

Aujourd'hui, cette enseigne orgueilleuse - vaniteuse, disent même ses détracteurs - est en train de connaître le sort qu'elle a jusqu'à présent toujours su éviter : rentrer dans le rang, en devenant une banque banale. Une perspective qui fait trembler la noble maison fondée en 1869 par un immigré allemand, Marcus Goldman. Si la relative déchéance de Goldman Sachs fait si mal, c'est parce que l'on y tombe de haut, et même de très haut.

Embarquons dans un petit train fantôme, un peu à la manière des circuits organisés par les studios d'Hollywood dans leurs murs, pour parcourir cet univers aussi fantasmagorique que la face cachée de la Lune. L'excursion débute avec l'entretien de recrutement. En Europe, l'an dernier, la société a reçu 14 000 demandes d'embauche venues de partout dans le monde pour 300 postes offerts dans son programme d'initiation de deux ans à New York. C'est alors un véritable parcours du combattant qui commence pour la crème de la crème. Les candidats doivent en effet se plier au petit jeu d'une vingtaine d'entretiens rondement menés par la direction. Les diplômés venus de tous les horizons académiques sont interrogés sans relâche sur tout et n'importe quoi.

"A l'inverse de ses rivales, l'entreprise ne débauche jamais des équipes entières pour renforcer sa puissance. Le recrutement individuel est la norme. Goldman aime prendre les gens quand ils sont jeunes, frais et malléables, et leur inculquer la manière de travailler maison", nous confie l'expert de Wall Street William Cohan, auteur du best-seller Money and Power, How Goldman Sachs Came to Rule the World. La banque se méfie de ceux qui sont nés avec une cuillère en argent dans la bouche. Elle préfère des rejetons des classes populaires ou moyennes pressés de se faire une place au soleil. Ceux qui sont motivés par la faim, comme le disait le légendaire Ivan Boesky, l'escroc de Wall Street au coeur d'un énorme scandale de délit d'initiés en 1986.

Les nouveaux venus doivent se sentir tout de suite de plain-pied avec la culture du lieu. Les sélectionnés - la tête plutôt bien faite que bien pleine - ne sont pas seulement censés être les plus intelligents. L'employeur privilégie aussi la capacité à diriger, la concentration au travail et le goût du sport. Les disciplines collectives tels l'aviron, le rugby, le basket ou le foot américain sont très appréciées parce qu'elles allient entraînement acharné et esprit de clan. Les postulants ont tout pour eux : l'ambition, les diplômes, le style direct et surtout l'envie de devenir très riche. Les futurs Goldman boys and girls sont prêts à jaillir des starting-blocks, foncer avec la ferme conviction de gagner et le sang-froid nécessaire pour y parvenir.


Lloyd Blankfein et Gary Cohn, respectivement PDG  et président de Goldman Sachs. 
Lloyd Blankfein et Gary Cohn, respectivement PDG et président de Goldman Sachs.  | Bloomberg via Getty Images

Recrutée en 2000 au terme de seize entretiens pendant neuf mois dans un département de création de produits financiers ultrasophistiqués appelés "dérivés de crédit", Nomi Prins se souvient de son premier jour au siège new-yorkais, austère tour de béton à l'architecture banale qui accueillait alors le siège de Goldman Sachs Inc. "La direction des relations humaines vous remet une littérature pesant une tonne concernant la firme et sa culture. On vous répète sans cesse que Goldman est exceptionnel, que vous avez une chance inouïe de travailler dans ce royaume de l'excellence." Les nouveaux venus éprouvent une sorte de vertige devant ces professionnels qui casent dans le moindre de leurs propos le mot "meilleur".

Une autre surprise attendait Nomi Prins, qui avait travaillé dans une banque où les stars étaient légion : chez Goldman, le travail en équipe est la règle dans les salles de marché comme au cours des incessantes réunions. Il est mal vu de se mettre en évidence. L'égocentrisme est banni. Divas flamboyantes et golden boys cocaïnomanes, s'abstenir ! Dans les mémos, obligatoirement brefs, le "nous" est de rigueur, le "je" peut être utilisé uniquement pour expliquer une erreur ou faire son mea culpa, ce qui n'arrive pas souvent. Même au plus haut de l'état-major, il n'est jamais bien vu de jouer perso. "Il n'y a pas de place chez nous pour ceux qui font passer leurs intérêts avant ceux de l'entreprise et ceux des clients", proclame le septième des quatorze principes qui guident la firme.

PAS DE VEDETTES DONC, mais en permanence des tas de gens priés de prendre la porte. Une fois par an, chacun est jugé "à 360 degrés" par une douzaine de personnes, pairs, supérieurs et subalternes. Et l'évalué est obligé de noter sa propre prestation, sorte d'autocritique semi-publique... teintée de stalinisme. Comme en statistique descriptive, les banquiers sont divisés en "quartiles" selon leurs performances. Seuls ceux qui sont versés dans le premier quartile - Q1 en jargon - peuvent espérer atteindre le statut d'associé. Les perdants sont licenciés sans vergogne lors des innombrables charrettes ou bien partiront de leur propre gré. Après Noël, Goldman remplace systématiquement 5 % de ses effectifs les moins performants.

Autre atout de Goldman Sachs : là où l'organigramme des compétiteurs est un chef-d'œuvre de complexité, la firme se targue d'une structure assez horizontale facilitant la prise de décision par consensus. L'esprit est foncièrement égalitaire. Le mot "back-office" - les fantassins en charge du traitement administratif de toutes les opérations - est banni au profit de l'expression plus positive de "fédération". Les bureaux des chefs sont côte à côte et leur porte reste toujours ouverte. La tradition du binôme, au sommet comme à la base, est destinée à empêcher la création de baronnies.

Cette mentalité est liée à la manière dont la banque fonctionnait jusqu'à son entrée en Bourse, en 1999. Le capital était alors réparti entre des associés-gérants, les partners, responsables à hauteur de leurs avoirs personnels en cas de pertes, mais accaparant une partie des éventuels profits. Après l'introduction à la corbeille de New York, le modèle de partenariat a été conservé, non par nostalgie mais pour souder les sphères dirigeantes et créer une sorte d'élite "consanguine" à la tête de la société.

Goldman Sachs a un autre point fort, le renseignement. Le partage de l'information est une vertu exigée. A l'instar des espions chers à John Le Carré, les banquiers de Goldman soutirent systématiquement à leurs clients - mais en toute légalité - l'information qui pourrait servir aux collègues d'autres départements, donc à la firme tout entière (et par ricochet à la prime de fin d'année). Après un déjeuner ou un dîner, le tuyau précieux est disséminé aux quatre coins de la banque. Le "chiffre" d'antan, décryptant les messages des espions, est devenu courriel et tweet.

Plus que toute autre institution financière de renom, Goldman incarne la culture américaine du travail poussée à l'extrême. Ses banquiers sont corvéables à merci. Ils mangent, dorment et font l'amour le portable à portée de main. L'iPod ou le BlackBerry ne sont jamais éteints même lors des dîners intimes ou familiaux. L'employé doit constamment être à l'écoute, sur son répondeur, des incessants messages de motivation de la direction.

"Très vite, vous découvrez la loi de la jungle, omniprésente : je prenais en fait le travail d'un des gars qui m'avait interviewée. Il ne se doutait pas qu'il m'avait recrutée pour le remplacer. L'objectif est d'encourager l'agressivité et d'exacerber les tensions", insiste l'ex-banquière Nomi Prins en évoquant un environnement foncièrement darwinien. "Kill or die", tue ou meurs... "Etre à la tête d'un département de Goldman est horrible car il faut sans cesse surveiller ses collaborateurs pour détecter les moins motivés, ceux qui ont des états d'âme et qui seront sacrifiés." La concurrence à couteaux tirés, l'absolue confiance en soi, le sentiment d'impunité et les longues heures de travail créent un environnement peu propice à la vraie camaraderie.

Accusés de spéculations aux dépens de leurs clients, les responsables de Goldman Sachs ont dû répondre de leur implication dans la crise des subprimes devant  la commission d'enquête du Sénat américain. Ici en avril 2010.
Accusés de spéculations aux dépens de leurs clients, les responsables de Goldman Sachs ont dû répondre de leur implication dans la crise des subprimes devant la commission d'enquête du Sénat américain. Ici en avril 2010. | Ron Sachs/CNP/Corbis

EN OUTRE, CE CULTE DE LA VICTOIRE à tout prix, cet univers de "mâles alpha», de loups dominants qui conduisent la meute, où tout est permis - sauf l'échec -, ce théâtre de la finance où les spectateurs comme les comédiens n'ont que faire des bons sentiments, créent une culture méprisant les autres, un sentiment de supériorité à peine dissimulé. Les croisés de Goldman sont restés cette armée de "banquiers-soldats" comme il y avait jadis des moines soldats, sérieux, austères, "clean" jusqu'au bout des ongles mais toujours vainqueurs. Aucune excentricité vestimentaire n'est autorisée. Le noeud papillon est le comble de l'audace.

"Je ne suis qu'un banquier faisant le travail de Dieu" : même s'il s'agissait d'une plaisanterie, la remarque du PDG de Goldman Lloyd Blankfein en plein débat sur la moralité du capitalisme financier et sur l'avidité présumée des banquiers d'affaires confirme cette arrogance de premier de la classe.

Car Goldman, ce n'est pas seulement une machine à produire des profits, c'est aussi une manière de vivre. Le système coupe les professionnels de la réalité, de la vie quotidienne recouverte d'une cloche de verre. Une batterie d'assistants est présente, jour et nuit, pour organiser l'agenda saturé et régler les petits et grands problèmes d'intendance. Les banquiers seniors ne prennent jamais le métro, mais les taxis, limousines de location, hélicoptères ou jets privés pour se déplacer, même quand il s'agit de sauts de puce.

L'expression "Big Brother" chère au roman d'Orwell 1984 est appropriée. La police de la pensée, la nov-langue, la primauté du collectif sur les convenances personnelles : tout est là. Les employés sont surveillés dans leurs moindres faits et gestes. Un ex-directeur raconte que vous êtes encouragé à déjeuner à la cafétéria - sushi, salade, eau minérale - où les achats sont réglés par carte électronique, ce qui permet de contrôler l'équilibre diététique des repas. Si vous allez trop souvent dans l'une des nombreuses sandwicheries de Wall Street ou de Fleet Street, un diététicien vous offre son aide afin de retrouver le droit chemin.

Par ailleurs, la banque ne badine pas avec les infidélités, au bureau ou à l'extérieur. Il est très mal vu de courir le jupon. Une vie personnelle stable est vivement recommandée puisque, c'est bien connu, un banquier heureux en ménage et au mode de vie équilibré travaille mieux. Les affaires doivent passer avant tout. La vie de famille est avalée par le travail, avec son lot de conférences vidéo, de déplacements et de week-ends de réunions. Les enfants semblent avoir été conçus entre deux coups financiers. Les pères qui ratent la naissance de leur dernier-né sont légion. Et quand ils sont présents, rien n'est simple : l'épouse d'un banquier raconte que son mari a assisté à la naissance de leur troisième enfant pendu à son téléphone, en train de conclure un deal, malgré les protestations des infirmières.

Dîners d'anniversaire et fêtes familiales sont constamment annulés à la dernière minute. Un financier nous a confié comment il avait vu son bonus amputé de moitié pour avoir refusé de prendre un avion pour Moscou afin d'être présent à son anniversaire de mariage. Sa femme menaçait de le quitter. Héritage du puritanisme qui imprègne la culture financière américaine, les conquêtes se mènent en couple. Malgré l'évolution de la société, un Goldmanien doit être marié pour avoir de sérieuses chances d'arriver au sommet. La banque est citée en exemple pour sa politique de promotion active de la mixité. En pratique toutefois, la vie de ses femmes cadres n'est pas toujours rose. Le mari d'une associée est souvent contraint de rester au foyer, de pouponner, d'organiser les employés de maison.

Comment expliquer le choix de cette vie d'enfer ? Les cadres ont passé un contrat faustien avec leur employeur : sacrifier dix ou vingt ans de sa vie dans l'espoir de devenir millionnaire en dollars. L'argent est la clé du système Goldman. Journaliste financière à Vanity Fair, Bethany McLean a travaillé comme analyste en fusions-acquisitions au siège de New York entre 1992 et 1995 : "Chez Goldman, la phrase-clé est "êtes-vous commercial ?" En clair, savez-vous faire des profits pour alimenter les bonus ?" Money, money, money... Dans cette profession où les acteurs sont interchangeables, le bonus de fin d'année permet de se valoriser vis-à-vis de ses pairs.

Chez Goldman Sachs, la rémunération annuelle d'un banquier d'affaires peut s'élever à 5 millions de dollars, un trader peut gagner le double. Résultat, la maison compte une nuée de super-riches mais "leur fortune est sous-évaluée car ce sont des maîtres de la dissimulation", affirme Philip Beresford, l'auteur du classement du Sunday Times des plus grosses fortunes britanniques. L'argent à profusion offre à l'épouse et aux enfants une vie facile et sans histoires compensant les absences constantes du chef de famille. Pour le banquier, il est réconfortant de savoir qu'en cas de licenciement, le train de vie de ses proches ne souffrira guère.

"C'est le meilleur métier au monde. Je suis entouré des gens parmi les plus intelligents de l'univers. Je suis en contact avec des clients formidables pour les aider à régler des problèmes importants", a déclaré le 25 avril le PDG Lloyd Blankfein. L'établissement se sent, à tort ou à raison, dans la position d'une compagnie extraordinaire ramenée provisoirement à un rang ordinaire, mais disposant toujours du meilleur atout pour rebondir : une culture d'entreprise unique au monde. Avis aux amateurs...


Patrick Boucheron, un historien qui bouscule les siècles

Par Pierre Assouline
 
Et si l’on faisait un pas de côté ? Mais un grand pas. Disons un pas dans le temps plutôt que dans l’espace, qui consisterait à modifier notre calendrier de 33 ans, apprendre à décaler le regard et dès lors à envisager le passé du monde autrement. Attention, il ne s’agit pas de se lancer dans un vain exercice d’uchronie ; c’est du ressort de la littérature car les romanciers font cela beaucoup mieux que les historiens. Il faut y voir plutôt 
 
un éloge de la patience et du commentaire, autre manière de prendre son temps. Voilà à quoi nous invite l’historien Patrick Boucheron dans L’entretemps (135 pages, 13 euros, Verdier), un livre mince mais d’une richesse insoupçonnable, aussi sérieux que facétieux, qui entend démonter les artifices des découpages chronologiques conditionnant notre façon de penser. On y glane des pistes, des impressions, des émotions, des détails, notamment à partir de l’analyse des Trois philosophes (Venise 1504-1506), tableau de Giorgione dans lequel on voit désormais les trois âges des clartés s'arrachant aux ténèbres : et l'on s'attardait un peu sur l'entretemps au lieu de suivre sans souffler ni faillir la flèche du progrès qui mène de l'Antiquité à la Renaissance en passant par le Moyen-Age. De quoi remplir un carnet. Il n’est pas de page qui n’ouvre la voie à un autre livre. A commencer par les quelques pages qui appellent à rompre la continuité magique des temps pour la considérer autrement, tout simplement. Le découpage par siècle est bien pratique, surtout quand la Révolution française coïncide avec la fin d’une période de cent ans ; il permet de séculariser le temps, comme disait Marc Bloch. Cette suite des temps, qui a si fortement héroïsé les âges, s’est imposée à tous mais il y a quelque chose de réjouissant dans la manière dont Patrick Boucheron la conteste aujourd’hui. Elle s’inscrit dans la lignée de Trahir le temps (histoire)
(1991) dans lequel Daniel Milo invitait à révéler le temps à lui-même. Il partait de l’invention de l’ère chrétienne attribuée à un moine du VIème siècle du nom de Denys le Petit. Celui-ci l’avait fixée au 25 décembre de l’an 753 de la fondation de Rome, date supposée de l’Incarnation du Christ. Et Boucheron de s’interroger :
« Et s’il avait décidé d’adopter l’ère de la Passion et non celle de l’Incarnation ? La chronologie s’en trouverait décalée de 33 ans, âge présumé du Christ lorsqu’il monta sur la croix. Denys aurait alors daté sa table pascale de 492, à la fin du Vème siècle par conséquent ».
Et l’auteur de se livrer à un nouveau décompte des ans en retranchant 33 ans à chacune de nos grandes dates :
« A ce jeu, le XIXème siècle perd les guerres napoléoniennes, la Restauration, Stendhal, Hegel, Goethe, Keats, Byron, qui tous rejoignent un très convaincant siècle des Lumières. Celui-ci comprend enfin le romantisme : Rousseau, Chateaubriand et Musset se situent du même côté de la cassure, sans qu’il soit nécessaire aux exégètes de l’histoire littéraire d’ergoter interminablement. Evidemment, ce que le XIXème siècle perd d’un côté, il le récupère de l’autre : la Grande guerre bien entendu (…) et du côté culturel : Joyce, Proust, Kafka, Schoenberg, Freud, Einstein. Ainsi décalé d’un tiers, le XIXème siècle devient le grand siècle moderniste et révolutionnaire, englobant largement 1848 et 1917, faisant la part belle aux avant-gardes politiques et esthétiques »
 Pas question pour autant de « révision » de l’histoire, mot qui fait horreur à Boucheron tant les négationnistes l’ont rendu infâmant, tout comme il fuit les concepts à majuscule. Plutôt que réviser, il entend déconstruire afin de rendre sa part à chacun, ce qui revient à écrire l’histoire du point de vue des vainqueurs comme de celui des vaincus, tout en se gardant bien de favoriser la vision romantique des défaits. Cette belle et stimulante réflexion sur la découpe du temps nous force à nous interroger sur l’origine de notre désir de connaissance. L’historien apprend à mettre à distance, à se pencher sur les cassures du temps et à critiquer la mystique de la succession des temps. Ah, la frise ! Elle se désintéresse des zones faibles de l’Histoire. Il y a un intérêt politique à cette passion des continuités, si préoccupée d’ordonner le puzzle des sources et des contextes. Médiéviste de formation, Boucheron est de ceux qui se mettent dans les plis du temps, afin de décloisonner le regard et le désoccidentaliser. C’est peu dire qu’il est un apôtre de la world history en France ; le magnifique ouvrage sur l’Histoire du monde au XVème siècle (Fayard, 2009) dont il fut le maître d’œuvre, en témoigne. On sait bien que l’Occident explique mais n’est pas expliqué mais on ne dira jamais assez que l’historien Ibn Khaldoun (1332-1406) proposait dans sa Muqaddima une explication du monde qui vaut bien la nôtre.
Un mot encore sur la forme de ce livre si précieux. Il ne s’agit pas d’une essai mais, ainsi qu’il est précisé en sous-titre, de « Conversations sur l’histoire ». Il se trouve que depuis quelques années, Patrick Boucheron est de la bande à Verdier, famille d’esprit où l’on distingue les visages familiers de Michon, Bergounioux, Ginzburg, Daeninckx, Masson, Bon, Dumayet, Simeone, Goldschmidt, Rolin entre autres, pour s’en tenir aux Français. Et depuis des années, l’éditeur organise en août dans ses terres à Lagrasse, commune au cœur des Corbières, un Banquet du Livre. L'entretemps est l’écho et le reflet de ces conversations sous l’arbre, sur l’histoire et la façon qu’elle a d’espacer le temps. Le passage à l’écrit n’en gâte pas le goût ni le charme. On s’y croirait. Vivement l’été !

(Giorgione, Les trois philosophes, huile sur toile, 123 cm x 144 cm, Vienne, Kunsthistorisches Museum)

La Conquête

Par RAPHAËL GARRIGOS, ISABELLE ROBERTS, Le Monde

On imagine déjà la scène. Extérieur jour: la caméra, aérienne, s’élève au-dessus de la touffeur qui écrase Marrakkech, paresse quelques instants dans le lit asséché de l’oued Tensift, s’approche de la Palmeraie, valse de tronc en tronc, esquive quelques moustachus armés engoncés dans une 504 épuisée qui veille devant le portail sécurisé, volette dans le jardin luxuriant, s’approche du palais Jnane Kébir et se faufile à travers le moucharabieh pour se fixer sur un couple.

Alanguis chacun sur une méridienne recouverte d’une peau de zèbre, ils parlent. Les clapotis de la piscine qui s’ouvre à leurs pieds et s’évase jusque dans le jardin accompagnent leurs paroles. Redressant sans cesse de l’index sa paire de Ray Ban, l’homme glisse: «On est bien, là, hein, Carlita.» Elle: «Oui, oui, mon homme, on est bien, calme-toi.» Lui: «Chuis calme, moi, Carlita». Et il s’évente avec un Figaro Magazine: «T’as vu Fillon, hein, ma Carlita? Plus de leader naturel depuis le départ de Nicolas Sarkozy, qu’il dit, hein, mais il est où, hein, le leader naturel?» Elle: «Il est là, mon homme, calme-toi». Lui: «Et Copé, t’as vu comme on dirait qu’il a mangé un truc pas frais, il arrive pas à l’avaler, le Fillon, hein, ma Carlita.» Elle: «Oui, mon homme, tu veux regarder la télé, il y a 'La Conquête' qui passe en ce moment sur Canal+».

Oui, pile au moment où l’UMP part en torche sitôt la mention, visiblement outrageante, d’une absence de «leader naturel» (heureusement que Fillon n’a pas traité Copé de «face de pet», il y aurait eu des morts), pile au moment où Nicolas Sarkozy coule des jours tranquilles à Marrakkech dans un palais gentiment prêté par Mohammed VI (hé, M6, ne nous oublie pas, nous aussi, on a un petit coup de mou en ce moment), Canal+ diffuse La Conquête  réalisé par Xavier Durringer et écrit surtout par Patrick Rotman, l’une des rares incursions du documentariste dans la fiction. «Bien qu’inspiré de faits réels, avertit faux-cul un banc-titre, ce film est une œuvre de fiction.» Quelle fiction? Ou plutôt quels faits réels? Ces bons mots trop parfaits qui font le pain hebdomadaire du Canard enchaîné et constituent l’essentiel des dialogues du film? Ces situations tellement outrées, cette suite de sketchs grotesques qui ne doit amuser que la maison de retraite des chroniqueurs de l’Heure de vérité? Et quelle œuvre… Et quels acteurs… Oui, la performance de Denis Podalydès. Mais il le joue tellement bien, tellement parfaitement qu’il sonne faux: Sarkozy joue mal, dans la vraie vie. Il y a aussi, dans La Conquête, ces étranges carambolages entre réel et fiction: pourquoi, quand des acteurs jouent le rôle de vrais personnages, utiliser une image d’Alain Duhamel, le vrai, face au Sarkozy d’opérette?

Et pourquoi la fiction quand Rotman est un bon documentariste et que l’incroyable réalité de la conquête de l’Elysée par Sarkozy est un mauvais film? Ces questions-là, peut-être Nicolas Sarkozy se les pose-t-il en regardant sa Conquête depuis son palais marocain. Peut-être. Patrick Rotman, lui, c’est certain. On a appris cette semaine qu’il allait désormais s’atteler à François Hollande. La nouvelle production, qui va être tournée à l’Elysée pendant plusieurs mois, a déjà un nom: Le Pouvoir.«Il s’agit, a indiqué Rotman à l’AFP, de montrer le fonctionnement au sommet de l’Etat, comment se prennent les décisions, comment travaille le président...». Mais attention, ce sera un documentaire. Patrick Rotman fait de Nicolas Sarkozy une fiction et filme le réel de François Hollande: politique de l’auteur.

L’axe Hugo-Mélenchon

Par Pierre Assouline, http://passouline.blog.lemonde.fr/


Comment couper en sept la couronne de mariée de Léopoldine, fille chérie du grand écrivain exilé qui ne se remit jamais de sa mort par noyade ? Le fameux guéridon Napoléon III autour duquel Victor Hugo et ses amis se retrouvaient à Hauteville House pour causer avec l’au-delà pouvait raconter un tas de choses, transmettre des interviews exclusives de Shakespeare, Mahomet , Jésus et de l’Anesse de Balaam (en vers et en prose, et en français s’il vous plaît !) ; mais il a été incapable d’expliquer aux actuels héritiers Hugo les mystères de l’indivision. Bien qu’il fût un adepte du spiritisme, l’écrivain n’en était pas moins prévoyant. Il eut la bonne idée de léguer son œuvre à la France. Les manuscrits de ses livres sont donc assurés de poursuivre leur conversation dans les réserves de la Bibliothèque nationale jusqu’à la consommation des siècles. A ses enfants, il laissa la maison de Guernesey. A la mort de son fils Georges en 1925, elle fut donnée à la Ville de Paris mais pas son contenu (photos, lettres, livres, tableaux, dessins, meubles, médailles, éventails, mèches de cheveux) rassemblé au temple du culte hugolien érigé pour l’édification de la descendance dans la maison de famille, au mas de Fourques (Gard). Mais les héritiers meurent aussi. Après plusieurs années d’inventaire, les sept arrière-arrière-petits-enfants de Victor Hugo, horrifiés à la perspective de découper en tranches la couronne en tissu à l’imitation de fleurs blanches de Léopoldine, se sont donc résolus au partage, donc à la dispersion, c’est à dire à la vente, mercredi dernier chez Christie's à Paris. La BnF usa rarement de son droit de préemption, de même que la Maison de Victor-Hugo. Le commissaire-priseur eut beau rappeler que toute enchère est « une bataille, comme Hernani », la salle était clairsemée et guère fiévreuse, l’essentiel se déroulant par téléphone. Nous revint alors le souvenir d’une confidence de Guy Schoeller, éditeur de la collection Bouquins : « Notre pire vente, c’est la Correspondance de Victor Hugo ». C’était il y a longtemps, dans le dernier quart du XXème siècle. Depuis, l’homme-océan a fait son retour. Chevau-léger de cette vente, une encre rehaussée de gouache et d’aquarelle, signée et datée de 1857, est partie pour 447 500 euros le 28 mars, de l’autre côté du rond-point des Champs-Elysées chez Artcurial. L’air du temps n’y est pas étranger : le 150 ème anniversaire des Misérables, que Bruxelles célèbre, avant Paris puisque c’est là que le roman fut publié pour la première fois, avec un important programme de réjouissances tout au long de l’année ; le tournage de L’Homme qui rit avec Gérard Depardieu dans le rôle d’Ursus, une adaptation que son auteur Jean-Pierre Améris justifie en soulignant qu’ « aujourd’hui, Hugo serait du côté des « indignés » (modèle déposé); et naturellement des parutions au premier rang desquelles Les arcs-en-ciel du noir (141 pages, 19 euros, Gallimard), remarquable d'essai d'Annie Le Brun sur l'oeuvre graphique (gravure, lavis, gouache), une oeuvre au noir, l'encre ayant donné à l'obscur une puissance génératrice si singulière qu'on a pu faire la part, tant dans ses dessins que dans ses écrits, de "l'énergie noire" (le livre est né d'une passionnante exposition montée par l'auteur, et que l'on peut voir jusqu'au 19 août à la Maison de Victor-Hugo à Paris). Un frisson parcourut le public de Christie’s lorsqu’une rumeur assura que Quatre-vingt-treize, son grand roman sur la Terreur, serait actuellement best-seller dans les librairies du 93 – mais on entend de ces choses dans les beaux quartiers de Paris. Hugo président, qui serait contre ? Le problème, c’est qu’en le plébiscitant, on vote Mélenchon ; le candidat, qui ne lésine pas sur les références à l’écrivain et à son œuvre sociale, a su habilement le récupérer et l’instrumentaliser. Selon Raphaëlle Bacqué du Monde, François Hollande reconnaît qu’il lit Les Misérables bien qu’il se garde de trop le citer en public ; mais lorsque Mélenchon à Villeurbanne dit de mémoire des extraits du « plus grand roman populiste », la salle surchauffée l’écoute religieusement comme s’il était la réincarnation de Hugo ! Et lorsqu’il récidive le lendemain à Montpellier en citant des vers tout aussi révolutionnaires du poète, l’effet de sidération est le même. Il suffit de trois mots (« qui vote règne »), coincés entre un point virgule et un point dans une page des Misérables, mais qui prennent une toute autre dimension dès lors que le terrible tribun robespierriste les isole et leur colle un point d’exclamation pour en faire son slogan de campagne. Hugolien en diable, le candidat du Front de gauche est actuellement le meilleur attaché de presse de l’écrivain, et réciproquement. Un portrait d’Adèle Hugo aux yeux baissés, épreuve sur papier salé, a été adjugé à 40 000 euros ; on imagine l’enchère folle si elle avait levé les yeux au ciel. Les épreuves d’imprimerie des notes sur la propriété littéraire adressées par Balzac à Hugo (1841), ne furent pas cédées gratuitement, à la grande surprise des internautes qui suivaient la vente en direct sur la Toile, mais contre la somme de 20 000 euros. Quant au guéridon bavard au piètement tripode à motifs de volute, estimé à 1200-1800 euros, il est finalement parti à 2500 euros. La vente touchait à sa fin (ici le détail de la vente qui a fait en tout 3,1 millions d'euros). Alors le commissaire-priseur, l’élégant François de Ricqlès, se tourna vers la table tournante de Jersey et le public en fut tout retourné. Il semble bien que le guéridon ait remué et exprimé le score de Jean-Luc Mélenchon aux élections. En prêtant l’oreille, les premiers rangs ont cru entendre « 17,89 ». Fou, non ?

("Portraits de Victor Hugo, Jersey" Atelier Charles Hugo-Vacquerie; "Encre rehaussée de gouache et d'aquarelle, 1857" de Victor Hugo récemment vendue par Artcurial; "Guéridon parlant de la seconde moitié du XXème siècle"; "Celui-ci pleurait toujours" encre de Victor Hugo)

lundi 28 mai 2012

Dans les quartiers populaires d'Hénin-Beaumont, les portes s'ouvrent pour Marine Le Pen

Par Abel Mestre, Le Monde. 26.05.2012

Marine Le Pen joue à domicile à Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais). Et aime le faire savoir. Vendredi 25 mai, la présidente du Front national a enchaîné les visites de "terrain" dans la 11e circonscription du Pas-de-Calais, où elle se présente aux élections législatives.

Cité Foch, 14 heures. C'est un quartier propret, fait de logements miniers, de petites maisons individuelles coquettes, où l'on rivalise de haies bien taillées et de jardinets agrémentés de décorations, comme des petits moulins à vent ou des nains de jardin.

Il y a là Marine Le Pen et son suppléant Steeve Briois, natif de la ville et cheville ouvrière de l'implantation lepéniste sur ces terres de gauche. Elle vient faire du porte-à-porte. Les caméras ont été tenues à l'écart. Pour éviter la présence des journalistes de télévision, le rendez-vous a été divulgué au dernier moment par SMS. Seuls quelques représentants de la presse écrite sont donc présents.

A la porte de chaque maison, Mme Le Pen sonne. S'il n'y a personne, elle glisse un tract dans la boîte aux lettres. Sinon, elle discute avec les habitants qui lui réservent, dans leur très grande majorité, un bon accueil. Comme cette femme, qui lui demande de signer son permis de conduire et l'invite à venir la voir, elle et son mari, une heure après, à l'autre bout de la ville. Marine Le Pen accepte.

"VOUS AVEZ DONNÉ LE POUVOIR À LA GAUCHE !"

Parfois, les réactions sont plus nuancées. Ainsi cet homme qui taille sa haie et lui dit sa "déception". Le vote FN, c'est "fini" pour lui. "J'ai voté pour vous, mais vous avez donné le pouvoir à la gauche !", lance le quinquagénaire. Piquée, Mme Le Pen revient sur ses pas et engage un échange "musclé" avec lui. "J'aimerais bien que l'on discute de cela. Ce résultat [la victoire de la gauche], c'est le leur [celui de l'UMP] !", répond la candidate.

"Vous auriez pu tout obtenir de Sarkozy !", rétorque l'homme. "Oui, mais je ne suis pas comme les autres, je ne cherche pas à être ministre, je me bats pour mes idées ! Je ne suis ni UMP ni PS !", lance-t-elle avant de s'éloigner. L'homme finit par dire : "Allez, c'est pas grave, je voterai pour vous quand même !" Elle réagit, satisfaite : "De temps en temps, il faut secouer les gens, ça peut marcher."
Une heure plus tard, à l'autre bout de la ville, dans un autre quartier populaire. Cette fois, c'est un militant communiste qui lui répond. Il prend son tract et l'avertit : "Moi, je suis pour Mélenchon." "Les communistes version Marchais, ils ne sont pas pour Mélenchon. Ils ont beaucoup changé, les communistes", lui dit Mme Le Pen. "Malheureusement", dit-il. Et ajoute : "Mais on ne vous voit jamais aux manifestations devant les usines !" "Faux !", répondent en chœur Marine Le Pen et Steeve Briois. Malgré leurs arguments anti-Mélenchon, leur interlocuteur ne semble pas convaincu.

"VOUS ATTENDEZ QU'IL ME MORDE LE MOLLET ?"

Le Pen-Mélenchon. Le troisième tour (ou round) d'un match qui dure depuis l'élection présidentielle. Et cette fois, c'est à Hénin-Beaumont que cela se déroule. Car l'ancien candidat du Front de gauche à l'élection présidentielle se présente dans la même circonscription que Mme LePen.

Ainsi, toute la matinée de vendredi a été tournée vers l'éventuelle rencontre entre les deux personnalités sur le marché de la ville - qui n'a finalement pas eu lieu, M. Mélenchon étant arrivé quelques minutes après le départ de sa rivale. "Vous attendez quoi de cette rencontre ? Qu'il me saute à la gorge ? Qu'il me morde le mollet ?", lançait, le matin, Mme Le Pen aux journalistes. Elle entend minimiser ce "match dans le match". Pour elle, son adversaire, ce n'est pas lui, mais Philippe Kemel, le socialiste.

Au sujet de M. Mélenchon, la présidente du FN dit toutefois partager certaines analyses du PS : "Les socialistes se plaignent en disant que l'arrivée de Mélenchon radicalise les positions et risque de nous renforcer en amenant à voter contre lui des gens qui se seraient peut-être abstenus." Le score potentiel de la gauche inquiète néanmoins le FN, notamment en raison du redécoupage électoral de 2010, qui a ajouté deux villes ancrées à gauche à la circonscription, Carvin et Libercourt.

Ainsi, si la candidate du parti d'extrême droite est très forte à Hénin-Beaumont, sa ville d'implantation, notamment grâce à sa dénonciation des "affaires" impliquant l'ancien maire (PS) Gérard Dalongeville, elle pourrait être désavantagée dans les autres communes au profit du PS et du Front de gauche. "Ce redécoupage pourrait m'empêcher de gagner", avoue Mme Le Pen.

"ELLE EST BELLE"

En tout cas, sur le marché, l'accueil est très sympathique pour la présidente du FN. Nombre de riverains l'appellent par son prénom : "Bonjour Marine !"; "Ça va Marine ?". Parfois, on lui fait la bise, on lui dit qu'elle "est belle", qu'elle "ressemble à une jeune femme".
Sur ces terres ouvrières, ce n'est pas tant le message anti-immigrés - même si cet argument joue aussi - qui convainc, que le discours sur l'économie. "C'est la seule qui est sincère quand on l'écoute. Elle a raison sur l'euro. Après toutes les factures, il me reste 400 euros pour vivre", affirme une femme d'une quarantaine d'années qui veut rester anonyme. "Quand je regarde le gouvernement et leurs avantages, c'est aberrant. Celui de Sarkozy, c'était un gouvernement royaliste : tout pour eux, rien pour nous", ajoute-t-elle.

Mélenchon à Hénin: soyons clairs!


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le, mardi 22 mai 2012  


A la question maintes fois posée sur le parachutage de JL Mélenchon, je répondrai que "nécessité fait loi" ou "quand la patrie est en danger, on ne lésine pas sur les moyens". C'est vrai que l'argument de JLM: "J'ai été parachuté toute ma vie", en faisant allusion au fait que sa famille a beaucoup déménagé, ou que "la France est une grande circonscription", n'est pas un argument entendable, dans des circonstances normales...Or, nous sommes dans une période exceptionnelle: la 11ème circonscription législative était sur le point d'être gagnée par le Front National et il aurait fallu rester les bras croisés? C'est ce qu'a fait le PS depuis plusieurs années, en se montrant sourd aux avertissements lancés par ceux de plus en plus nombreux qui voyaient le danger "facho" grandir à chaque élection, alors que les élus locaux montraient leur médiocrité...Cette inaction a même fait penser que le PS avait décidé de laisser à Marion Le Pen les mains libres sur Hénin-Beaumont et sa circonscription!
C'est vrai qu'il fallait une personnalité médiatique pour s'opposer à la fille de Jean-Marie Le Pen. Non seulement médiatique, mais également capable d'être plus fort en gueule qu'elle...C'est vrai qu'il n'y avait pas 36 solutions. Il n'y a, en France, que 2 hommes capables de dire leur fait à Marion Le Pen (la fille de JMLP et non sa nièce: elles portent toutes les 2 le même prénom, mais celle qui préfère Marine n'aime pas le prénom de Marion) et de faire le spectacle qu'aiment les médias: Bernard Tapie et JL Mélenchon. Pour des raisons de moralité, je préfère le second...Oh! certes, MN Lienemann avait également la possibilité d'affronter au corps à corps MLP, mais le PS l'a "émasculée" (désolé Marie-Noëlle), en lui demandant de se mettre au service de G. Dalongeville...ce qui confirme la trahison du PS!
Bref, JL Mélenchon est là et il a de grandes chances de battre la candidate facho...
Néanmoins, je ne suis pas naïf et je sais que, derrière tout cela, il y a des vérités pas bonnes à dire, mais comme je suis pour la clarté, je vais les dire, ce qui n'enlève rien à mon soutien à Mélenchon...

1- Bien sûr que JLM est venu ici, non seulement pour ses convictions que je crois sincères, mais également pour conforter son combat politique. Et celui-ci consiste à vouloir, à l'instar de Die Linke, en Allemagne, "gauchir" la gauche sociale-démocrate, pour résumer lapidairement. Que, dans son combat, il ait eu besoin du Parti Communiste, seul à même de lui fournir une organisation pour exister, nul n'est dupe...Certains ont parlé d'OPA, mais comme le PC avait également un objectif identique, celui de continuer à exister, il s'est prêté au jeu et les résultats sont là ou presque là...Le PC s'est revigoré et JL Mélenchon est devenu incontournable sur la scène politique française. Alors, évidemment, la suite pourrait être plus compliquée...
Le PC voudra rester PC et Mélenchon ne deviendra pas communiste: jusqu'à quand les intérêts finiront-ils par converger? Le parti de JLM, le Parti de Gauche, n'existe que sur le papier et le PC n'a plus d'originalité...
Le PC engrangera quelques députés en juin et faute de troupe sur le terrain, le PG ne ramassera que des miettes aux prochaines législatives et aux municipales, dans 22 mois.

2- Et, justement, se joue, dans cette législative...la municipale d'Hénin-Beaumont! Hervé Poly (le suppléant de JLM, préalablement pressenti pour être titulaire), secrétaire départemental du PCF 62 n'a plus d'ancrage local (il a été "sorti" d'Avion). Sa venue sur Hénin-Beaumont était manifestement programmée pour s'implanter politiquement dans la ville. Cette dernière a fait l'objet d'un carnage de la part d'un Maire (Dalongeville) soutenu par le PS et le MRC (et...le PC) et finalement révoqué. La municipalité actuelle coule complètement, par incompétence totale. Le FN est au bord de gagner la ville, sous le regard impassible (impuissant, diront certains) du PS. Situation rêvée pour le PC! Et l'on comprend d'autant mieux l'acceptation de la candidature de JL Mélenchon, par un Hervé Poly qui aurait été incapable de dompter la bête (vous voyez de qui je veux parler!). Alors tout est bénéfice: Mélenchon terrasse le dragon et H. Poly apprivoise les Héninois...Evidemment, le PC devra faire avaler au PS qu'il entend assumer le leadership aux municipales héninoises...Mais Hervé en a les moyens: en tant que secrétaire départemental il saura monnayer...

3- Finalement Le Pen et Mélenchon ont beaucoup de points communs. Ils sont tous les deux "démago" et mettent en avant des idées qu'applaudissent les foules, mais irréalisables: la sortie de l'euro, le protectionnisme, et la xénophobie pour lutter contre le chômage pour l'une, la retraite à 60 ans sans exception, l'imposition à 100% des hauts revenus, l'asservissement du pouvoir financier pour l'autre. Qu'importe... Jean-Luc ne pouvait faire moins pour clouer le bec de Marion!
Mais les différences font...la différence: l'une est raciste, menteuse, pas crédible, l'autre est un humaniste, cultivé et sincère..Il n'y a donc pas photo!
Qu'il eût été beau de voir une gauche unifiée dans ce combat! Mais le PS a d'autres idées en tête et, notamment, celle de préserver ses secrets...qui n'en sont plus! Et ce dernier combat est d'ores et déjà perdu, car tout le monde a maintenant bien compris que le ver est entièrement dans le fruit et que celui-ci va tomber de façon imminente!

Terril en la demeure pour le PS

Par Haydée Saberan (à Lille), Libération le 13/05/2012

Un champ de ruines socialiste. Voilà où prospère Marine Le Pen, candidate dans la 11e circonscription du Pas-de-Calais, où Jean-Luc Mélenchon a décidé de se poser. C’est là que, malgré le danger, les socialistes locaux passent leur temps à ruminer leurs haines. Dernière passe d’armes : le choix du candidat PS dans la circonscription, entre Albert Facon, actuel député, Jean-Pierre Corbisez, maire d’Oignies, et Philippe Kemel, maire de Carvin. Premier vote dans les sections en décembre, Corbisez arrive en tête. Facon conteste le vote, dépose un recours, puis retire sa candidature.

Nouveau vote. Kemel gagne, Corbisez dépose un recours. Il trouve louche que la section de Carvin soit passée «de 140 à 293 adhérents en moins de dix mois». La fédération socialiste tranche en faveur de Kemel. «Tout a été examiné et analysé», dit Philippe Kemel, serein. Vendredi, au nom de l’union des forces de gauche, Corbisez se proposait comme suppléant de… Mélenchon.

Dans la circonscription voisine, le député-maire socialiste de Liévin, Jean-Pierre Kucheida, est l’objet d’une enquête sur l’utilisation frauduleuse d’une carte bleue de la Soginorpa, société gestionnaire des anciens logements miniers. Et à Hénin-Beaumont, l’ex-maire (PS) Gérard Dalongeville a été mis en examen pour détournement de fonds en 2009. Sa gestion calamiteuse a entraîné une hausse de 85% des impôts.

Albert Facon, député sortant, est brouillé avec Jean-Pierre Corbisez, qui fut son assistant parlementaire et l’a évincé en 2008 de la présidence de la communauté d’agglomération. Et il ne manifeste guère plus d’enthousiasme pour soutenir Philippe Kemel.«Il va falloir qu’il s’y mette enfin, parce que s’il n’est pas carré et puncheur, il ne tiendra pas le choc !» confiait-il récemment au quotidien la Voix du Nord.

Samedi, dans une salle bondée de partisans et de journalistes, Jean-Luc Mélenchon a conseillé aux socialistes locaux de «mettre entre parenthèses» «la bataille passionnante entre Pierre et Paul» pour savoir «qui a triché dans l’élection contre celui-là», parce que, «pendant ce temps, l’autre, elle fait son marché, elle fait ce qu’elle veut». Il promet d’y aller «rue par rue, porte par porte, cœur par cœur». Il n’a pas le choix : à Hénin-Beaumont, ce travail-là, le Front national le fait depuis presque vingt ans.

lundi 21 mai 2012

Emmanuel Todd: « Genève est une vraie chance pour la France »

La Tribune de Genève, le 15.05.2012
Interview: Andrès Allemand et Olivier Bot.

Invité hier à Genève par une banque privée pour une conférence, Emmanuel Todd, l’anthropologue et historien français spécialiste des liens entre structures familiales et idéologie, a accordé un entretien à la Tribune de Genève.

L'anthropologue et historien français Emmanuel Todd.
L'anthropologue et historien français Emmanuel Todd.
Image: Steeve Iuncker-Gomez



Dans « Après la démocratie », vous avez analysé l’élection de Nicolas Sarkozy comme un symptôme des maux de la société française. Que dire de celle de François Hollande, investi hier? Cette élection est très importante. On a dit que c’était un référendum pro ou anti Sarkozy. C’était de fait un référendum sur l’identité nationale avec cette question: Qu’est-ce que la France ? La France est-elle encore celle de l’idéal de 1789 ou se définit-elle aujourd’hui, dans un espace mondialisé, sur des critères ethniques ? A mes yeux, Nicolas Sarkozy qui a fait une campagne à l’extrême droite, dans ce que j’appelle une pédagogie du mal. Il a été le candidat d’une pathologie, d’une déviation de ce qu’est la tradition nationale porteuse d’universalité et d’égalité. François Hollande a fait sourire en se déclarant un président normal. Il était en fait celui de la normalité nationale. Et il a d’ailleurs fait campagne sur ces thèmes. Il y a une illusion dans la démocratie. Les gens pensent qu’ils ont choisi un homme, mais en réalité les Français ont dit ce qu’ils étaient. Un peuple qui vote, dit comment il se juge lui-même. Le résultat a été tangent. Mais les grandes décisions historiques ne se prennent pas à une large majorité.

Pensez-vous que le couple franco-allemand peut rester le pilier de l’Union ? La réconciliation franco-allemande après la guerre, il fallait la faire. Mais, se réconcilier, ce n’est pas décider qu’on est pareil. L’histoire de l’Europe, c’est ça. Au départ, c’est un projet construit sur un modèle franco-compatible, avec des nations à égalité de voix, quelle que soi leur taille ou leur puissance. Avec la mise en hiérarchie des pays membres avec l’Allemagne au sommet, la France en brillant second et les pays latins en queue de liste, on est passé à un modèle plus hiérarchique, à une conception plus allemande, du point de vue des rapports entre structures familiales et idéologies. Mais l’Allemagne n’a pas de véritable aspiration à la domination. Le problème de ce type de société construit sur le modèle autoritaire, c’est que quand il n’y a plus personne au-dessus d’eux, cela peut déraper. Or, l’Allemagne c’est largement émancipée des Etats-Unis. Même Brzezinski pose la question d’une tentation, d’un retour d’une politique bismarckienne de puissance indépendante, avec les accords stratégiques sur l’énergie avec la Russie, par exemple. Il y a des signes qui montrent qu’elle se comporte comme une grande puissance maintenant. Il n’y a pas que les diktats à la Grèce. En revanche, les Japonais, qui ont aussi une structure autoritaire, ne veulent plus être en situation de domination et ont fait le choix d’être le petit frère des Etats-Unis.

Vous faites le constat d’un échec de la monnaie unique. L’Allemagne menace aujourd’hui la Grèce d’une sortie de l’euro. Cela signifie quoi pour vous ?
D’abord, il faut savoir que si l’euro s’effondre, c’est l’Allemagne qui sera le pays le plus touché parce qu’il est le pays le plus exportateur. En 1929, ce sont les Etats-Unis et l’Allemagne qui ont souffert le plus du krach boursier parce que ces deux pays étaient les deux plus grandes puissances industrielles de l’époque. Les Allemands ont parfaitement compris qu’avec un retour aux monnaies nationales, tout le monde va dévaluer autour d’eux pour se protéger des exportations allemandes. Et l’Allemagne retrouve le mark et est étranglée. C’est pour cela que les dirigeants allemands vont toujours plus loin dans la menace qu’ils ne le peuvent. La réalité c’est que les gens qui sont vraiment traumatisés par la disparition de l’euro, ce sont les dirigeants allemands. En revanche, les Grecs et les Français veulent rester dans l’euro pour des raisons plus irrationnelles. Parce qu’il y a un côté magique à la monnaie, parce qu’ils n’y comprennent rien. Ils ne se rendent pas compte que la fin de la monnaie unique leur ferait beaucoup de bien.

Vous dénoncez une sorte de complot de l’oligarchie financière et mondialiste contre la démocratie. Faites vous du Davos du Forum mondial ou de la Genève de l’OMC, des capitales de ce que vous détestez ?
D’abord Davos, ça n’a pas beaucoup d’importance. Quant à Genève, ce n’est pas seulement l’OMC, c’est aussi le siège de l’Organisation internationale du travail et de nombreuses institutions internationales. . L’OMC , ce n’est pas le problème. Si on passe au protectionnisme régionalisé, il faudra juste virer Pascal Lamy. Le problème, c’est le libre-échangisme actuel de l’OMC. Quant à Genève, c’est une grande ville francophone qui a un tel rôle international. Genève est une vraie chance pour la France. Si la France veut se suicider elle n’a qu’à critiquer Genève. Ou Bruxelles. La France doit immensément plus qu’elle ne le croit à ces deux grandes villes francophones qui échappent à l’influence de Paris. Car sans elles, avec son centralisme, la France serait morte depuis longtemps. (TDG)

jeudi 17 mai 2012

Le Vatican, par Antonio Gramsci



En 1924 Antonio Gramsci publie dans La Correspondance internationale du 12 mars 1924 un article consacré au Vatican.

"Le Vatican est sans doute la plus vaste et la plus puissante organisation privée qui ait jamais existé au monde. Il a, par certains aspects, le caractère d'un État, il est reconnu comme tel par nombre de gouvernements. Quoique le démembrement de la monarchie austro-hongroise ait considérablement diminué son influence, il n'en demeure pas moins une des forces politiques les plus efficientes de l'histoire moderne. La base d'organisation du Vatican est en Italie. C'est là que résident les organes dirigeants des organisations catholiques dont le réseau complexe s'étend sur une grande partie du globe.
L'appareil ecclésiastique du Vatican se, compose, en Italie, d'environ 200 000 personnes, ce chiffre est imposant, surtout si l'on pense qu'il comprend des milliers et des milliers de personnes, supérieures par leur intelligence, leur culture, leur habileté, consommée dans l'art de l'intrigue et dans la préparation et la conduite méthodique et silencieuse des desseins politiques. Beaucoup de ces hommes incarnent les plus vieilles traditions d'organisation de masses et de propagande que l'histoire connaisse. Le Vatican est, par conséquent, la plus grande force réactionnaire existant en Italie, force d'autant plus redoutable qu'elle est insidieuse et insaisissable. Le fascisme, avant de tenter son coup d'État, dut se mettre d'accord avec lui. On dit que le Vatican, quoique très intéressé à l'avènement du fascisme au pouvoir, a fait payer très convenablement l'appui qu'il allait donner au fascio. Le sauvetage de la Banque de Rome où étaient déposés tous les fonds ecclésiastiques a coûté, à ce qu'on dit, plus d'un milliard de lires au peuple italien.
Comme on parle souvent du Vatican et de son influence sans connaître exactement sa structure et sa force d'organisation réelle, il n'est pas sans intérêt d'en donner quelque idée précise. Le Vatican est un ennemi international du prolétariat révolutionnaire. Il est évident que le prolétariat italien devra résoudre en grande partie par ses propres moyens le problème de la papauté ; mais il est également évident qu'il n'y arrivera pas tout seul, sans le concours efficace du prolétariat international. L'organisation ecclésiastique du Vatican reflète bien son caractère international. Elle constitue la base du pouvoir de la papauté en Italie et dans le monde. En Italie, nous trouvons deux types d'organisation catholique différents : 1° l'organisation de masse, religieuse par excellence, officiellement basée sur la hiérarchie ecclésiastique ; c'est l'« Union populaire des catholiques italiens » ou, comme l'appellent communément les journaux, l'« Action catholique 2 » ; 2° un parti politique, le « Parti populaire italien », qui fut sur le point de soulever un grand conflit avec l'« Action catholique ». Il devenait en effet, de plus en plus, l'organisation du bas clergé et des paysans pauvres, tandis que l'«Action catholique » se trouve entre les mains de l'aristocratie, des grands propriétaires, et des autorités ecclésiastiques supérieures, réactionnaires et sympathiques au fascisme.
Le pape est le chef suprême tant de l'appareil ecclésiastique que de l'« Action catholique ». Cette dernière ne connaît ni congrès nationaux ni autres formes d'organisation démocratique. Elle ignore, du moins officiellement, tendances, fractions et courants d'idées différents. Elle est construite hiérarchiquement de la base au sommet. Par contre, le « Parti populaire » est officiellement indépendant des autorités cléricales, accueille dans ses rangs même des non-catholiques - tout en se donnant entre autres pour programme la défense de la religion -, subit toutes les vicissitudes auxquelles est soumis un parti de masse, a déjà connu plus d'une scission, est le théâtre de luttes de tendances acharnées qui reflètent les conflits de classes des masses rurales italiennes.
Pie XI, le pape actuel, est le 260e successeur de saint Pierre. Avant d'être élu pape, il avait été cardinal à Milan. Au point de vue politique, il appartenait à cette espèce de réactionnaires italiens qu'on connaît sous le nom de « modérés lombards », groupe composé d'aristocrates, de grands propriétaires et de gros industriels qui se placent plus à droite que le Corriere della Sera. Le  pape actuel, quand il s'appelait encore Félicien Ratti et qu'il était cardinal à Milan, manifesta maintes fois ses sympathies pour le fascisme et Mussolini. Les « modérés » milanais intervinrent auprès de Ratti, élu pape, pour assurer son appui au fascisme, au moment du coup d'État.
Au Vatican, le pape est secondé par le Sacré Collège, composé de 60 cardinaux, nommés par le pape et qui à leur tour désignent le pape chaque fois que le trône de saint Pierre devient vacant. De ces 60 cardinaux, 30 au moins sont toujours pris dans le clergé italien, pour assurer l'élection d'un pape de nationalité italienne. Après viennent les Espagnols avec 6 cardinaux, les Français qui en ont 5, etc. L'administration internationale de l'Église est confiée à un collège de patriarches et archevêques qui se partagent les différents rites nationaux reconnus officiellement. La cour pontificale rappelle l'organisation gouvernementale d'un grand État. Environ 200 fonctionnaires ecclésiastiques président les différents départements et sections ou font partie des diverses commissions, etc. La plus importante des sections, c'est, sans doute, le secrétariat d'État qui dirige les affaires politiques et diplomatiques du Vatican. À sa tête se trouve le cardinal Pierre Gasparri qui avait déjà exercé les fonctions de secrétaire d’État auprès de deux prédécesseurs de Pie XI. Le Parti populaire fut constitué sous sa  production. C'est un homme puissant, très doué et, à ce qu'on dit, d'esprit démocratique. La vérité est qu'il a été en butte aux attaques furieuses des journaux fascistes qui ont même exigé sa démission. 26 États ont leurs représentants auprès du Vatican, qui à son tour, est représenté auprès de 37 États.

C'est en Italie et particulièrement à Rome que se trouve la direction centrale de 215 ordres religieux, dont 89 masculins et 126 féminins, dont un grand nombre existent depuis 1 000 et même 1 500 ans et qui possèdent des couvents et forment des congrégations dans tous les pays. Les bénédictins, par exemple, qui se sont spécialisés dans l'éducation, avaient dans leur ordre, en 1920, 7 100 moines, répartis dans 160 couvents, et 11 800 religieuses. L'ordre masculin est administré par un primat et compte les dignitaires suivants : un cardinal, 6 archevêques, 9 évêques et 121 prieurs. Les bénédictins entretiennent 800 églises et 170 écoles. Ce n'est qu'un des 215 ordres catholiques ! La Sainte Société de Jésus compte officiellement 17 540 membres dont 8 586 pères, 4 957 étudiants et 3 997 frères laïques. Les jésuites sont très puissants en Italie. Grâce à leurs intrigues, ils réussissent quelquefois à faire sentir leur influence jusque dans les rangs des partis prolétariens. Pendant la guerre, ils cherchèrent, par l'intermédiaire de François Ciccotti, alors correspondant de l'Avanti ! à Rome, aujourd'hui partisan de Nitti, à obtenir de Serrati que l'Avanti  !    cessât sa campagne contre leur ordre qui s'était emparé de toutes les écoles privées de Turin.
À Rome réside encore la Congrégation de la Propagande de la Foi catholique qui, par ses missionnaires, cherche à propager le catholicisme dans tous les pays. Elle a à son service 16 000 hommes et 30 000 femmes missionnaires, 6 000 prêtres indigènes et 29 000 catéchistes, ceci seulement dans les pays non chrétiens. Elle entretient, en outre, 30 000 églises, 147 séminaires, avec 6 000 élèves, 24 000 écoles populaires, 409 hôpitaux, 1 183 dispensaires médicaux, 1 263 orphelinats et 63 imprimeries.
La grande institution mondiale l'« Apostolat de la Prière » est la création des Jésuites. Elle embrasse 26 millions d'adhérents, divisés en des groupes de 15 personnes avec à la tête chacun un « fervent » et une « fervente ». Elle édite une publication centrale périodique qui paraît en 51 éditions diverses et en 39 langues, dont 6 dialectes de l'Inde, un de Madagascar, etc., a 1 million et demi d'abonnés et est tirée à 10 millions d'exemplaires. L'« Apostolat de la Prière » est, sans doute, une des meilleures organisations de propagande religieuse. Ses méthodes seraient très intéressantes à étudier. Elle réussit par des moyens très simples à exercer une énorme influence sur les larges masses de la population rurale, excitant leur fanatisme religieux et leur suggérant la politique qui convient aux intérêts de l'Église. Une de ses publications, certainement la plus répandue, coûtait avant la guerre deux sous par an. C'était une petite feuille illustrée de caractère à la fois religieux et politique. Je me rappelle avoir lu en 1922, dans un numéro de cette feuille, le passage suivant : « Nous recommandons à tous nos lecteurs de prier pour les fabricants de sucre traîtreusement attaqués par les soi-disant antiprotectionnistes, c'est-à-dire les francs-maçons et les mécréants. » C'était l'époque où le parti démocrate en Italie menait une vive campagne contre le protectionnisme douanier, heurtant ainsi les intérêts des sucriers. Les propagandistes du libre-échange étaient, à cette époque, souvent attaqués par les paysans, inspirés par les jésuites de l'« Apostolat de la Prière »."

Guerre de mouvement et guerre de position

L'anthologie des Cahiers de prison d'Antonio Gramsci est publiée par Razmig Keucheyan, sous le titre "Guerre de mouvement et guerre de position" aux éditions La Fabrique, 2012. Le texte qui suit est l'introduction au chapitre 5 de cette anthologie, qui inclut des textes des cahiers 13, 14, 15 et 25. Il y est ici question de Machiavel et de son oeuvre majeure "Le Prince".

Les cahiers qui suivent constituent un des sommets de la tradition marxiste, et de la pensée politique du XXe siècle en général. Gramsci se demande en ouverture du cahier 13 à quoi ressemblerait Le Prince de Machiavel (publié en 1532) s'il était écrit à son époque. Le « prince moderne » ne peut en aucun cas être une personne réelle, comme par le passé, ses qualités fussent-elles hors du commun. Ce ne peut être qu'un collectif, un « élément complexe de société », comme dit Gramsci. Ce collectif n'est autre que le parti, le parti communiste que Gramsci a consacré sa vie à construire. Le « prince » désigne des entités de nature différente au cours de l'histoire. À la fin du XVIIIe siècle, les jacobins sont une incarnation du « prince », qui n'est plus le souverain individuel de l'époque de Machiavel, mais pas encore le collectif complexe que sera un siècle plus tard le parti communiste. Une question intéressante serait de se demander quelle pourrait être la nouvelle incarnation du « prince » en ce début de XXIe siècle...
Le rôle du « prince moderne » est celui du prince à toutes les époques : unifier ce qui à l'état naturel tend à vivre dispersé, à savoir le peuple. C'est la fonction que Machiavel assignait au souverain de son temps, c'est celle que Gramsci attribue au parti communiste. Il s'agit de faire émerger du peuple (ou de certains secteurs de ce dernier) une « volonté collective », qui l'oriente vers la construction d'un « nouvel État », en déclenchant en son sein des dynamiques que Gramsci qualifie d' « universelles ». Bien des débats ont eu lieu chez les héritiers de Gramsci pour définir la nature exacte de cette « volonté collective », et en particulier son rapport avec les classes sociales. La volonté collective est-elle l'expression dans l'ordre de la conscience d'une condition de classe qui lui pré-existe ? Est-elle au contraire contingente, au point qu'elle pourrait regrouper des individus appartenant à des classes différentes ? Dans ce second cas, le concept de « volonté collective » pourrait avoir été un moyen pour Gramsci d'échapper à un déterminisme de classe excessif dans le marxisme de son temps. Ces débats ont notamment fait rage autour de l'interprétation de Gramsci d'Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, développée dans Hégémonie et stratégie socialiste1. Laclau et Mouffe privilégient une conception « contingentiste » de la volonté collective, à l'origine de leur « postmarxisme », dont ils perçoivent les prémisses chez Gramsci. Quoiqu'il en soit, l'élément crucial est que l'émergence d'une volonté collective a pour condition la « réforme intellectuelle et morale », ou un « État éthique », pour employer une expression que Gramsci emprunte à Hegel. Le parti et l'État sont des « éducateurs », qui doivent forger ou perfectionner la « conception du monde » du groupe concerné, et l'élever vers une forme de « civilisation supérieure », vers un « nouveau sens commun ».

Loin d'être un traité secret destiné aux puissants, constate Gramsci, Le Prince a été conçu pour être mis entre toutes les mains. Il ajoute qu'il semble avoir été écrit « pour personne et pour tout le monde », une formule qui rappelle le sous-titre d'Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche : « Un livre pour tous et pour personne », que Gramsci ne cite nulle part à notre connaissance, mais dont il est tout à fait possible qu'il ait eu connaissance. Machiavel porte à la connaissance du peuple l'art du gouvernement, y compris dans ce qu'il peut avoir de plus « réaliste » (ou « machiavélique »). Révéler cet art au grand jour, c'est de fait contribuer à la fondation d'un type de peuple nouveau, désormais conscient des opérations de domination dont il est l'objet. Machiavel s'adresse ainsi à un peuple à venir, « Machiavel lui-même se fait peuple », dit une formule profonde de Gramsci. La philosophie de la praxis (le marxisme) doit adopter à l'égard des subalternes une attitude similaire. Elle doit les instruire sur l'art du gouvernement, un art qui a certes considérablement évolué depuis le XVIe siècle.
Étudier Machiavel est l'occasion pour Gramsci de poursuivre l'élaboration de son concept d'hégémonie. Hormis Benedetto Croce et Lénine, il faut donc voir en l'auteur du Prince une troisième source d'inspiration de ce concept. Le cahier 13 contient la fameuse allégorie du « Centaure machiavélien ». Le Centaure est cet être mi-homme, mi-cheval de la mythologie grecque en qui Machiavel et Gramsci après lui voient une représentation de la nature bifide pouvoir. Le Centaure symbolise l'alliance de la « force » et du « consentement », les deux piliers de la conduite de l'État. C'est « l'hégémonie cuirassée de coercition » qu'évoque Gramsci au cahier 6. Les deux dimensions du Centaure ne se succèdent pas « mécaniquement ». Elles ne sont pas deux instances séparées mobilisées alternativement par le pouvoir, dont l'une se manifesterait lorsque l'autre s'affaiblit. La part de l'une et de l'autre varie selon les circonstances et les formations sociales, mais les deux sont présentes dans tout acte de gouvernement. De même, l'hégémonie n'est pas un phénomène purement « culturel » ou « idéel ». Gramsci le dit clairement au cahier 13, exercer une hégémonie sur un groupe suppose de prendre en considération, et même d'assouvir dans une certaine mesure ses intérêts matériels.

Ces cahiers inscrivent l'hégémonie dans une perspective historique. Jusqu'à 1848, la société est « fluide », en ceci notamment que la société civile dispose d'une certaine autonomie par rapport à l'État. A partir de la seconde moitié du XIXe siècle, elle se densifie et se complexifie. L'emprise de l'État sur la société civile se renforce, les grandes corporations (partis, syndicats, associations) se mettent en place, le parlementarisme et l'instruction publique se généralisent... La « technique politique moderne » - cette expression aux accents foucaldiens est de Gramsci - s'en trouve bouleversée. Gramsci va jusqu'à dire que la société civile et l'État s'interpénètrent au point de devenir « une seule et même chose ». C'est ce qu'il appelle aux cahiers 4 et 13 notamment l' « État intégral », un thème central dans les études gramsciennes actuelles, dont des interprètes comme Jacques Texier et Christine Buci-Glucksmann avaient autrefois souligné l'importance2. Pour gouverner, il faudra désormais mettre en œuvre des opérations qualitativement différentes de celles qui avaient cours lorsque la société était moins complexe. « Hégémonie » est le nom que donne Gramsci à cet ensemble d'opérations.
À la fluidité de la société correspond un mode de transformation sociale particulier, la « guerre de mouvement », forme dominante de révolution jusqu'en 1848. C'est la « révolution permanente » de Trotski (Bronstein), qui trouve ses origines chez Marx. Avec l'évolution de la société, la « guerre de mouvement » est progressivement remplacée par la « guerre de position ». A la « révolution permanente » se substitue alors l' « hégémonie civile ». L'État, les corporations, le parlementarisme... jouent le rôle de « tranchées » et de « fortifications », qui rendent difficile sinon impossible le renversement de l'ordre social par le seul « mouvement », et supposent que celui-ci soit précédé par des luttes d'attrition. Le mouvement ne disparaît pas, il devient partie intégrante de la guerre de position. C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre les critiques de Gramsci envers Rosa Luxembourg et Trotski - il signale d'ailleurs que Trotski avait eu l'intuition de la différence entre le « front oriental » et le « front occidental », c'est-à-dire entre des sociétés orientales encore « fluides » et des sociétés occidentales où la société civile et l'État s'interpénètrent solidement3. Le tort de Rosa et de Trotski est d'en être resté à une conception du monde social, et donc de la stratégie révolutionnaire, antérieures aux changements structuraux que décrit Gramsci.

Ces cahiers contiennent des passages d'une grande actualité consacrés aux crises du capitalisme4. Le concept gramscien de crise est inséparable de son analyse de l'État. État, stratégie et crise forment donc un triptyque qu'il convient de penser ensemble. Les crises modernes ont ceci de caractéristique qu'elles ont rarement des effets politiques immédiats. Ces effets sont le plus souvent amortis par les « tranchées » et « fortifications » de la société civile et de l'État. Autrement dit, entre les structures et les superstructures se trouve un ensemble de médiations qui les conduisent à former un « bloc historique », et qui empêchent un effondrement de l'économie d'entraîner un effondrement correspondant du système politique. C'est seulement lorsque les crises deviennent « organiques », c'est-à-dire qu'elles se transforment en crises du bloc historique lui-même, qu'elles contaminent toutes les sphères sociales : économie, politique, culture, morale... Gramsci qualifie aussi ces crises de « crise d'hégémonie » ou de « crise de l'État dans son ensemble ».

Est à l'œuvre ici la critique gramscienne du déterminisme ou « catastrophisme », très répandu dans le marxisme de son époque, et qui conduit à voir dans les crises économiques des causes directes des révolutions. Pour que les « tranchées » et « fortifications » cessent de faire office de remparts face aux crises, l'intervention d'une « volonté collective » est indispensable. Cette intervention se fait sur le « terrain de l'occasionnel », c'est-à-dire au moment même où la crise fait vaciller l'État, mais elle inclut aussi la « guerre de position » préalable, qui peut d'ailleurs se poursuivre après la prise de pouvoir, et dont l'objectif est de saper les « tranchées » et « fortifications » qui protègent l'ordre social. Sa critique du déterminisme est l'occasion pour Gramsci de mettre en cause un certain « spontanéisme » révolutionnaire, dont il voit une manifestation chez Rosa Luxembourg. En s'en remettant à la spontanéité des masses, Rosa suppose implicitement que les déterminations sociales entraîneront nécessairement la société vers le socialisme sans l'intervention d'une « volonté collective ». Spontanéisme et déterminisme sont donc souterrainement liés. Le marxisme de Gramsci, à l'inverse, est un marxisme de l'organisation. Il est par-là même anti-déterministe, puisque l'organisation est justement en mesure d'influer par son action sur la conjoncture dans laquelle elle intervient.

Les crises gramsciennes sont des crises de longue durée. Tout l'après-guerre - notre entre-deux guerres - peut être considéré comme une crise, dit par exemple Gramsci. A la limite, l'histoire du capitalisme dans son ensemble est une « crise continuelle ». Ce système engendre en permanence des forces antagonistes, qui s'affrontent et se dépassent, une crise proprement dite n'étant que l'accentuation de ce processus. L'argument théorique central, énoncé au cahier 15, est qu'une crise ne doit pas être pensée sur le mode de l' « événement », mais sur le mode du « développement ». Après tout, 1929 n'est qu'une date dans un déroulement plus long ( il en va de même pour 2008). Cette conception des crises comme « développement » montre qu'elles sont toujours des champs de luttes, dont l'issue n'est jamais déterminée d'avance. C'est ce que montre l'émergence des fascismes dans l'Europe des années 1920 et 1930, dont Gramsci a une expérience de première main5.

Le cahier 13 contient un concept important de Gramsci, en lien avec sa conception des crises : celui de césarisme. Ce concept est voisin de la notion de « bonapartisme », courante dans la tradition marxiste. Le césarisme apparaît dans une situation d' « équilibre catastrophique des forces », où aucun des camps en présence n'est en situation d'emporter la décision, et où de surcroît ils menacent de se détruire mutuellement. Le dénouement peut venir d'un « homme providentiel » qui résout temporairement la crise. Le type de pouvoir qu'évoque Gramsci ici est proche de ce que Max Weber appelle le pouvoir « charismatique ». César, Cromwell, Napoléon I et III sont des exemples de « césars ». Il existe deux formes de césarisme : l'une progressiste, l'autre régressive. Dans le premier cas, l'équilibre se dénoue en faveur de forces qui entraînent la formation sociale vers un degré de civilisation supérieur, dans le second, c'est la restauration qui prend le dessus. Le césarisme repose sur une base sociale particulière, constituée notamment des classes sociales qui investissent la carrière militaire, par exemple les paysans et la petite bourgeoisie. La notion de césarisme est notamment mise à contribution par Gramsci pour analyser le phénomène fasciste qu'il a sous les yeux.
La « révolution passive » continue elle aussi à être élaborée dans ces cahiers. Au cahier 10, Gramsci définissait cette dernière comme révolution « par le haut », qui introduit des éléments de réorganisation de l'État, mais sans toucher à la structure de la propriété privée. Les révolutions passives ont une dimension internationale. Il arrive qu'un État s'immisce dans les affaires intérieures d'un État voisin, au point de susciter en son sein un changement social. Le groupe dominant de ce dernier n'étant pas assez puissant pour asseoir son hégémonie sur ses adversaires, une intervention extérieure fait basculer le rapport de force. Les exemples en sont innombrables au cours de l'histoire moderne, l'unité italienne au milieu du XIXe siècle étant un cas d'école. Il arrive aussi qu'une révolution passive se déroule sur tout un continent pour une longue période, ce qui fut le cas lors des guerres napoléoniennes, où la France impériale joua le rôle d'intervenant extérieur. Le concept de « révolution passive » a ceci d'intéressant qu'il permet d'appréhender l'interaction entre différents paramètres du changement social : « par en haut » ou « par en bas », intervention étrangère ou non, modification de la structure de la propriété ou non, etc.

Ce chapitre se conclut par le cahier 25, qui porte sur l'histoire des « groupes sociaux subalternes ». Le concept de « subalterne » a beaucoup circulé au XXe siècle, en particulier dans les postcolonial studies, et il a donné son nom aux subaltern studies indiennes6. Gramsci emploie ce terme tout au long des Cahiers de prison, mais il fait l'objet d'un développement décisif dans ce cahier. La notion de « groupes subalternes » est plus large que celle de classe ouvrière. Elle inclut cette dernière, mais renvoie également à d'autres classes dominées. La dimension « raciale » est cruciale dans les classes subalternes. En se référant à l'empire romain, Gramsci rappelle que bien souvent les subalternes appartiennent à des « races », cultures ou religions étrangères, et sont même souvent le produit d'un mélange de « races ». Le propre des subalternes est d'être fragmentés. Toute velléité de leur part de sortir de cet état de fragmentation est réprimée par les dominants. Les subalternes sont « hétéronomes », en ce sens qu'ils ne parviennent pas à se donner une « volonté collective » propre. Les moments où ils arrivent à sortir de cette hétéronomie pour se constituer en groupes autonomes sont rares. L'historien (ou le marxiste) doit chercher les traces – que Gramsci qualifie d'« inestimables » – d'expression autonome des subalternes.
  • 1. Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste. Vers une politique démocratique radicale, Paris, Les solitaires intempestifs, 2009.
  • 2. Voir Christine Buci-Glucksmann, Gramsci et l'État. Pour une théorie matérialiste de la philosophie, Paris, Fayard, 1975, chapitre 3.
  • 3. Sur le rapport entre Trotski et Gramsci, voir Frank Rosengarten, « The Gramsci-Trotsky Question (1922-1932) », in Social Text, 11, hiver 1984-85.
  • 4. Sur le lien de Gramsci à l'économie, voir Michael Krätke, « Antonio Gramsci's contribution to Critical Economics », in Historical Materialism, 19 (3), 2011.
  • 5. Sur la conception gramscienne du fascisme, voir Walter Adamson, « Gramsci's Interpretation of Fascism », in Journal of the History of Ideas, 41 (4), 1980.
  • 6. Pour une mise au point, voir Marcus Green, « Gramsci Cannot Speak : Representations and Interpretations of Gramsci's Concept of the Subaltern », in Rethinking Marxism, 14 (3), 2002.