Par Pierre Assouline
Et si l’on faisait un pas de côté ? Mais un grand pas. Disons un
pas dans le temps plutôt que dans l’espace, qui consisterait à modifier
notre calendrier de 33 ans, apprendre à décaler le regard et dès lors à
envisager le passé du monde autrement. Attention, il ne s’agit pas de se
lancer dans un vain exercice d’uchronie ; c’est du ressort de la
littérature car les romanciers font cela beaucoup mieux que les
historiens. Il faut y voir plutôt
« Et s’il avait décidé d’adopter
l’ère de la Passion et non celle de l’Incarnation ? La chronologie s’en
trouverait décalée de 33 ans, âge présumé du Christ lorsqu’il monta sur
la croix. Denys aurait alors daté sa table pascale de 492, à la fin du
Vème siècle par conséquent ».
Et l’auteur de se livrer à un nouveau décompte des ans en retranchant 33 ans à chacune de nos grandes dates :
« A ce jeu, le XIXème siècle perd les
guerres napoléoniennes, la Restauration, Stendhal, Hegel, Goethe,
Keats, Byron, qui tous rejoignent un très convaincant siècle des
Lumières. Celui-ci comprend enfin le romantisme : Rousseau,
Chateaubriand et Musset se situent du même côté de la cassure, sans
qu’il soit nécessaire aux exégètes de l’histoire littéraire d’ergoter
interminablement. Evidemment, ce que le XIXème siècle perd d’un côté, il
le récupère de l’autre : la Grande guerre bien entendu (…) et du côté
culturel : Joyce, Proust, Kafka, Schoenberg, Freud, Einstein. Ainsi
décalé d’un tiers, le XIXème siècle devient le grand siècle moderniste
et révolutionnaire, englobant largement 1848 et 1917, faisant la part
belle aux avant-gardes politiques et esthétiques »
Pas question pour autant de « révision » de l’histoire, mot qui fait
horreur à Boucheron tant les négationnistes l’ont rendu infâmant, tout
comme il fuit les concepts à majuscule. Plutôt que réviser, il entend
déconstruire afin de rendre sa part à chacun, ce qui revient à écrire
l’histoire du point de vue des vainqueurs comme de celui des vaincus,
tout en se gardant bien de favoriser la vision romantique des défaits.
Cette belle et stimulante réflexion sur la découpe du temps nous force à
nous interroger sur l’origine de notre désir de connaissance.
L’historien apprend à mettre à distance, à se pencher sur les cassures
du temps et à critiquer la mystique de la succession des temps. Ah, la
frise ! Elle se désintéresse des zones faibles de l’Histoire. Il y a un
intérêt politique à cette passion des continuités, si préoccupée
d’ordonner le puzzle des sources et des contextes. Médiéviste de
formation, Boucheron est de ceux qui se mettent dans les plis du temps,
afin de décloisonner le regard et le désoccidentaliser. C’est peu dire
qu’il est un apôtre de la world history en France ; le magnifique ouvrage sur l’Histoire du monde au XVème siècle (Fayard, 2009) dont
il fut le maître d’œuvre, en témoigne. On sait bien que l’Occident
explique mais n’est pas expliqué mais on ne dira jamais assez que
l’historien Ibn Khaldoun (1332-1406) proposait dans sa Muqaddima une explication du monde qui vaut bien la nôtre.
Un mot encore sur la forme de ce livre si précieux. Il ne s’agit pas
d’une essai mais, ainsi qu’il est précisé en sous-titre, de
« Conversations sur l’histoire ». Il se trouve que depuis quelques
années, Patrick Boucheron est de la bande à Verdier,
famille d’esprit où l’on distingue les visages familiers de Michon,
Bergounioux, Ginzburg, Daeninckx, Masson, Bon, Dumayet, Simeone,
Goldschmidt, Rolin entre autres, pour s’en tenir aux Français. Et depuis
des années, l’éditeur organise en août dans ses terres à Lagrasse,
commune au cœur des Corbières, un Banquet du Livre. L'entretemps est
l’écho et le reflet de ces conversations sous l’arbre, sur l’histoire
et la façon qu’elle a d’espacer le temps. Le passage à l’écrit n’en gâte
pas le goût ni le charme. On s’y croirait. Vivement l’été !
(Giorgione, Les trois philosophes, huile sur toile, 123 cm x 144 cm, Vienne, Kunsthistorisches Museum)
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