En 1924 Antonio Gramsci publie dans La Correspondance internationale du 12 mars 1924 un article consacré au Vatican.
"Le Vatican est sans doute la plus vaste et la
plus puissante organisation privée qui ait jamais existé au monde. Il a, par
certains aspects, le caractère d'un État, il est reconnu comme tel par nombre
de gouvernements. Quoique le démembrement de la monarchie austro-hongroise ait
considérablement diminué son influence, il n'en demeure pas moins une des
forces politiques les plus efficientes de l'histoire moderne. La base
d'organisation du Vatican est en Italie. C'est là que résident les organes
dirigeants des organisations catholiques dont le réseau complexe s'étend sur
une grande partie du globe.
L'appareil ecclésiastique du Vatican se,
compose, en Italie, d'environ 200 000 personnes, ce chiffre est imposant,
surtout si l'on pense qu'il comprend des milliers et des milliers de personnes,
supérieures par leur intelligence, leur culture, leur habileté, consommée dans
l'art de l'intrigue et dans la préparation et la conduite méthodique et
silencieuse des desseins politiques. Beaucoup de ces hommes incarnent les plus
vieilles traditions d'organisation de masses et de propagande que l'histoire
connaisse. Le Vatican est, par conséquent, la plus grande force réactionnaire
existant en Italie, force d'autant plus redoutable qu'elle est insidieuse et
insaisissable. Le fascisme, avant de tenter son coup d'État, dut se mettre
d'accord avec lui. On dit que le Vatican, quoique très intéressé à l'avènement
du fascisme au pouvoir, a fait payer très convenablement l'appui qu'il allait
donner au fascio. Le sauvetage de la Banque de Rome où étaient déposés
tous les fonds ecclésiastiques a coûté, à ce qu'on dit, plus d'un milliard de
lires au peuple italien.
Comme on parle souvent du Vatican et de son
influence sans connaître exactement sa structure et sa force d'organisation
réelle, il n'est pas sans intérêt d'en donner quelque idée précise. Le Vatican
est un ennemi international du prolétariat révolutionnaire. Il est évident que
le prolétariat italien devra résoudre en grande partie par ses propres moyens
le problème de la papauté ; mais il est également évident qu'il n'y
arrivera pas tout seul, sans le concours efficace du prolétariat international.
L'organisation ecclésiastique du Vatican reflète bien son caractère
international. Elle constitue la base du pouvoir de la papauté en Italie et
dans le monde. En Italie, nous trouvons deux types d'organisation catholique
différents : 1° l'organisation de masse, religieuse par excellence, officiellement
basée sur la hiérarchie ecclésiastique ; c'est l'« Union populaire
des catholiques italiens » ou, comme l'appellent communément les journaux,
l'« Action catholique 2 » ; 2° un parti politique, le
« Parti populaire italien », qui fut sur le point de soulever un
grand conflit avec l'« Action catholique ». Il devenait en effet, de
plus en plus, l'organisation du bas clergé et des paysans pauvres, tandis que
l'«Action catholique » se trouve entre les mains de l'aristocratie, des grands
propriétaires, et des autorités ecclésiastiques supérieures, réactionnaires et
sympathiques au fascisme.
Le pape est le chef suprême tant de l'appareil
ecclésiastique que de l'« Action catholique ». Cette dernière ne
connaît ni congrès nationaux ni autres formes d'organisation démocratique. Elle
ignore, du moins officiellement, tendances, fractions et courants d'idées
différents. Elle est construite hiérarchiquement de la base au sommet. Par
contre, le « Parti populaire » est officiellement indépendant des
autorités cléricales, accueille dans ses rangs même des non-catholiques - tout
en se donnant entre autres pour programme la défense de la religion -, subit
toutes les vicissitudes auxquelles est soumis un parti de masse, a déjà connu
plus d'une scission, est le théâtre de luttes de tendances acharnées qui
reflètent les conflits de classes des masses rurales italiennes.
Pie XI, le pape actuel, est le 260e successeur
de saint Pierre. Avant d'être élu pape, il avait été cardinal à Milan. Au point
de vue politique, il appartenait à cette espèce de réactionnaires italiens
qu'on connaît sous le nom de « modérés lombards », groupe composé
d'aristocrates, de grands propriétaires et de gros industriels qui se placent
plus à droite que le Corriere della Sera. Le pape actuel, quand il s'appelait encore Félicien Ratti et
qu'il était cardinal à Milan, manifesta maintes fois ses sympathies pour le
fascisme et Mussolini. Les « modérés » milanais intervinrent auprès
de Ratti, élu pape, pour assurer son appui au fascisme, au moment du coup
d'État.
Au Vatican, le pape est secondé par le Sacré
Collège, composé de 60 cardinaux, nommés par le pape et qui à leur tour
désignent le pape chaque fois que le trône de saint Pierre devient vacant. De
ces 60 cardinaux, 30 au moins sont toujours pris dans le clergé italien, pour
assurer l'élection d'un pape de nationalité italienne. Après viennent les
Espagnols avec 6 cardinaux, les Français qui en ont 5, etc. L'administration
internationale de l'Église est confiée à un collège de patriarches et archevêques
qui se partagent les différents rites nationaux reconnus officiellement. La
cour pontificale rappelle l'organisation gouvernementale d'un grand État.
Environ 200 fonctionnaires ecclésiastiques président les différents
départements et sections ou font partie des diverses commissions, etc. La plus
importante des sections, c'est, sans doute, le secrétariat d'État qui dirige
les affaires politiques et diplomatiques du Vatican. À sa tête se trouve le
cardinal Pierre Gasparri qui avait déjà exercé les fonctions de secrétaire
d’État auprès de deux prédécesseurs de Pie XI. Le Parti populaire fut constitué
sous sa production. C'est un homme
puissant, très doué et, à ce qu'on dit, d'esprit démocratique. La vérité est
qu'il a été en butte aux attaques furieuses des journaux fascistes qui ont même
exigé sa démission. 26 États ont leurs représentants auprès du Vatican, qui à
son tour, est représenté auprès de 37 États.

À Rome réside encore la Congrégation de la Propagande de la Foi catholique qui, par
ses missionnaires, cherche à propager le catholicisme dans tous les pays. Elle
a à son service 16 000 hommes et 30 000 femmes missionnaires, 6 000 prêtres
indigènes et 29 000 catéchistes, ceci seulement dans les pays non chrétiens.
Elle entretient, en outre, 30 000 églises, 147 séminaires, avec 6 000 élèves,
24 000 écoles populaires, 409 hôpitaux, 1 183 dispensaires médicaux, 1 263
orphelinats et 63 imprimeries.
La grande institution mondiale
l'« Apostolat de la Prière » est la création des Jésuites. Elle
embrasse 26 millions d'adhérents, divisés en des groupes de 15 personnes avec à
la tête chacun un « fervent » et une « fervente ». Elle
édite une publication centrale périodique qui paraît en 51 éditions diverses et
en 39 langues, dont 6 dialectes de l'Inde, un de Madagascar, etc., a 1 million
et demi d'abonnés et est tirée à 10 millions d'exemplaires. L'« Apostolat
de la Prière » est, sans doute, une des meilleures organisations de
propagande religieuse. Ses méthodes seraient très intéressantes à étudier. Elle
réussit par des moyens très simples à exercer une énorme influence sur les
larges masses de la population rurale, excitant leur fanatisme religieux et
leur suggérant la politique qui convient aux intérêts de l'Église. Une de ses
publications, certainement la plus répandue, coûtait avant la guerre deux sous
par an. C'était une petite feuille illustrée de caractère à la fois religieux
et politique. Je me rappelle avoir lu en 1922, dans un numéro de cette feuille,
le passage suivant : « Nous recommandons à tous nos lecteurs de prier
pour les fabricants de sucre traîtreusement attaqués par les soi-disant
antiprotectionnistes, c'est-à-dire les francs-maçons et les mécréants. »
C'était l'époque où le parti démocrate en Italie menait une vive campagne
contre le protectionnisme douanier, heurtant ainsi les intérêts des sucriers.
Les propagandistes du libre-échange étaient, à cette époque, souvent attaqués
par les paysans, inspirés par les jésuites de l'« Apostolat de la
Prière »."
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