Soixante-dix ans après sa mort, Freud est toujours
source de discorde. Face au philosophe Michel Onfray, résolu à démonter
le mythe, le psychanalyste Jacques-Alain Miller défend l'héritage.
Entre l'hédonisme libertaire du premier et le cynisme supérieur du
second, il est difficile de les départager.
Par Martin Duru et Alexandre Lacroix
Impossible de ne pas retenir son
souffle en pénétrant dans la vaste cour de l'immeuble dans lequel habite
Jacques-Alain Miller, à deux pas du jardin du Luxembourg.

Charmant,
amusé, un cigarillo à la main, l'éminent psychanalyste nous a reçus
chez lui, dans un imposant salon orné de toiles de maîtres, où officiait
discrètement une femme de service en tablier noir et blanc. Le
fondateur de l'Association mondiale de psychanalyse a serré la main du
fondateur de l'université populaire de Caen. D'un côté, une des
intelligences les plus affûtées de Paris, un normalien, agrégé de
philosophie, si soucieux de perfectionnisme qu'il n'a toujours pas
achevé la publication des séminaires de Lacan, entreprise en 1975, il y a
trente-quatre ans… De l'autre, un fils d'ouvrier agricole, qui vit
toujours à Argentan où il est né, franc-tireur, volcan d'énergie
publiant trois à quatre livres par an. Loin de s'en laisser conter,
Michel Onfray s'est installé sur un canapé et s'est lancé dans son
réquisitoire contre Freud. Cette année, dans son cours à l'université
populaire, le philosophe a entrepris de déboulonner la statue du père de
la psychanalyse, à coups de thèses fracassantes :
« La thérapie freudienne n'est pas une technique scientifique, mais un procédé magique », « L'éros freudien ne contribue pas à la libération sexuelle, mais au conformisme bourgeois »,
« La constellation freudienne ne suppose pas le contrat intellectuel, mais l'affiliation religieuse », etc. Il en fera un livre à paraître en mars chez Grasset :
Le Crépuscule d'une idole : l'affabulation freudienne. Face
à ces attaques, Jacques-Alain Miller a parfois acquiescé, souri, mais
il lui est aussi arrivé de s'empourprer, d'élever la voix contre ce qui
lui semblait des piques trop naïves, une approche de Freud lacunaire. À
un moment donné, il est franchement sorti de ses gonds, a trouvé des
accents imprécateurs. Après coup, il a justifié son emportement :
« Excusez-moi, ma psychanalyse n'a pas été complètement réussie, j'ai encore des accès de colère. »
Michel Onfray :J'ai commencé à lire Freud assez jeune, vers 13 ou 14 ans, après avoir acheté sur le marché d'Argentan les Trois Essais sur la théorie de la sexualité.
Je l'ai découvert à peu près à la même époque que Marx et Nietzsche.
Fils d'ouvrier agricole, j'étais enchanté par le projet marxiste
d'abolir le capitalisme. Pensionnaire d'un établissement religieux, je
me délectais de l'antichristianisme nietzschéen. Quant à Freud, il
parlait beaucoup au petit masturbateur que j'étais…
Jacques-Alain Miller :Freud a aidé le jeune Michel Onfray à vivre ses masturbations infantiles !
M. O. : Les problèmes adolescents sont universels.
J.-A. M. : On peut aussi se préoccuper de l'être féminin en général…
M. O. : L'adolescent est un être
qui passe son temps à courir après les filles. Comme elles sont plus
rapides que lui, il ne lui reste que ses mains : c'est quand même ça, la
configuration ontologique de l'adolescent. Freud m'a réconforté, qui
affirme que la sexualité est présente dès la plus petite enfance, que
c'est là une situation naturelle et saine. En classe de terminale, j'ai
lu l'
Introduction à la psychanalyse et
Totem et tabou. À l'université, j'ai étudié les
Cinq psychanalyses, avec les fameux récits des cures de Freud –
Dora, l'Homme aux rats, l'Homme aux loups, le petit Hans,
etc. – qui se concluent par des guérisons miraculeuses. Ensuite, j'ai
enseigné pendant vingt ans en lycée technique et donné des cours sur le
corpus freudien, dont le complexe d'Œdipe. Je me suis aperçu que cela
passionnait bien plus mes élèves que l'impératif catégorique de Kant…
Quand on évoque Freud en classe, il y a un moment de grâce : les élèves
comprennent qu'il est question de leur père, de leur mère, de leur
sexualité. Là, j'ai perçu pour la première fois le pouvoir magique de la
psychanalyse. Les élèves me considéraient comme une espèce de gourou
détenant la clé de leurs tourments existentiels. Or, ce gourou, je ne
voulais pas le devenir, par refus de la position du maître.
J.-A. M. : Lacan appelle ça « l'effet du sujet supposé savoir », pouvoir de fascination qui peut se monnayer sous des formes diverses.
M. O. : Monnayer, le terme est bien
choisi ! Après avoir démissionné de l'Éducation nationale, j'ai créé
l'université populaire de Caen, où je propose une contre-histoire de la
philosophie. Ma méthode consiste à tirer de l'oubli des philosophes
méconnus ou à développer une lecture nietzschéenne de la pensée des
auteurs « célèbres ». Dans la préface du Gai Savoir, Nietzsche
soutient qu'un philosophe est d'abord un homme avec des instincts
spécifiques et que sa doctrine, au lieu d'être pure et désintéressée,
consiste en un « travestissement inconscient de besoins physiologiques ».
Mon projet est d'examiner ces besoins, ces instincts, donc de me livrer
à une approche psychobiographique de l'histoire de la philosophie. Dans ce trajet, j'en suis arrivé cette année à Freud – qui coupe le XXe siècle
en deux. Pour préparer un séminaire d'une année sur lui, je me suis
replongé dans sa vie et son oeuvre complète. Et je n'ai pas été déçu par
ce que j'y ai découvert…
J.-A. M. : Mon itinéraire est différent. Comme vous, j'ai lu Freud précocement, vers 14 ou 15 ans. Je suis entré dans son oeuvre par les
Cinq psychanalyses,
que j'ai dévorées comme un roman d'Agatha Christie. Je voulais savoir
comment Freud allait résoudre l'énigme du petit Hans, qui a une peur
panique des chevaux… Lorsque j'ai passé mon bac, j'étais beaucoup plus
intéressé par la
« psychanalyse existentielle » proposée par Sartre dans
L'Être et le néant
– une psychanalyse sans inconscient, qui maintient l'autonomie du sujet
– que par les écrits métapsychologiques de Freud, auxquels je ne
comprenais rien. J'essayais, mais ça me semblait… de la bouillie pour
chats !
L'Interprétation des rêves m'a séduit davantage, et
j'ai tenté d'interpréter mes propres rêves. Je suis entré à l'École
normale supérieure et, via Louis Althusser, qui y enseignait la
philosophie, j'y ai entendu parler d'un certain Jacques Lacan. Je me
suis procuré son texte « Fonction et champ de la parole et du langage en
psychanalyse ». Là, c'est le choc, le bouleversement intellectuel
majeur de mon existence. Lacan mariait ce que j'aimais chez Sartre – et
il y a une empreinte très forte de la pensée sartrienne sur celle de
Lacan – et chez Freud. J'ai assisté à la première séance de son
séminaire sur « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse »
et, comme il entendait faire retour à Freud, j'ai commencé à relire ce
dernier, sans enthousiasme débordant. J'ai épousé la fille de Lacan,
Judith, en 1966. A suivi alors pour moi une période de militantisme
intense, dans les rangs de la gauche prolétarienne, dont je suis sorti
dévasté. Je suis entré en analyse non pour des raisons théoriques, mais
pour continuer à exister après. C'est à ce moment, au début des années
1970, que je me suis lancé vraiment dans l'oeuvre de Freud. J'ai tout
lu, je le relis encore. Aujourd'hui, je lui consacre des cours et des
séminaires. Ce n'est pas une parole sacrée pour moi, mais un
enseignement toujours frais, pertinent, un guide opérant pour la
pratique psychanalytique. En tout cas, mon parcours est celui d'un
héritier. Vous, vous êtes plutôt un self-made-man, comme Lacan. J'ai de
l'estime pour l'énergie des self-made-men.
M. O. : Pour l'instant, je ne
touche pas à Lacan. Mon objet, c'est Freud. Pour réaliser sa
psychobiographie, j'ai parcouru la littérature critique, dont Le Livre Noir de la psychanalyse.
Je ne souscris pas à toutes les contributions de cet ouvrage, mais il
présente des faits accablants. Une légende bien ficelée a été forgée
autour de Freud, le personnage et le penseur. Quand on se penche sur
l'histoire, de nombreuses idées reçues sur la psychanalyse s'effondrent.
J.-A. M. : Je suis scandalisé qu'un homme tel que vous puisse se référer à ce tissu d'abominations qu'est Le Livre noir…
Par ailleurs, votre opposition entre l'histoire et la légende me paraît
sommaire. Vous êtes une créature étrange, un nietzschéen positiviste,
qui rend un culte aux soi-disant « faits », à ce que Nietzsche appelait « l'histoire antiquaire ».
La psychanalyse apprend à ne pas céder à cette illusion. Les faits
bruts n'existent pas, tout est légende depuis le début. Vous-même
fabriquez un mythe en narrant votre découverte de Freud sur le marché
d'Argentan. Michel Onfray raconté par lui-même… Bien sûr que Freud a
donné lieu à une légende ! Et alors ?
M. O. : Si je parle de légende,
c'est pour dénoncer le récit enjolivé, truffé de mensonges et d'oublis
volontaires des biographes de Freud, Jones en tête. Que Freud ait été
cocaïnomane pendant douze ans, qu'il ait rédigé son Esquisse d'une psychologie scientifique
sous l'emprise de cette drogue ou qu'il se soit trompé en conférant à
la cocaïne des effets thérapeutiques, ce sont des faits bruts. Je ne
suis pas là pour juger moralement, je me situe par-delà bien et mal. Je
réclame un droit d'inventaire, pour rétablir la vérité sur certains
épisodes troublants de la vie de Freud.
J.-A. M. : Vous allez le rendre sympathique, en le décrivant comme accro à la cocaïne… Ce n'est pas un scoop, et ça n'effraie personne.
M. O. : Peut-être, mais les
silences de l'historiographie officielle et les clichés sont légion,
d'où mon entreprise de démystification. L'une des principales cartes
postales sur la psychanalyse a été écrite par Freud lui-même, lorsqu'il
se range du côté de la science. Il prétend s'inscrire dans la lignée de
Copernic et de Darwin, en affirmant que son invention constitue une
blessure narcissique infligée à l'humanité. Avec ces revendications,
Freud est tout bonnement un homme de son temps, obsédé par le modèle
scientifique du XIXe siècle. La réalité, c'est que Freud n'a rien d'un scientifique. Son oeuvre est une autobiographie spirituelle, littéraire.
J.-A. M. : Je suis d'accord. Freud
est enraciné dans son siècle, il fait allégeance au scientisme ambiant,
alors que c'est plus un littéraire, un écrivain raffiné. Il n'est pas le
scientifique qu'il croit être. Sur ce point, rendons grâce à Lacan
d'avoir opéré un déplacement fondamental : pour lui, s'il existe une
discipline théorique permettant de conceptualiser l'inconscient – mot
très discutable, mais devenu traditionnel –, c'est la linguistique, et
non une quelconque science dure. Lacan a trouvé dans la linguistique de
Jakobson, et dans son application à l'anthropologie par Lévi-Strauss, la
référence scientifique à laquelle il aspirait.
M. O. : Le XIXe siècle est positiviste, le XXe,
structuraliste. Donc Freud baigne dans le scientisme et Lacan dans la
linguistique et l'anthropologie. Soit… À chaque époque, sa mode. Pour en
revenir à Freud, ses concepts sont tirés de son histoire personnelle.
Prenons le cas du fameux complexe d'Œdipe. Dans sa correspondance avec
Fliess, Freud raconte qu'il s'est retrouvé avec sa mère dans des
contextes où il n'a pas pu ne pas la voir nue. À partir de ses
fantasmes, il extrapole et conclut que tout enfant désire le parent du
sexe opposé. Le complexe d'Œdipe est érigé en loi universelle alors
qu'il émane du désir infantile d'accouplement du seul Freud. Freud
n'apporte aucune preuve, il ne fait aucune démonstration, il généralise
abusivement ses besoins psychosexuels. Où est la science dans tout
cela ? Nous ne sommes pas dans l'irréfutabilité du vrai, mais dans une
logique performative. Partant d'une expérience individuelle, Freud la
pose comme valide en tout temps et en tout lieu, sur le mode « c'est
ainsi et pas autrement ». Cette façon de procéder relève du verrouillage
sophistique. La psychanalyse fonctionne en vase clos. D'ailleurs, si
jamais vous osez la critiquer, qu'est-ce qu'on vous rétorque ? Que vous
êtes dans un refoulement névrotique qui explique votre résistance…
J.-A. M. : Lacan le dit lui-même : la psychanalyse a toujours raison, c'est là sa principale faiblesse.
M. O. : On ne peut pas justifier
toutes les contradictions avec une pirouette. Freud, qui prétend dire le
vrai, n'arrête pas de dire une chose et son contraire. Son corpus n'est
pas un continuum doctrinal, mais un capharnaüm.
J.-A. M. : Là, je vous arrête. Il
est exact que le corpus de Freud est assez kitsch. Mais depuis quand un
penseur est-il censé présenter un « continuum doctrinal » ? Souvent, les
philosophes se signalent par l'étendue et la diversité de leurs
intérêts, de leurs concepts. Aristote a un avis sur tout, des parties
des animaux à l'art d'embobiner les gens (ce que l'on appelle la
rhétorique). Leibniz : plus bordélique, tu meurs !
M. O. : Il n'y a pas de contradictions internes chez Leibniz ou chez Hegel.
J.-A. M. : Ah bon ? Et chez Michel Onfray ?
M. O. : Je m'efforce de faire en sorte qu'il n'y en ait pas.
J.-A. M. : Vous avez tort, un
corpus n'a pas à être unifié. À cet égard, Freud produit un effort
spéculatif constant, en transformant sans cesse sa pensée, ce qui force
l'admiration. Il élabore une première topique du psychisme (avec les
trois régions de l'inconscient, du préconscient et de la conscience) et
la modifie en créant une seconde topique (avec les trois instances du
moi, du surmoi et du ça). Mais ces deux topiques ne sont pas
contradictoires. Pourquoi Freud est-il passé de l'une à l'autre ? Déjà,
parce que l'époque avait changé, qu'il y avait eu la Première Guerre
mondiale, qu'il régnait un climat mortifère en Allemagne ; Freud
souhaitait accorder une place à la pulsion de mort, aux conflits
internes au psychisme humain. Mais pas seulement. Au départ, les cures
analytiques avaient des résultats rapides et spectaculaires. Il
suffisait de livrer à un patient la clé de l'Œdipe, c'était si
révolutionnaire que cela le métamorphosait. Au fur et à mesure, la
nouveauté se dissipait, les cures devenaient plus longues, plus
complexes… C'est pourquoi Freud a ressenti la nécessité d'affiner son
outil théorique. L'originalité de Lacan, c'est de privilégier la
première topique, alors que les psychanalystes américains ne jurent que
par la seconde : cette dernière les incite à penser que le but de
l'analyse est de regonfler le moi, de renforcer l'ego vis-à-vis du
surmoi, de la censure morale, mais aussi du ça, réservoir des pulsions
incontrôlables.
M. O. : Là, vous prêchez un
convaincu. La seconde topique est un pur produit de la Première Guerre
mondiale ; mon approche psychobiographique s'en voit confirmée. Chez
Freud, il n'y a pas vraiment de contradiction entre les deux topiques,
il a juste changé de métaphore. Les discontinuités dont je parle sont
d'un autre ordre. De manière générale, dans toute son oeuvre, Freud
accumule les postulats infondés, il bâtit une vision du monde qui
suppose l'existence d'objets « théoriques » et d'arrières mondes
(l'inconscient, le complexe d'Œdipe, les topiques…) censés donner un
sens à la psychè et au monde réel. J'appelle cela une démarche
religieuse. La psychanalyse est une religion séculaire d'après la
religion, une religion postchrétienne… L'histoire du freudisme en
constitue le versant institutionnel : la Cause psychanalytique est
devenue une Église où l'on excommunie les frères en désaccord (Adler,
Jung), où l'on remet des bagues aux fidèles lors de cérémonies
officielles, où l'on rédige les évangiles de Freud présenté comme Dieu
le Père (l'hagiographie de Jones).
J.-A. M. : Rien ne me choque dans
ce que vous dites là. Je ferai juste remarquer que ce n'est pas vraiment
Freud qui dit tout et son contraire, mais l'inconscient lui-même ! Par
ailleurs, il est vrai que l'Association psychanalytique internationale
(IPA, International Psychoanalytical Association), fondée par Freud en
1910, a viré à la bureaucratie religieuse. Lacan en a été exclu et a
fondé, en 1964, l'École freudienne de Paris, en référence aux écoles
grecques de l'Antiquité. J'ai moi-même créé l'Association mondiale de
psychanalyse en 1992, pour combattre la mainmise de l'IPA et diffuser
l'enseignement de Lacan.
M. O. : Toute religion induit une
structure de domination. La thérapie psychanalytique elle-même implique
une relation de servitude que le libertaire que je suis ne peut
accepter. Assis derrière le divan, le psychanalyste est ce maître, ce
logothérapeute qui prétend guider et soigner par le verbe l'âme de ses
patients. Sur la pratique psychanalytique, j'ai découvert des textes
édifiants de Freud, notamment sur le thème de l'attention flottante :
l'idée selon laquelle l'analyste pourrait dormir et le patient continuer
à parler… Dans ses lettres à Fliess, Freud confie qu'il lui est arrivé
de s'endormir lors de la cure d'un patient ! Il écrit que ce ne sont pas
les oreilles du psychanalyste qui écoutent, mais les inconscients qui
communiquent.
J.-A. M. : Vous allez réussir à
m'énerver ! « L'attention flottante », c'est une mauvaise traduction. Le
sens exact du terme allemand employé par Freud est attention égale.
Ce concept signifie que l'analyste porte la même attention à tout ce
que dit le patient, qui a tendance à accorder une plus grande valeur à
certains mots ou à certains actes de langage. Donc le psychanalyste
écoute tout et s'intéresse aux éléments apparemment mineurs du discours,
lapsus, interruptions. Apprenez à maîtriser votre vocabulaire
freudien ! Et puis, jusqu'à preuve du contraire, la cure suppose une
part de consentement de la part du sujet, la soumission n'est pas si
totale.
M. O. : Oui, l'analyste fournit le
billet de train, mais c'est au patient d'effectuer le voyage. Ça ne
marche que si vous voulez que ça marche… Le procédé est vieux comme le
monde : le psychanalyste est un sorcier, un shaman qui s'appuie sur les
croyances établies quant à son pouvoir. Le cabinet fleure bon l'encens.
La cure psychanalytique illustre une branche de la pensée magique –
sachant que j'ai un grand respect pour celle-ci –, matrice des pensées
rationnelles. Là encore, je souhaite déboulonner une idée reçue : la
thérapie freudienne n'est nullement une technique scientifique qui
guérit automatiquement les psychopathologies. Elle fonctionne sur le
principe de l'effet placebo.
J.-A. M. : Sur la thérapie comme
procédé magique, la question se pose, je vous le concède. Lacan a tenté
de différencier la psychanalyse et la magie, sans vraiment y parvenir,
de son propre aveu. Mais cela ne règle aucunement son compte à la
psychanalyse. Il reste à savoir comment cela opère, la magie. Pour moi,
elle procède par suggestion, par la médiation des mots, du langage. Rien
de plus puissant que le signifiant sur le psychique et le somatique.
L'analyse – la cure par la parole – utilise précisément cette magie,
mais pour la retourner contre elle-même. Elle purge le patient des
sortilèges du langage, qui se trament dès qu'on lui parle ou qu'on parle
de lui. Elle l'immunise contre l'intimidation intellectuelle exercée
par les gourous et les orateurs à la mode.
M. O. : En tant que discipline et
pratique, la psychanalyse bénéficie d'une aura émancipatrice : elle
libère, soigne. Sur le plan des idées, on estime qu'elle prolonge la
philosophie des Lumières, qu'elle représente un nouveau progrès dans
l'essor de la rationalité critique. La légende est belle, optimiste,
mais Freud est en réalité un antiphilosophe, un antimoderne. Sa morale
est fondée sur un profond pessimisme, qui apparaît dans des oeuvres
désespérées, tragiques et en même temps lucides comme L'Avenir d'une illusion ou Le Malaise dans la civilisation –
où la culture est décryptée comme un processus de répression des
instincts élémentaires. Sur le plan des moeurs, l'éros freudien ne
contribue pas à la libération sexuelle, mais au conformisme bourgeois et
au refoulement de la chair. La masturbation fait l'objet d'une
condamnation morale, car, dit-on, elle se rapporte à une sexualité sans
autrui, narcissique. En 1910, Freud utilise encore des sondes qu'il fait
entrer dans la verge des onanistes pour les guérir de ce prétendu mal…
Sa théorie en matière de sexualité énonce que l'être humain se développe
jusqu'à trouver dans le sexe opposé l'objet de fixation adéquat à sa
libido. Les homosexuels, quant à eux, ne parviendraient pas au terme de
cette évolution ; ils seraient inaccomplis… Même s'il a signé une
pétition en faveur de la décriminalisation des homosexuels, même s'il
exprime publiquement qu'ils ne sont pas des anormaux, il y a une
homophobie ontologique chez Freud. La femme est également pour lui un
garçon inachevé. Misogynie et phallocratie, un tableau très libéral !
J.-A. M. : Certainement, Freud est
pessimiste : il termine sa vie au moment même où l'Autriche se donne à
l'Allemagne et à un petit caporal au verbe enchanteur et meurtrier. Et
oui, il est autoritaire et conservateur. Il n'aime guère la démocratie à
l'américaine et le règne du marché. Il préfère la figure politique de
François-Joseph, l'empereur d'Autriche, mort en 1916. Quant à sa morale,
elle se dégage de sa forme de vie : une vie de travail acharné,
d'ambition, assez étriquée sur le plan sexuel, qu'il ait ou non couché
avec sa belle-soeur (ce que je lui souhaite)… Les psychanalystes
américains pousseront très loin la veine puritaine, froide et formelle,
en s'habillant toujours avec la même veste et en refusant de rencontrer
leurs patients en dehors des séances. Une fois de plus, Lacan dynamite
tout cela. Sa morale relève d'un cynisme supérieur. Sa pensée bouscule
le schéma freudien du développement psychosexuel, trop rigide. Avec sa
formule
« Il n'y a pas de rapport sexuel », Lacan ne veut pas
dire, bien sûr, que les relations sexuelles n'arrivent jamais ; mais le
langage fait que chez l'être humain, à la différence des animaux, il
n'existe pas d'appropriation nécessaire, de destination d'un sexe pour
l'autre. Le garçon n'est pas voué à la fille. Chacun construit, choisit
son mode de jouissance et son usage du sexe (solitaire, hétéro ou
homosexuel). La morale lacanienne est une morale de l'invention de soi,
de la singularité. Trouvez votre singularité, la voie de votre désir et
assumez-en les conséquences. Car tout ce qu'on dit et fait se paie.
M. O. : Mon propos reste Freud. Lacan, on verra plus tard, peut-être…
J.-A. M. : Quand Michel Onfray va
rencontrer le larron Lacan… Mais je voudrais conclure cette rencontre
par une annonce. Je viens de créer officiellement l'université populaire
de psychanalyse Jacques-Lacan, pour (re-)prendre en charge l'éducation
freudienne du public français et, à terme, en l'étendant sur tous les
continents, pour développer une humanité analysante. Que vous ayez remis
au goût du jour cette expression d'« université populaire » est un des
éléments qui m'ont amené à lancer ce projet, je vous en suis donc
reconnaissant.
M. O. : Eh bien… Après m'être battu
pendant dix ans pour mettre sur pied mon université populaire, après
avoir été d'abord superbement ignoré par les intellectuels parisiens
pour cette démarche, disons que j'accueille cette nouvelle comme un
genre d'hommage.