Soixante-dix ans après sa mort, Freud est toujours
source de discorde. Face au philosophe Michel Onfray, résolu à démonter
le mythe, le psychanalyste Jacques-Alain Miller défend l'héritage.
Entre l'hédonisme libertaire du premier et le cynisme supérieur du
second, il est difficile de les départager.
Par Martin Duru et Alexandre Lacroix
Par Martin Duru et Alexandre Lacroix
Impossible de ne pas retenir son
souffle en pénétrant dans la vaste cour de l'immeuble dans lequel habite
Jacques-Alain Miller, à deux pas du jardin du Luxembourg.
Michel Onfray :J'ai commencé à lire Freud assez jeune, vers 13 ou 14 ans, après avoir acheté sur le marché d'Argentan les Trois Essais sur la théorie de la sexualité.
Je l'ai découvert à peu près à la même époque que Marx et Nietzsche.
Fils d'ouvrier agricole, j'étais enchanté par le projet marxiste
d'abolir le capitalisme. Pensionnaire d'un établissement religieux, je
me délectais de l'antichristianisme nietzschéen. Quant à Freud, il
parlait beaucoup au petit masturbateur que j'étais…
Jacques-Alain Miller :Freud a aidé le jeune Michel Onfray à vivre ses masturbations infantiles !
M. O. : Les problèmes adolescents sont universels.
J.-A. M. : On peut aussi se préoccuper de l'être féminin en général…
J.-A. M. : Lacan appelle ça « l'effet du sujet supposé savoir », pouvoir de fascination qui peut se monnayer sous des formes diverses.
M. O. : Monnayer, le terme est bien
choisi ! Après avoir démissionné de l'Éducation nationale, j'ai créé
l'université populaire de Caen, où je propose une contre-histoire de la
philosophie. Ma méthode consiste à tirer de l'oubli des philosophes
méconnus ou à développer une lecture nietzschéenne de la pensée des
auteurs « célèbres ». Dans la préface du Gai Savoir, Nietzsche
soutient qu'un philosophe est d'abord un homme avec des instincts
spécifiques et que sa doctrine, au lieu d'être pure et désintéressée,
consiste en un « travestissement inconscient de besoins physiologiques ».
Mon projet est d'examiner ces besoins, ces instincts, donc de me livrer
à une approche psychobiographique de l'histoire de la philosophie. Dans ce trajet, j'en suis arrivé cette année à Freud – qui coupe le XXe siècle
en deux. Pour préparer un séminaire d'une année sur lui, je me suis
replongé dans sa vie et son oeuvre complète. Et je n'ai pas été déçu par
ce que j'y ai découvert…
M. O. : Pour l'instant, je ne
touche pas à Lacan. Mon objet, c'est Freud. Pour réaliser sa
psychobiographie, j'ai parcouru la littérature critique, dont Le Livre Noir de la psychanalyse.
Je ne souscris pas à toutes les contributions de cet ouvrage, mais il
présente des faits accablants. Une légende bien ficelée a été forgée
autour de Freud, le personnage et le penseur. Quand on se penche sur
l'histoire, de nombreuses idées reçues sur la psychanalyse s'effondrent.
J.-A. M. : Je suis scandalisé qu'un homme tel que vous puisse se référer à ce tissu d'abominations qu'est Le Livre noir…
Par ailleurs, votre opposition entre l'histoire et la légende me paraît
sommaire. Vous êtes une créature étrange, un nietzschéen positiviste,
qui rend un culte aux soi-disant « faits », à ce que Nietzsche appelait « l'histoire antiquaire ».
La psychanalyse apprend à ne pas céder à cette illusion. Les faits
bruts n'existent pas, tout est légende depuis le début. Vous-même
fabriquez un mythe en narrant votre découverte de Freud sur le marché
d'Argentan. Michel Onfray raconté par lui-même… Bien sûr que Freud a
donné lieu à une légende ! Et alors ?
M. O. : Si je parle de légende,
c'est pour dénoncer le récit enjolivé, truffé de mensonges et d'oublis
volontaires des biographes de Freud, Jones en tête. Que Freud ait été
cocaïnomane pendant douze ans, qu'il ait rédigé son Esquisse d'une psychologie scientifique
sous l'emprise de cette drogue ou qu'il se soit trompé en conférant à
la cocaïne des effets thérapeutiques, ce sont des faits bruts. Je ne
suis pas là pour juger moralement, je me situe par-delà bien et mal. Je
réclame un droit d'inventaire, pour rétablir la vérité sur certains
épisodes troublants de la vie de Freud.
J.-A. M. : Vous allez le rendre sympathique, en le décrivant comme accro à la cocaïne… Ce n'est pas un scoop, et ça n'effraie personne.
M. O. : Peut-être, mais les
silences de l'historiographie officielle et les clichés sont légion,
d'où mon entreprise de démystification. L'une des principales cartes
postales sur la psychanalyse a été écrite par Freud lui-même, lorsqu'il
se range du côté de la science. Il prétend s'inscrire dans la lignée de
Copernic et de Darwin, en affirmant que son invention constitue une
blessure narcissique infligée à l'humanité. Avec ces revendications,
Freud est tout bonnement un homme de son temps, obsédé par le modèle
scientifique du XIXe siècle. La réalité, c'est que Freud n'a rien d'un scientifique. Son oeuvre est une autobiographie spirituelle, littéraire.
J.-A. M. : Je suis d'accord. Freud
est enraciné dans son siècle, il fait allégeance au scientisme ambiant,
alors que c'est plus un littéraire, un écrivain raffiné. Il n'est pas le
scientifique qu'il croit être. Sur ce point, rendons grâce à Lacan
d'avoir opéré un déplacement fondamental : pour lui, s'il existe une
discipline théorique permettant de conceptualiser l'inconscient – mot
très discutable, mais devenu traditionnel –, c'est la linguistique, et
non une quelconque science dure. Lacan a trouvé dans la linguistique de
Jakobson, et dans son application à l'anthropologie par Lévi-Strauss, la
référence scientifique à laquelle il aspirait.
M. O. : Le XIXe siècle est positiviste, le XXe,
structuraliste. Donc Freud baigne dans le scientisme et Lacan dans la
linguistique et l'anthropologie. Soit… À chaque époque, sa mode. Pour en
revenir à Freud, ses concepts sont tirés de son histoire personnelle.
Prenons le cas du fameux complexe d'Œdipe. Dans sa correspondance avec
Fliess, Freud raconte qu'il s'est retrouvé avec sa mère dans des
contextes où il n'a pas pu ne pas la voir nue. À partir de ses
fantasmes, il extrapole et conclut que tout enfant désire le parent du
sexe opposé. Le complexe d'Œdipe est érigé en loi universelle alors
qu'il émane du désir infantile d'accouplement du seul Freud. Freud
n'apporte aucune preuve, il ne fait aucune démonstration, il généralise
abusivement ses besoins psychosexuels. Où est la science dans tout
cela ? Nous ne sommes pas dans l'irréfutabilité du vrai, mais dans une
logique performative. Partant d'une expérience individuelle, Freud la
pose comme valide en tout temps et en tout lieu, sur le mode « c'est
ainsi et pas autrement ». Cette façon de procéder relève du verrouillage
sophistique. La psychanalyse fonctionne en vase clos. D'ailleurs, si
jamais vous osez la critiquer, qu'est-ce qu'on vous rétorque ? Que vous
êtes dans un refoulement névrotique qui explique votre résistance…
J.-A. M. : Lacan le dit lui-même : la psychanalyse a toujours raison, c'est là sa principale faiblesse.
M. O. : On ne peut pas justifier
toutes les contradictions avec une pirouette. Freud, qui prétend dire le
vrai, n'arrête pas de dire une chose et son contraire. Son corpus n'est
pas un continuum doctrinal, mais un capharnaüm.
M. O. : Il n'y a pas de contradictions internes chez Leibniz ou chez Hegel.
J.-A. M. : Ah bon ? Et chez Michel Onfray ?
M. O. : Je m'efforce de faire en sorte qu'il n'y en ait pas.
M. O. : Là, vous prêchez un
convaincu. La seconde topique est un pur produit de la Première Guerre
mondiale ; mon approche psychobiographique s'en voit confirmée. Chez
Freud, il n'y a pas vraiment de contradiction entre les deux topiques,
il a juste changé de métaphore. Les discontinuités dont je parle sont
d'un autre ordre. De manière générale, dans toute son oeuvre, Freud
accumule les postulats infondés, il bâtit une vision du monde qui
suppose l'existence d'objets « théoriques » et d'arrières mondes
(l'inconscient, le complexe d'Œdipe, les topiques…) censés donner un
sens à la psychè et au monde réel. J'appelle cela une démarche
religieuse. La psychanalyse est une religion séculaire d'après la
religion, une religion postchrétienne… L'histoire du freudisme en
constitue le versant institutionnel : la Cause psychanalytique est
devenue une Église où l'on excommunie les frères en désaccord (Adler,
Jung), où l'on remet des bagues aux fidèles lors de cérémonies
officielles, où l'on rédige les évangiles de Freud présenté comme Dieu
le Père (l'hagiographie de Jones).
M. O. : Toute religion induit une
structure de domination. La thérapie psychanalytique elle-même implique
une relation de servitude que le libertaire que je suis ne peut
accepter. Assis derrière le divan, le psychanalyste est ce maître, ce
logothérapeute qui prétend guider et soigner par le verbe l'âme de ses
patients. Sur la pratique psychanalytique, j'ai découvert des textes
édifiants de Freud, notamment sur le thème de l'attention flottante :
l'idée selon laquelle l'analyste pourrait dormir et le patient continuer
à parler… Dans ses lettres à Fliess, Freud confie qu'il lui est arrivé
de s'endormir lors de la cure d'un patient ! Il écrit que ce ne sont pas
les oreilles du psychanalyste qui écoutent, mais les inconscients qui
communiquent.
J.-A. M. : Vous allez réussir à
m'énerver ! « L'attention flottante », c'est une mauvaise traduction. Le
sens exact du terme allemand employé par Freud est attention égale.
Ce concept signifie que l'analyste porte la même attention à tout ce
que dit le patient, qui a tendance à accorder une plus grande valeur à
certains mots ou à certains actes de langage. Donc le psychanalyste
écoute tout et s'intéresse aux éléments apparemment mineurs du discours,
lapsus, interruptions. Apprenez à maîtriser votre vocabulaire
freudien ! Et puis, jusqu'à preuve du contraire, la cure suppose une
part de consentement de la part du sujet, la soumission n'est pas si
totale.
M. O. : Oui, l'analyste fournit le
billet de train, mais c'est au patient d'effectuer le voyage. Ça ne
marche que si vous voulez que ça marche… Le procédé est vieux comme le
monde : le psychanalyste est un sorcier, un shaman qui s'appuie sur les
croyances établies quant à son pouvoir. Le cabinet fleure bon l'encens.
La cure psychanalytique illustre une branche de la pensée magique –
sachant que j'ai un grand respect pour celle-ci –, matrice des pensées
rationnelles. Là encore, je souhaite déboulonner une idée reçue : la
thérapie freudienne n'est nullement une technique scientifique qui
guérit automatiquement les psychopathologies. Elle fonctionne sur le
principe de l'effet placebo.
M. O. : En tant que discipline et
pratique, la psychanalyse bénéficie d'une aura émancipatrice : elle
libère, soigne. Sur le plan des idées, on estime qu'elle prolonge la
philosophie des Lumières, qu'elle représente un nouveau progrès dans
l'essor de la rationalité critique. La légende est belle, optimiste,
mais Freud est en réalité un antiphilosophe, un antimoderne. Sa morale
est fondée sur un profond pessimisme, qui apparaît dans des oeuvres
désespérées, tragiques et en même temps lucides comme L'Avenir d'une illusion ou Le Malaise dans la civilisation –
où la culture est décryptée comme un processus de répression des
instincts élémentaires. Sur le plan des moeurs, l'éros freudien ne
contribue pas à la libération sexuelle, mais au conformisme bourgeois et
au refoulement de la chair. La masturbation fait l'objet d'une
condamnation morale, car, dit-on, elle se rapporte à une sexualité sans
autrui, narcissique. En 1910, Freud utilise encore des sondes qu'il fait
entrer dans la verge des onanistes pour les guérir de ce prétendu mal…
Sa théorie en matière de sexualité énonce que l'être humain se développe
jusqu'à trouver dans le sexe opposé l'objet de fixation adéquat à sa
libido. Les homosexuels, quant à eux, ne parviendraient pas au terme de
cette évolution ; ils seraient inaccomplis… Même s'il a signé une
pétition en faveur de la décriminalisation des homosexuels, même s'il
exprime publiquement qu'ils ne sont pas des anormaux, il y a une
homophobie ontologique chez Freud. La femme est également pour lui un
garçon inachevé. Misogynie et phallocratie, un tableau très libéral !
M. O. : Mon propos reste Freud. Lacan, on verra plus tard, peut-être…
M. O. : Eh bien… Après m'être battu
pendant dix ans pour mettre sur pied mon université populaire, après
avoir été d'abord superbement ignoré par les intellectuels parisiens
pour cette démarche, disons que j'accueille cette nouvelle comme un
genre d'hommage.
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