vendredi 25 janvier 2013

Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain


Peter Sloterdijk est un provocateur qui fait de la philosophie à « coups de marteau » selon l’expression de Friedrich Nietzsche, son maître à penser.

En 1999, le philosophe allemand signe un coup d’éclat en publiant un petit texte d’à peine quarante pages, Règles pour le parc humain. Sous une formulation obscure et alambiquée, Sloterdijk présente quelques idées-forces aussi simples qu’ahurissantes.

• L’humanisme, défini comme « une façon de créer des amitiés à distance par l’intermédiaire de l’écriture », est né de l’écrit et a été diffusé par les livres.

• La littérature étant condamnée par les autres médias de masse, l’humanisme est donc en voie de disparition.

• L’humanisme était une façon d’éduquer, de discipliner, de « domestiquer » les gens. Aussi, les êtres humains, par nature inachevés, ont été domestiqués par la langue, la culture, la sédentarisation et le livre. Sloterdijk emploie à dessein des mots provocants (il parle de « dressage » et de « domestication » à propos des humains et les compare à des animaux domestiques).

• Une société civilisée est donc un « parc humain » dirigé par des élites qui sont les gardiens du troupeau : l’équivalent des éleveurs pour les animaux. D’où le problème : comment domestiquer les humains à une époque où le livre, donc l’humanisme, est en déclin ? 

• Sloterdijk suggère que les élites doivent désormais utiliser les nouveaux moyens « anthropotechniques » (il précisera plus tard qu’il s’agit des « techniques génétiques ») pour sélectionner une espèce apte à vivre en société.

On comprend que de telles positions allaient mettre en émoi le petit monde de l’intelligentsia. En Allemagne, puis en France, s’ensuivirent des réactions virulentes. Les uns, comme le philosophe allemand Jürgen Habermas, accusèrent Sloterdijk d’« eugénisme libéral ». D’autres, comme le Français Bruno Latour, saluèrent au contraire le fait d’avoir osé lever le tabou sur la question des technologies génétiques dans le débat public.


On comprend que la radicalité des propos, les mots employés – « surhomme », « sélection », « dressage », « parc humain » – ne pouvaient laisser indifférent. Et que les références à Nietzsche et Martin Heidegger réveillent des peurs sur les périodes sombres de l’histoire allemande. Mais ce qui étonne le plus dans ce débat autour des thèses, c’est la faiblesse des arguments avancés. Ainsi Sloterdijk assimile allègrement humanisme, lecture, éducation, socialisation comme si tout cela était une seule chose. Cette grossière assimilation (dans les sociétés où la culture livresque humaniste n’a pas été diffusée, les humains ne seraient-ils pas socialisés ?) lui permet d’annoncer que la fin programmée de la lecture va entraîner une désocialisation des humains. Un peu plus loin, l’éducation des humains est mise en lien avec leur sédentarisation, comme si avant le Néolithique (période de domestication des animaux et de sédentarisation des humains), il n’y avait pas de socialisation. Et tout est à l’avenant…

Le plus étonnant dans cette affaire n’est donc pas qu’un philosophe puisse professer des idées radicales à l’encontre de l’esprit du temps et des bien-pensants – après tout, c’est aussi son rôle –, mais qu’autant d’affirmations péremptoires puissent passer pour de la pensée.

Dans ces conditions, dira-t-on, pourquoi lui faire une place dans une bibliothèque idéale ? Parce qu’il porte en lui une vision du monde nouvelle bien que dérangeante ? Parce qu’il y a une certaine jubilation à voir un philosophe bad boy secouer les esprits bourgeois bien-pensants ? Parce qu’il fut l’un des premiers à poser sur la scène publique la question du posthumain : comment les techniques vont nous permettre de transformer notre propre condition humaine ? Avouons qu’il y a un peu de tout cela. Et que cela donne aussi une idée de l’état de la pensée au début du XXIe siècle.
Peter Sloterdijk

En septembre 1999, Sloterdijk publie une conférence intitulée « Règles pour le parc humain » (réflexion sur l’humanisme, la génétique et les problèmes posés par ce qu’il nomme la « domestication de l’être humain »). Le mot « Selektion », très chargé de connotations en Allemagne, dans son texte lui vaut d’être très critiqué.

La philosophie à coup de marteau
"Bien que déjà connu pour sa Critique de la raison cynique (encensé en son temps par Jürgen Habermas, 1983), Peter Sloterdijk a créé un beau scandale avec ses Règles pour le parc humain (1999).


Sloterdijk est un provocateur dont les idées fascinent par son refus du « politiquement correct ». Fils spirituel de Friedrich Nietzsche et de Martin Heidegger, il assume par exemple des thèses radicalement antidémocratiques. Méprisant les masses serviles, ils vantent les valeurs des « héros » et des « vrais hommes », ceux qui savent affronter les épreuves, se hisser par l’effort au-dessus de leur condition. Dans Tu dois changer ta vie !, Sloterdijk exalte les vertus de l’athlète qui s’impose des privations et une discipline de fer afin de réaliser des projets. C’est sur ce modèle ascétique qu’il conçoit le rôle de la culture.


Sloterdijk n’est pas un auteur facile à lire. S’il philosophe « à coup de marteau », il écrit aussi avec un gourdin : prose lourde, digressions interminables, constructions obscures, affirmations à l’emporte-pièce." Jean-François Dortier

La Dialectique de la raison

Lorsque Max Horkheimer et Theodor Adorno entament la rédaction de La Dialectique de la raison, l’Europe est à feu et à sang, Les deux philosophes allemands sont en Californie, où l’exil les a menés. L’ouvrage qu’ils écrivent à quatre mains est composite, et ses préoccupations reflètent leur situation : le quatrième chapitre est une critique des industries du divertissement américain, le dernier, une analyse de l’antisémitisme, tel qu’il s’accomplit sous le nazisme. Quel rapport, dira-t-on ? La réponse est donnée en préambule : la « culture de masse » tout comme le racisme sont des phénomènes certes différents, mais ont en commun de s’appuyer sur une idéologie issue de la perversion de l’« Aufklärung (1)  » (traduit en français par « raison »). Les Lumières sont associées, ordinairement, à l’émancipation intellectuelle, sociale et politique de l’homme moderne. Mais, selon Adorno et Horkheimer, ces espoirs ont donné naissance à leur contraire : le « mythe » moderne de la rationalité instrumentale, qui transforme l’homme et la nature en objets de domination ou de consommation. Tout y participe : les sciences, la culture, l’industrie, le capitalisme, l’ordre politique et philosophique, mus par les mots d’ordre de rationalité, d’utilité et de formatage de l’individu. « La raison, écrivent-ils, est totalitaire. » Ainsi, les industries culturelles américaines (la radio, la télévision, le cinéma, le jazz et les comics) ne produisent-elles que des stéréotypes abêtissants et ennuyeux : « Le plaisir se fige dans l’ennui, du fait que pour rester un plaisir, il ne doit plus demander d’effort. » Engendrant l’« apathie du consommateur », ces biens culturels bon marché sont alléchants mais aliénants. Pour Adorno, c’est l’antithèse de l’art. L’antisémitisme, lui aussi, est un aspect du « mythe de la raison » dans la mesure où il ne s’appuie plus sur des arguments religieux, mais sur une « science des races ». Mais c’est surtout, pour les masses subjuguées par le fascisme, un stéréotype sans contenu réel, un dogme auquel on adhère aveuglément sans le critiquer. 


Or, la critique (2) est, pour Adorno et Horkheimer, l’essence même de la pensée libre et créative. Ce simple fait les retient d’envisager quel serait un usage positif de la raison (qu’ils appellent pourtant « vérité », mais écrivent : « La vérité est ce qu’elle n’est pas »). Leur message, entièrement négatif, n’indique aucune voie de salut. 

Les conclusions sombres de La Dialectique de la raison, paru en période de reconstruction, n’ont pas trouvé beaucoup d’échos favorables sur le moment. La langue recherchée et les nombreuses digressions que comportait ce texte n’en ont pas facilité le succès. Vingt ans seront nécessaires pour connaître une renaissance et se voir, dans le bouillonnement des années 1960, crédité d’acte fondateur d’une théorie critique de l’idéologie dominante qui aura une longue postérité. 


NOTES
1.Aufklärung

Pendant allemand des Lumières européennes, soit le mouvement culturel et philosophique qui, du XVIe au XVIIIe siècle, s’élève, au nom de la raison, contre l’arbitraire du pouvoir monarchique et de la tradition religieuse.

2.Théorie critique
Méthode de pensée consistant à faire apparaître les manques et les contradictions des idées dominantes et de l’état social des choses. Construire des alternatives peut, selon le cas, être jugé impossible ou au contraire nécessaire.

La seconde vie de la « théorie critique » 

Le philosophe Georg Lukacs, marxiste rival de l’école de Francfort, se moquait encore dans les années 1960 du pessimisme abismal de La Dialectique de la raison. Mais l’esprit de la révolte qui grondait contre la société de consommation remit le livre sur la sellette. En compagnie d’Herbert Marcuse, Horkheimer et Adorno inspirèrent, pas forcément dans le style mais dans l’esprit, bon nombre de penseurs critiques les plus marquants de l’époque, marxistes ou non, et ceci jusqu’aux philosophes de la postmodernité : Guy Debord, Roland Barthes, Jean Baudrillard, Michel Foucault, et, après eux, Jacques Derrida et Giorgio Agamben. Ce qui ne les empêchera pas d’être chahutés en 1968… Parallèlement, la tradition de l’école de Francfort se poursuivra avec Jürgen Habermas, dans une direction plus constructive, avant de revenir, avec son successeur Axel Honneth, à un point de vue certes critique mais nullement aussi pessimiste que celui d’Horkheimer et Adorno.

Max Horkheimer (1895-1973)
Philosophe et sociologue, membre fondateur, à l’université de Francfort, de l’Institut pour la recherche sociale en 1930, en compagnie de Walter Benjamin et Herbert Marcuse. Exilé en 1938, il rouvre l’Institut en 1949, et y poursuivra sa carrière. Son apport principal, ancré sur un fond marxiste, est celui de la critique du rôle de la raison dans le monde moderne. On lui doit Éclipse de la raison, 1949, et Théorie critique, 1970.


Theodor Adorno (1903-1969)
Compositeur, musicologue et philosophe, Theodor Adorno rejoint le groupe de l’Institut en 1932, puis s’exile en 1934 aux états-Unis. Investi dans le développement de la théorie critique, Adorno couvre en particulier son volet esthétique. De retour à Francfort en 1949, il succédera à Max Horkheimer en 1958. Il lègue plusieurs œuvres, dont Minima moralia. Réflexions sur la vie mutilée, 1951, et La Dialectique négative, 1966.

La Philosophie comme 
manière de vivre

Pierre Hadot
“Ne plus se projeter dans l’avenir, mais considérer en elle-même et pour elle-même l’action que l’on fait.”

Qu’est-ce que philosopher ? Construire, pièce par pièce, une théorie, une doctrine par lesquelles le monde, ou du moins l’une de ses parties, va se trouver éclairé ? Non, pour Pierre Hadot, connaisseur érudit du stoïcisme ancien et du néoplatonisme, philosopher est « protreptique » : c’est une invitation pour le lecteur à se tourner lui-même vers la vie philosophique. Et si Hadot le dit ainsi, c’est que ses maîtres anciens ne faisaient pas autrement. Pour Plotin, Épictète, Marc-Aurèle, qu’il a commencé par traduire et commenter, la philosophie était un exercice spirituel en vue de l’établissement d’un genre de vie. Contrairement à ce qu’une longue tradition affirme, leurs textes n’avaient pas vocation à former un système, mais à former des disciples à la pratique d’une existence. 


Leurs contemporains ne s’y trompaient pas, explique Hadot. Ils caractérisaient les platoniciens comme « hautains », les épicuriens comme « des gens qui ne mangeaient rien », les stoïciens comme « austères ». Quant aux cyniques, ils n’enseignaient rien, mais vivaient, comme Diogène, de façon provocante. Chaque école philosophique était une manière de vivre et de se positionner dans la cité et dans le monde. Les péripatéticiens (Aristote) avaient une discipline d’étude des sciences naturelles, des mathématiques, de la géométrie, de l’économie. Les néoplatoniciens de l’Antiquité tardive se retiraient dans une vie de l’esprit qui les rapprochait de la mystique chrétienne. Quant aux sceptiques, ils refusaient de juger et se complaisaient dans l’obéissance aux lois. Si tous, dans le même temps, s’efforçaient d’élaborer des vues plus larges, c’était en fonction de la vie qu’ils entendaient mener. Ainsi Platon, en affirmant qu’il « fallait apprendre à mourir », pensait avant tout au détachement de l’âme et du corps, c’est-à-dire à l’exercice d’une vie intellectuelle au quotidien. Tous ces exemples, souligne Hadot, ont un écho dans l’histoire postérieure de la pensée : Érasme, Montaigne, Emmanuel Kant, Friedrich Nietzsche, et, plus près de nous, Ludwig Wittgenstein et Martin Heidegger incarnent, eux aussi, des formes d’existences philosophiques. Même s’il revendiquait le rôle d’historien de la discipline, Hadot a tiré de sa propre expérience une puissante leçon en confiant que penser à la mort l’a toujours aidé à mieux vivre, « comme si l’on vivait son dernier jour ».

Mille plateaux


Gilles Deleuze, Félix Guattari 

«  Un livre n’a pas d’objets ni de sujets, il est fait de matières diversement formées, de dates et de vitesses très différentes. » Gilles Deleuze et Félix Guattari, refusant le modèle traditionnel du « livre-racine » incapable de saisir la multiplicité, corédigent un livre unique, pensé comme une véritable expérimentation. Mille plateaux est une œuvre conçue selon une multitude de strates, de « plateaux », les uns reliés aux autres, sans ordre ni hiérarchie. Pour Deleuze, ce livre est l’aboutissement de sa pensée antisystématique déjà développée dans Différence et Répétition (1968) et Logique du sens (1969) où il élabore les prémices d’une nouvelle métaphysique qui promeut une philosophie de la multiplicité contre une philosophie de l’unité. Second tome, après L’Anti-Œdipe (1972), de Capitalisme et Schizophrénie, Mille plateaux poursuit la quête d’une pensée antiacadémique, débarrassée de tout « appareil de savoir ». Il aspire à s’adresser aux non-philosophes, à libérer la philosophie de sa propre école d’intimidation qui n’admettrait en son sein que les spécialistes des textes. Aussi le rêve de Deleuze est-il de fonder une « pop’philosophie » qui, à la manière de la pop’culture, atteindrait un public de masse.
« Schizoanalyse », « ritournelle », « ligne de fuite », « rhizome »…, l’œuvre fourmille de concepts aussi inédits que déroutants. C’est aussi et surtout une œuvre de critique politique. Contre le dogme du capitalisme qui place l’individu au centre de l’organisation sociale, Deleuze et Guattari déconstruisent ce dernier : il est multiple, traversé par des subjectivités sociales, en perpétuel changement. Il n’est qu’un point placé au milieu d’un réseau, c’est-à-dire un système « rhizomatique » articulant diverses formes, divers traits, chacun pouvant être connecté avec n’importe quel autre. Extension biologique d’une plante vivace, le rhizome n’est pas une racine. Il ne descend pas sous la terre mais s’étend horizontalement et se propage en diverses lignes ayant leur vie propre. Le rhizome évoque le nomadisme originel, il est « déterritorialisant ». Ainsi, écrivent-ils, « il n’y a pas de langue-mère, mais prise de pouvoir par une langue dominante dans une multiplicité politique. La langue se stabilise autour d’une paroisse, d’un évêché, d’une capitale. » Cartographiant « les lignes de fuites » sur lesquelles les rapports sociaux se construisent et se recomposent, l’œuvre attaque de front le principe d’arborescence qui se trouve au cœur de l’organisation bureaucratique. Mais alors que Mille plateaux suscite à sa parution une fascination évidente auprès des milieux libertaires et soixante-huitards, le livre en est venu aujourd’hui, bien malgré lui, à nourrir toute une littérature managériale postmoderne, où Luc Boltanski et Ève Chiapello ont vu le germe d’un « nouvel esprit du capitalisme ».

Gilles Deleuze (1925-1995)
Né à Paris, Gilles Deleuze étudie à la Sorbonne entre 1944 et 1948, année où il obtient l’agrégation de philosophie. Il est nommé chargé d’enseignement à l’université de Lyon en 1964. En 1968, il publie sa thèse en 1968 : Différence et Répétition. Deleuze définit sa propre voie philosophique en 1969 avec Logique du sens et rencontre Félix Guattari, avec lequel il poursuit son travail et l’infléchit. Nommé à l’université Paris‑VIII en 1970, il y restera jusqu’à sa retraite en 1987. C’est durant ces années qu’il publie, avec Félix Guattari, L’Anti-Œdipe (1972).
Félix Guattari (1930-1992)
Il s’oriente à partir de 1950 vers la psychiatrie. Avec le psychiatre Jean Oury, il travaille toute sa vie à la clinique psychiatrique de La Borde à Cour-Cheverny. En 1970, il crée le Cerfi (Centre d’études et de recherches et de formation institutionnelle). Il développera alors avec Gilles Deleuze un travail philosophique rythmé par la parution d’ouvrages majeurs, dont le premier, L’Anti-Œdipe (1972) a fait scandale chez les psychanalystes.

Karl Popper, Thomas Kuhn : Vie et mort des découvertes

Logique de la découverte scientifique, 1934.

Karl R. Popper 

En 1919, une équipe de physiciens observa que, comme l’avait prédit Albert Einstein, les rayons lumineux étaient courbés à proximité du Soleil. Cette confirmation de la théorie de la relativité générale frappa le jeune Viennois Karl Popper. S’inspirant de l’exemple d’Albert Einstein, qui avait déclaré que sa nouvelle théorie devait être incorrecte si le phénomène prédit n’était pas observé, Popper avança que le propre d’une théorie scientifique était de prévoir des expériences qui pourraient éventuellement la réfuter. En revanche, les théories évitant de donner prise aux réfutations, que ce soit en restant très vagues ou en multipliant les hypothèses auxiliaires ad hoc, devaient être considérées comme pseudoscientifiques. La psychanalyse et le marxisme, selon lui, étaient des exemples typiques de théories non réfutables.
Cette idée d’une démarcation entre science et pseudoscience était étroitement associée à une critique de l’induction (1). À la suite de David Hume, Popper faisait en effet remarquer qu’un nombre, aussi grand soit-il, d’observations positives ne permet pas de conclure à la vérité d’une proposition universelle, comme une loi physique. En revanche, des observations négatives nous autorisent à décréter qu’une proposition est fausse. Ainsi, la proposition « tous les cygnes sont blancs » n’est pas vérifiable, mais simplement réfutable : il suffit de trouver un cygne noir. Qui plus est, Popper rejetait l’idée que les théories scientifiques proviennent directement de l’observation puisque selon lui l’imagination joue un rôle non négligeable dans leur élaboration. L’important pour assurer la scientificité des théories est uniquement qu’elles soient réfutables. Ce qui signifie bien sûr qu’elles sont condamnées à rester définitivement conjecturales.

Ce disant, Popper s’en prenait directement aux néopositivistes du cercle de Vienne qui voulaient bâtir une véritable « conception scientifique du monde », prétendument vérifiable. Au-delà de cette controverse, sa thèse critiquait toute une conception de la science basée sur l’idée qu’il est possible de confirmer définitivement des théories.

Traduit en anglais en 1959 et en français en 1973, La Logique de la découverte scientifique est devenu rapidement une référence en philosophie des sciences. Il rencontra même un écho très favorable auprès d’une partie de la communauté scientifique. En revanche, certains historiens des sciences jugèrent que le critère de démarcation de Popper était trop sévère, car leurs études montraient qu’en réalité, les scientifiques sont loin de toujours chercher à réfuter les théories existantes.

Thomas Lepeltier (Sciences Humaines)

Karl Popper (1902-1994)
Karl Raimund Popper naît à Vienne d’un père avocat et d’une mère musicienne. Ses interrogations épistémologiques conduisent à la publication en 1934 de son œuvre majeure, La Logique de la découverte scientifique. D’origine juive, il émigre en 1937 en Nouvelle-Zélande, où il écrit son autre grand ouvrage, de philosophie politique cette fois, La Société ouverte et ses ennemis (1945). L’année suivante, il obtient un poste à l’École d’économie de Londres grâce à l’appui de l’économiste Friedrich von Hayek et de l’historien d’art Ernst Gombrich. Il y restera jusqu’à sa mort.

La Structure 
des révolutions scientifiques, 1962.

Thomas S. Kuhn 

L’observation et l’expérience peuvent et doivent réduire impitoyablement l’éventail 
des croyances scientifiques admissibles, autrement 
il n’y aurait pas de science.
 
La Structure des révolutions scientifiques a eu une influence considérable chez les scientifiques mais aussi chez bon nombre de spécialistes de sciences humaines : historiens, économistes, sociologues… Publié en 1962 et tiré depuis à un million d’exemplaires, ce livre au succès indéniable a fait sa petite révolution sur la manière de penser la science, et s’est attiré nombre de critiques. Thomas Kuhn, professeur au MIT, y renouvelle en effet complètement la dynamique même du progrès scientifique.


Selon la doctrine positiviste dominante, le progrès des sciences naissait de l’accumulation des connaissances. On concevait qu’en ajoutant des résultats aux théories, on devrait se rapprocher toujours plus du vrai au fur et à mesure des siècles. Selon Kuhn, cela ne se passe pas ainsi. Le progrès scientifique procède par une succession de périodes calmes et de ruptures. Pendant les périodes stables, la discipline se développe, organisée autour d’un paradigme (2) dominant, sorte de cadre théorique auquel adhère la communauté des professionnels du moment. Par exemple, la mécanique newtonienne a fonctionné ainsi du XVIIe siècle au début du XXe siècle sans être remise en cause. On y accumule des connaissances, mais aussi des problèmes à résoudre.


Lorsque ces anomalies se multiplient, une crise survient, qui peut déboucher sur une révolution scientifique. Un nouveau paradigme, contredisant l’ancien, produira de nouveaux cadres de pensée. La théorie de la relativité d’Albert Einstein par exemple a permis de rendre compte de faits inexpliqués, telle l’impossibilité de dépasser la vitesse de la lumière dans le vide. Et c’est ainsi que la physique des particules s’est émancipée de la physique newtonienne. Par ce schéma, Kuhn souligne également l’inscription sociale de l’activité scientifique. Si une certaine théorie domine provisoirement, c’est qu’un réseau de chercheurs la défend et la propage. Au IIIe siècle av. J.‑C., Aristarque de Samos défendait déjà l’hypothèse héliocentrique, mais aucune oreille ne l’écoutait. Le système géocentrique de Ptolémée satisfaisait aux exigences de la science normale (3) de l’époque.


Loin donc de suivre le cours d’un long fleuve tranquille, le progrès des sciences est discontinu : il procède par bonds, conflits, et rivalités… Kuhn souligne par là même le caractère relatif de la connaissance et met en question l’objectivité des scientifiques. Cette conception en hérissera plus d’un…


Sophie Desbois (Sciences Humaines)


Thomas Kuhn (1922-1996)
Docteur en physique en 1949, Thomas Kuhn enseigne tout d’abord l’histoire des sciences à Harvard, qu’il quitte en 1956 pour Berkeley. Il publie en 1962 La Structure des révolutions scientifiques, ouvrage dans lequel il soutient, contre Karl Popper, que les théories scientifiques ne sont pas invalidées dès qu’elles sont réfutées, mais plutôt dès qu’elles sont remplacées par une autre théorie. En 1964, il est nommé professeur à l’université de Princeton, puis s’installe à Boston en 1979 où il enseignera au MIT jusqu’en 1991.

NOTES
1.Démarche consistant à conjecturer des lois ou des théories à partir d’une série de faits convergents. 
La déduction est le mouvement inverse : on part de la théorie pour prédire des faits probables.

2.Chez Thomas Kuhn, ensemble cohérent d’idées, de lois et de résultats empiriques appuyant ou corroborant une théorie scientifique.

3.État de la science accepté par la communauté en un moment de l’histoire .