vendredi 25 janvier 2013

Mille plateaux


Gilles Deleuze, Félix Guattari 

«  Un livre n’a pas d’objets ni de sujets, il est fait de matières diversement formées, de dates et de vitesses très différentes. » Gilles Deleuze et Félix Guattari, refusant le modèle traditionnel du « livre-racine » incapable de saisir la multiplicité, corédigent un livre unique, pensé comme une véritable expérimentation. Mille plateaux est une œuvre conçue selon une multitude de strates, de « plateaux », les uns reliés aux autres, sans ordre ni hiérarchie. Pour Deleuze, ce livre est l’aboutissement de sa pensée antisystématique déjà développée dans Différence et Répétition (1968) et Logique du sens (1969) où il élabore les prémices d’une nouvelle métaphysique qui promeut une philosophie de la multiplicité contre une philosophie de l’unité. Second tome, après L’Anti-Œdipe (1972), de Capitalisme et Schizophrénie, Mille plateaux poursuit la quête d’une pensée antiacadémique, débarrassée de tout « appareil de savoir ». Il aspire à s’adresser aux non-philosophes, à libérer la philosophie de sa propre école d’intimidation qui n’admettrait en son sein que les spécialistes des textes. Aussi le rêve de Deleuze est-il de fonder une « pop’philosophie » qui, à la manière de la pop’culture, atteindrait un public de masse.
« Schizoanalyse », « ritournelle », « ligne de fuite », « rhizome »…, l’œuvre fourmille de concepts aussi inédits que déroutants. C’est aussi et surtout une œuvre de critique politique. Contre le dogme du capitalisme qui place l’individu au centre de l’organisation sociale, Deleuze et Guattari déconstruisent ce dernier : il est multiple, traversé par des subjectivités sociales, en perpétuel changement. Il n’est qu’un point placé au milieu d’un réseau, c’est-à-dire un système « rhizomatique » articulant diverses formes, divers traits, chacun pouvant être connecté avec n’importe quel autre. Extension biologique d’une plante vivace, le rhizome n’est pas une racine. Il ne descend pas sous la terre mais s’étend horizontalement et se propage en diverses lignes ayant leur vie propre. Le rhizome évoque le nomadisme originel, il est « déterritorialisant ». Ainsi, écrivent-ils, « il n’y a pas de langue-mère, mais prise de pouvoir par une langue dominante dans une multiplicité politique. La langue se stabilise autour d’une paroisse, d’un évêché, d’une capitale. » Cartographiant « les lignes de fuites » sur lesquelles les rapports sociaux se construisent et se recomposent, l’œuvre attaque de front le principe d’arborescence qui se trouve au cœur de l’organisation bureaucratique. Mais alors que Mille plateaux suscite à sa parution une fascination évidente auprès des milieux libertaires et soixante-huitards, le livre en est venu aujourd’hui, bien malgré lui, à nourrir toute une littérature managériale postmoderne, où Luc Boltanski et Ève Chiapello ont vu le germe d’un « nouvel esprit du capitalisme ».

Gilles Deleuze (1925-1995)
Né à Paris, Gilles Deleuze étudie à la Sorbonne entre 1944 et 1948, année où il obtient l’agrégation de philosophie. Il est nommé chargé d’enseignement à l’université de Lyon en 1964. En 1968, il publie sa thèse en 1968 : Différence et Répétition. Deleuze définit sa propre voie philosophique en 1969 avec Logique du sens et rencontre Félix Guattari, avec lequel il poursuit son travail et l’infléchit. Nommé à l’université Paris‑VIII en 1970, il y restera jusqu’à sa retraite en 1987. C’est durant ces années qu’il publie, avec Félix Guattari, L’Anti-Œdipe (1972).
Félix Guattari (1930-1992)
Il s’oriente à partir de 1950 vers la psychiatrie. Avec le psychiatre Jean Oury, il travaille toute sa vie à la clinique psychiatrique de La Borde à Cour-Cheverny. En 1970, il crée le Cerfi (Centre d’études et de recherches et de formation institutionnelle). Il développera alors avec Gilles Deleuze un travail philosophique rythmé par la parution d’ouvrages majeurs, dont le premier, L’Anti-Œdipe (1972) a fait scandale chez les psychanalystes.

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