De Robespierre à Blum, Simone Weil ou Cohn-Bendit, le parti du
progrès a offert de multiples nuances depuis le XVIIIe siècle. D'analyse
en portrait croisé, Jacques Julliard renouvelle en profondeur notre
vision de la politique française. Extraits.
Les Gauches françaises. 1762-2012 : histoire, politique et imaginaire* est
la première synthèse sur les gauches françaises, du XVIIIe siècle à nos
jours, des philosophes des Lumières à François Hollande. Notre
éditorialistes, Jacques Julliard, montre ce que la gauche a retenu de
chaque période historique : l’idée du progrès du XVIIIe siècle
finissant, les droits de l’homme de la Révolution, le parlementarisme de
la monarchie censitaire, le suffrage universel de 1848, la laïcité de
la IIIe République, la civilisation du travail du Front populaire, la
patience du pouvoir de François Mitterrand. Ainsi se sont nourries
quatre gauches : libérale, jacobine, collectiviste, libertaire.
EXTRAITS
La gauche en trois définitions :
1. La gauche est née de la rencontre de deux grandes idées, l'idée de progrès, l'idée de justice. La première est un produit de la raison judéo-chrétienne, qui s'est incarnée dans l'esprit scientifique, auquel les Lumières du XVIIIe siècle et surtout l'Encyclopédie ont donné un nouvel élan, grâce à son prolongement pratique : la technique. La seconde idée est le fruit d'un sentiment que l'on peut dire éternel, dont le mouvement ouvrier naissant, victime d'une société profondément inégalitaire, a fait au XIXe siècle une exigence fondamentale : le sentiment de justice. Otez l'une ou l'autre de ces deux idées, et il ne reste rien de ce que l'on appelle la gauche. Sans le progrès, elle n'est plus qu'une entreprise de bienfaisance, incapable de s'attaquer aux causes de l'injustice. Sans la justice, elle se réduit à un lobby technocratique, qui fait une confiance aveugle à l'évolution naturelle de la société moderne. [...]
2. Mais nous n'avons considéré ici que l'aspect socio-scientifique de la question. Cette montée de la philosophie du progrès va de pair avec l'individualisme, celui qui s'affirme avec la Révolution française. La philosophie du progrès s'associe à l'épanouissement politique et moral de l'individu, alors que la doctrine absolutiste de l'Ancien Régime donne la priorité aux valeurs communautaires, celles qui reposent dans la famille, la corporation, la province et l'Etat lui-même. La «révolution des droits de l'homme» (Marcel Gauchet) est essentiellement une révolution des individus. Ce sont eux et eux seuls qui sont porteurs de droits et qui, à ce titre, constituent la cellule de base de la société.
3. En outre, cet individualisme a partie liée à la démocratie, considérée comme doctrine de la souveraineté du peuple. C'est l'objet même de la Révolution française que l'affirmation de cette souveraineté qui sera longtemps contestée par les partisans du principe monarchique. Lorsque les états généraux se proclament Assemblée nationale, puis Assemblée constituante, ils affirment de façon éclatante un principe nouveau et même, par excellence, le principe des temps nouveaux. Il serait anachronique d'affirmer que le principe de la souveraineté populaire a été imposé par la gauche ; mais c'est en référence à ce principe que la gauche prend corps ; et c'est en s'en réclamant qu'elle s'affirme tout au long du XIXe siècle.
La religion cachée de la gauche
L'omnipotence de la politique, à tout le moins son «omnicompétence», est depuis plus de deux siècles un des critères distinctifs les plus sûrs entre la gauche et la droite. «Tout est possible», s'écrie Marceau Pivert en 1936 après le succès électoral du Front populaire ; «Tout est politique», dit-on en 1968. De telles propositions ne sont sans doute pas acceptées par tous les hommes de gauche. Dans toute limitation du champ politique, l'homme de gauche aperçoit cependant toujours quelque complot ourdi contre la souveraineté populaire ; il y a dans son subconscient l'image de la pâte humaine conçue comme la cire molle de Descartes ou la page blanche de Mao : un champ tout entier ouvert à la politique. De par son ambition prométhéenne, la politique moderne est le sublime et redoutable cadeau que la Révolution a fait à tous ses partisans.
La croyance quasi mystique dans la toute-puissance de la politique est la religion cachée de la gauche. C'est elle qui lui a donné longtemps un supplément de légitimité venu s'ajouter à l'héritage des principales vertus révolutionnaires. Tel est l'un des fruits du jacobinisme. Il en est un autre, valable pour la France entière, qui est le primat de la république sur la démocratie.
Qu'est-ce qu'un militant socialiste ?
Ainsi se dessine la figure originale du militant socialiste, différente de celle du républicain jacobin, telle qu'Alain l'a fait vivre. Comme ce dernier, le militant socialiste est féru du rôle de l'Etat, de l'importance des services publiques, du rôle décisif de l'école dans la formation du citoyen. Comme lui, il est vigilant à l'égard de l'Eglise, et se montre même activement anticlérical, surtout s'il est enseignant. Comme lui encore, il est pacifiste, voire antimilitariste. Où donc alors est la différence ?
Elle est double. Alors que le jacobin est un individualiste impénitent, le socialiste croit à la force des organisations. S'il est communiste, il parlera du «Parti» tout court, en des termes qui relèvent de la piété filiale.
Cette fidélité lui a fait souvent tout accepter, y compris l'inacceptable. Juge-t-on moralement sa mère ? Ce «cocooning» communiste, bien décrit par Annie Kriegel, finit par faire oublier que le but d'un mouvement politique est la conquête du pouvoir : pas question d'envisager un pouvoir qui aurait pour effet de desserrer les liens familiaux. Cette tiédeur du nid familial est au communiste ce que les cérémonies républicaines sont au jacobin et la chaleur communicative des banquets au notable radical.
L'autre différence tient à la vision de la société : le jacobin croit à la possibilité d'une réconciliation universelle sous les auspices de l'idée de raison et de l'idée de justice, l'Etat n'étant autre chose que l'universel abstrait, de type régalien, opérateur suprême de cette grande Pentecôte laïque. Le jacobin croit à l'Un. A l'inverse, le socialiste est persuadé que la lutte des classes est le moteur de l'histoire et que l'antagonisme entre le monde du capital et le monde du travail est irréductible, aussi longtemps que les forces et les ressorts du premier n'auront pas été annihilés. Le socialiste croit au multiple. Oh ! sans doute, il existe bien la possibilité d'un dépassement de cet antagonisme fondamental, mais il renvoie à un au-delà transhistorique de la séquence actuelle.
Le cadeau de Robespierre à Danton
Il serait logique que face à ce robespierrisme moral qui continue d'imprégner la vie politique française, et notamment la gauche, avec son cortège de pulsions exterminatrices et de repentances rédemptrices, le dantonisme, fait de mépris et d'indulgence à l'égard de la faute, ait préfiguré une tradition politique plus consensuelle. Et c'est bien ainsi que l'entendent tous ceux qui ont voulu en faire la première figure de la démo- cratie parlementaire et tranquille, au premier chef les historiens républicains dont on a déjà parlé. Mais comme Gambetta, auquel il est loisible de le com- parer, ce grand orateur réussit mieux dans les circonstances extraordinaires que dans la république tranquille qui pour- rait avoir ses préférences.
Le départ en ballon de Gambetta pour Tours, le 7 octobre 1870, est un peu l'équivalent de l'appel à l'audace et à la mobilisation au mois de mars 1793, face au danger extérieur. Comme Gambetta près d'un siècle plus tard, Danton est une figure patriotique qui réussit moins bien dans la gestion des affaires intérieures et dont l'action connaît d'étranges absences. Un dictateur en puissance, Danton, comme le voudraient Auguste Comte et la tradition positiviste ? Allons donc ! Chaque fois que le pouvoir suprême s'approche de lui, et qu'il n'aurait qu'un geste à faire pour le saisir, il se dérobe. Velléitaire, alors ? Pas davantage. Son goût de la jouissance immédiate, son scepticisme sur le genre humain et peut-être aussi sur le devenir de la Révolution suffisent largement à expliquer ses éclipses.
Mais en le sacrifiant bien inutilement à son exigence d'absolu, Robespierre a fait de lui pour la postérité ce qu'il n'était pas en vérité : un défenseur de la liberté dans la Révolution, qui mettait l'unité de la nation au-dessus des passions partisanes. Dans la grande lignée des ennemis de la guillotine, c'est-à-dire en définitive de la raison d'Etat, il occupe une place à part : celle qu'il a gagnée en payant de sa vie son horreur du sang versé. Il incarne une gauche non sectaire, patriote, soucieuse de l'unité de la nation ; une République capable de se faire aimer par ses ennemis eux-mêmes.
Simone Weil plus libertaire que Cohn-Bendit
Chaque famille politique est grosse d'une déviation qui lui est particulière : dans le cas du libéralisme, c'est un économisme débridé fondé sur la recherche exclusive du profit individuel ; avec le jacobinisme, c'est le culte de l'Etat et de la centralisation, célébrés en dehors de toute considération d'efficacité ; dans celui du collectivisme, c'est la tyrannie bureaucratique et même le totalitarisme. Dans le cas du libertarisme, c'est un individualisme vulgaire et égoïste, une négation de l'intérêt général, accompagnée d'une vision purement consumériste de l'Etat et des institutions sociales.
C'est ainsi que la révolte contre les appareils se transforme en désinvestissement à l'égard de la chose publique ; le refus honorable de la dépendance envers la société cède le pas à une demande d'assistance permanente. Sous des apparences libertaires, la vision hédoniste et individualiste qui gagne du terrain est en réalité fille du capitalisme, non de sa contestation (voir Régis Debray dans Modeste contribution aux discours et cérémonies officielles du dixième anniversaire, Maspero, 1978). Victime de son succès, la pensée liber- taire tend à perdre la haute exemplarité sociale de ses militants les plus éminents.
De Proudhon à Simone Weil, en passant par Sorel et Pelloutier, les libertaires furent, selon la formule de ce dernier, «les amants passionnés de la culture de soi-même», acquis à une conception héroïque de l'existence, tentés par de véritables formes de sainteté laïque. Ce n'est pas pour rien que la plupart ont considéré la question religieuse non comme un jardin secret qu'il s'agit de cultiver, mais comme une partie intégrante de la question sociale. De toutes les pensées de gauche, le libertarisme est, on l'aura compris, celle qui s'apparente le plus à une éthique. Peu présente dans le champ politique, elle s'est emparée en vainqueur du champ social. Au risque de s'y perdre.
Admirable Léon Blum
Les hommes que nous admirons le plus, de Périclès à de Gaulle en passant par Gladstone, ont été des moralistes politiques qui se comportaient en hommes d'action chaque fois qu'il le fallait. Léon Blum appartient à cette lignée. Rien ne lui importait plus que la question de la moralité politique de la nation, au sens où un Charles Péguy, un Georges Sorel ont parlé de moralité. Critiquant le patronat dans A l'échelle humaine (1945), le livre écrit en captivité qui résume son expérience politique, Blum lui reproche son absence de désintéressement, sa bassesse de vues, ses calculs de boutiquier qui le rendent à ses yeux indigne de l'importante fonction qui est la sienne. Mais surprise ! il adresse un reproche analogue à la classe ouvrière, dont la supériorité morale ne lui apparaît pas suffisante pour qu'elle se substitue aux classes dirigeantes défaillantes.
Et, du reste, c'est toute la France qui souffre d'une véritable chute du potentiel moral : «Je suis convaincu que la France a beaucoup plus souffert de l'altération des moeurs politiques que du discrédit des institutions politiques [...]. Je suis convaincu que cette régénération morale est une des conditions, un des éléments du renouvellement de la France», s'écrie-t-il trois jours après son retour de Buchenwald, sans cacher une certaine déception sur l'état d'esprit qu'il découvre alors dans son pays.
«Régénération morale» : à chaque fois qu'il emploie cette expression, ce n'est pas à la morale individuelle qu'il fait allusion. Ce qu'il entend par là, c'est la capacité d'un groupe à dépasser ses intérêts immédiats pour se hausser à une ambition supérieure, valable pour la nation entière. Une politique de classe, si justifiée soit-elle, ne saurait tenir lieu de politique nationale. Il n'y a pas antinomie entre les deux, mais au contraire, dans le passage de l'une à l'autre, élargissement du cadre et du point de vue. L'humanisme de la vieillesse n'est pas un reniement du marxisme de l'âge mur. Mais c'est peut-être le retour aux ambitions littéraires et philosophiques de la jeunesse. Renonciation au socialisme ? En aucune façon ; mais retour à l'inspiration la plus haute du socialisme original, qui n'est pas l'apanage de la classe la plus défavorisée, mais une doctrine de salut pour l'humanité tout entière.
La gauche de Sartre et celle de Camus
Il y a donc bien une gauche selon Sartre et une gauche selon Camus. Si l'on ne craignait pas de rabaisser la confrontation à sa dimension politicienne, on suggérerait que l'une relève de la première gauche, l'autre de la deuxième. A la fin des fins, Sartre, s'il se défie des élections («élections, piège à cons»), fait étrangement confiance aux partis, tout au moins à l'un d'entre eux, le Parti communiste, jusqu'à une rupture tardive. Camus, lui, se trouve du côté des syndicats, et nommément de la tradition syndicaliste révolutionnaire. Il fait confiance à la démocratie, tout en lui résistant. Il y a dans sa politique quelque chose du citoyen contre les pouvoirs d'Alain. Son éloge de la mesure évoque les "checks and balances" du libéralisme britannique. Il n'a jamais renoncé totalement à ce qu'il appelait dans sa jeunesse son socialisme, mais ne compte guère sur les partis politiques pour le faire advenir. Sartre fait confiance à l'histoire, Camus, à la société.
Dirons-nous que la gauche Sartre est une gauche politique et la gauche Camus, une gauche morale ? Non pas, parce que l'un et l'autre sont des moralistes, qui jugent des événements selon une échelle de valeurs. La morale de Sartre, pour autant qu'elle s'applique à la politique, est indexée au sens de l'histoire. A condition d'ajouter qu'à ses yeux cette marche en avant est orientée vers le progrès et la justice. On n'imagine pas qu'il eût à ce point valorisé cette histoire, s'il avait été démontré qu'elle allait dans le sens de l'inégalité, de la domination, du fascisme. Le sens de l'histoire, c'est la rencontre providentielle du probable et du souhaitable, de la nécessité et de la justice.
EXTRAITS
La gauche en trois définitions :
1. La gauche est née de la rencontre de deux grandes idées, l'idée de progrès, l'idée de justice. La première est un produit de la raison judéo-chrétienne, qui s'est incarnée dans l'esprit scientifique, auquel les Lumières du XVIIIe siècle et surtout l'Encyclopédie ont donné un nouvel élan, grâce à son prolongement pratique : la technique. La seconde idée est le fruit d'un sentiment que l'on peut dire éternel, dont le mouvement ouvrier naissant, victime d'une société profondément inégalitaire, a fait au XIXe siècle une exigence fondamentale : le sentiment de justice. Otez l'une ou l'autre de ces deux idées, et il ne reste rien de ce que l'on appelle la gauche. Sans le progrès, elle n'est plus qu'une entreprise de bienfaisance, incapable de s'attaquer aux causes de l'injustice. Sans la justice, elle se réduit à un lobby technocratique, qui fait une confiance aveugle à l'évolution naturelle de la société moderne. [...]
2. Mais nous n'avons considéré ici que l'aspect socio-scientifique de la question. Cette montée de la philosophie du progrès va de pair avec l'individualisme, celui qui s'affirme avec la Révolution française. La philosophie du progrès s'associe à l'épanouissement politique et moral de l'individu, alors que la doctrine absolutiste de l'Ancien Régime donne la priorité aux valeurs communautaires, celles qui reposent dans la famille, la corporation, la province et l'Etat lui-même. La «révolution des droits de l'homme» (Marcel Gauchet) est essentiellement une révolution des individus. Ce sont eux et eux seuls qui sont porteurs de droits et qui, à ce titre, constituent la cellule de base de la société.
3. En outre, cet individualisme a partie liée à la démocratie, considérée comme doctrine de la souveraineté du peuple. C'est l'objet même de la Révolution française que l'affirmation de cette souveraineté qui sera longtemps contestée par les partisans du principe monarchique. Lorsque les états généraux se proclament Assemblée nationale, puis Assemblée constituante, ils affirment de façon éclatante un principe nouveau et même, par excellence, le principe des temps nouveaux. Il serait anachronique d'affirmer que le principe de la souveraineté populaire a été imposé par la gauche ; mais c'est en référence à ce principe que la gauche prend corps ; et c'est en s'en réclamant qu'elle s'affirme tout au long du XIXe siècle.
La religion cachée de la gauche
L'omnipotence de la politique, à tout le moins son «omnicompétence», est depuis plus de deux siècles un des critères distinctifs les plus sûrs entre la gauche et la droite. «Tout est possible», s'écrie Marceau Pivert en 1936 après le succès électoral du Front populaire ; «Tout est politique», dit-on en 1968. De telles propositions ne sont sans doute pas acceptées par tous les hommes de gauche. Dans toute limitation du champ politique, l'homme de gauche aperçoit cependant toujours quelque complot ourdi contre la souveraineté populaire ; il y a dans son subconscient l'image de la pâte humaine conçue comme la cire molle de Descartes ou la page blanche de Mao : un champ tout entier ouvert à la politique. De par son ambition prométhéenne, la politique moderne est le sublime et redoutable cadeau que la Révolution a fait à tous ses partisans.
La croyance quasi mystique dans la toute-puissance de la politique est la religion cachée de la gauche. C'est elle qui lui a donné longtemps un supplément de légitimité venu s'ajouter à l'héritage des principales vertus révolutionnaires. Tel est l'un des fruits du jacobinisme. Il en est un autre, valable pour la France entière, qui est le primat de la république sur la démocratie.
Qu'est-ce qu'un militant socialiste ?
Ainsi se dessine la figure originale du militant socialiste, différente de celle du républicain jacobin, telle qu'Alain l'a fait vivre. Comme ce dernier, le militant socialiste est féru du rôle de l'Etat, de l'importance des services publiques, du rôle décisif de l'école dans la formation du citoyen. Comme lui, il est vigilant à l'égard de l'Eglise, et se montre même activement anticlérical, surtout s'il est enseignant. Comme lui encore, il est pacifiste, voire antimilitariste. Où donc alors est la différence ?
Elle est double. Alors que le jacobin est un individualiste impénitent, le socialiste croit à la force des organisations. S'il est communiste, il parlera du «Parti» tout court, en des termes qui relèvent de la piété filiale.
Cette fidélité lui a fait souvent tout accepter, y compris l'inacceptable. Juge-t-on moralement sa mère ? Ce «cocooning» communiste, bien décrit par Annie Kriegel, finit par faire oublier que le but d'un mouvement politique est la conquête du pouvoir : pas question d'envisager un pouvoir qui aurait pour effet de desserrer les liens familiaux. Cette tiédeur du nid familial est au communiste ce que les cérémonies républicaines sont au jacobin et la chaleur communicative des banquets au notable radical.
L'autre différence tient à la vision de la société : le jacobin croit à la possibilité d'une réconciliation universelle sous les auspices de l'idée de raison et de l'idée de justice, l'Etat n'étant autre chose que l'universel abstrait, de type régalien, opérateur suprême de cette grande Pentecôte laïque. Le jacobin croit à l'Un. A l'inverse, le socialiste est persuadé que la lutte des classes est le moteur de l'histoire et que l'antagonisme entre le monde du capital et le monde du travail est irréductible, aussi longtemps que les forces et les ressorts du premier n'auront pas été annihilés. Le socialiste croit au multiple. Oh ! sans doute, il existe bien la possibilité d'un dépassement de cet antagonisme fondamental, mais il renvoie à un au-delà transhistorique de la séquence actuelle.
Le cadeau de Robespierre à Danton
Il serait logique que face à ce robespierrisme moral qui continue d'imprégner la vie politique française, et notamment la gauche, avec son cortège de pulsions exterminatrices et de repentances rédemptrices, le dantonisme, fait de mépris et d'indulgence à l'égard de la faute, ait préfiguré une tradition politique plus consensuelle. Et c'est bien ainsi que l'entendent tous ceux qui ont voulu en faire la première figure de la démo- cratie parlementaire et tranquille, au premier chef les historiens républicains dont on a déjà parlé. Mais comme Gambetta, auquel il est loisible de le com- parer, ce grand orateur réussit mieux dans les circonstances extraordinaires que dans la république tranquille qui pour- rait avoir ses préférences.
Le départ en ballon de Gambetta pour Tours, le 7 octobre 1870, est un peu l'équivalent de l'appel à l'audace et à la mobilisation au mois de mars 1793, face au danger extérieur. Comme Gambetta près d'un siècle plus tard, Danton est une figure patriotique qui réussit moins bien dans la gestion des affaires intérieures et dont l'action connaît d'étranges absences. Un dictateur en puissance, Danton, comme le voudraient Auguste Comte et la tradition positiviste ? Allons donc ! Chaque fois que le pouvoir suprême s'approche de lui, et qu'il n'aurait qu'un geste à faire pour le saisir, il se dérobe. Velléitaire, alors ? Pas davantage. Son goût de la jouissance immédiate, son scepticisme sur le genre humain et peut-être aussi sur le devenir de la Révolution suffisent largement à expliquer ses éclipses.
Mais en le sacrifiant bien inutilement à son exigence d'absolu, Robespierre a fait de lui pour la postérité ce qu'il n'était pas en vérité : un défenseur de la liberté dans la Révolution, qui mettait l'unité de la nation au-dessus des passions partisanes. Dans la grande lignée des ennemis de la guillotine, c'est-à-dire en définitive de la raison d'Etat, il occupe une place à part : celle qu'il a gagnée en payant de sa vie son horreur du sang versé. Il incarne une gauche non sectaire, patriote, soucieuse de l'unité de la nation ; une République capable de se faire aimer par ses ennemis eux-mêmes.
Simone Weil plus libertaire que Cohn-Bendit
Chaque famille politique est grosse d'une déviation qui lui est particulière : dans le cas du libéralisme, c'est un économisme débridé fondé sur la recherche exclusive du profit individuel ; avec le jacobinisme, c'est le culte de l'Etat et de la centralisation, célébrés en dehors de toute considération d'efficacité ; dans celui du collectivisme, c'est la tyrannie bureaucratique et même le totalitarisme. Dans le cas du libertarisme, c'est un individualisme vulgaire et égoïste, une négation de l'intérêt général, accompagnée d'une vision purement consumériste de l'Etat et des institutions sociales.
C'est ainsi que la révolte contre les appareils se transforme en désinvestissement à l'égard de la chose publique ; le refus honorable de la dépendance envers la société cède le pas à une demande d'assistance permanente. Sous des apparences libertaires, la vision hédoniste et individualiste qui gagne du terrain est en réalité fille du capitalisme, non de sa contestation (voir Régis Debray dans Modeste contribution aux discours et cérémonies officielles du dixième anniversaire, Maspero, 1978). Victime de son succès, la pensée liber- taire tend à perdre la haute exemplarité sociale de ses militants les plus éminents.
De Proudhon à Simone Weil, en passant par Sorel et Pelloutier, les libertaires furent, selon la formule de ce dernier, «les amants passionnés de la culture de soi-même», acquis à une conception héroïque de l'existence, tentés par de véritables formes de sainteté laïque. Ce n'est pas pour rien que la plupart ont considéré la question religieuse non comme un jardin secret qu'il s'agit de cultiver, mais comme une partie intégrante de la question sociale. De toutes les pensées de gauche, le libertarisme est, on l'aura compris, celle qui s'apparente le plus à une éthique. Peu présente dans le champ politique, elle s'est emparée en vainqueur du champ social. Au risque de s'y perdre.
Admirable Léon Blum
Les hommes que nous admirons le plus, de Périclès à de Gaulle en passant par Gladstone, ont été des moralistes politiques qui se comportaient en hommes d'action chaque fois qu'il le fallait. Léon Blum appartient à cette lignée. Rien ne lui importait plus que la question de la moralité politique de la nation, au sens où un Charles Péguy, un Georges Sorel ont parlé de moralité. Critiquant le patronat dans A l'échelle humaine (1945), le livre écrit en captivité qui résume son expérience politique, Blum lui reproche son absence de désintéressement, sa bassesse de vues, ses calculs de boutiquier qui le rendent à ses yeux indigne de l'importante fonction qui est la sienne. Mais surprise ! il adresse un reproche analogue à la classe ouvrière, dont la supériorité morale ne lui apparaît pas suffisante pour qu'elle se substitue aux classes dirigeantes défaillantes.
Et, du reste, c'est toute la France qui souffre d'une véritable chute du potentiel moral : «Je suis convaincu que la France a beaucoup plus souffert de l'altération des moeurs politiques que du discrédit des institutions politiques [...]. Je suis convaincu que cette régénération morale est une des conditions, un des éléments du renouvellement de la France», s'écrie-t-il trois jours après son retour de Buchenwald, sans cacher une certaine déception sur l'état d'esprit qu'il découvre alors dans son pays.
«Régénération morale» : à chaque fois qu'il emploie cette expression, ce n'est pas à la morale individuelle qu'il fait allusion. Ce qu'il entend par là, c'est la capacité d'un groupe à dépasser ses intérêts immédiats pour se hausser à une ambition supérieure, valable pour la nation entière. Une politique de classe, si justifiée soit-elle, ne saurait tenir lieu de politique nationale. Il n'y a pas antinomie entre les deux, mais au contraire, dans le passage de l'une à l'autre, élargissement du cadre et du point de vue. L'humanisme de la vieillesse n'est pas un reniement du marxisme de l'âge mur. Mais c'est peut-être le retour aux ambitions littéraires et philosophiques de la jeunesse. Renonciation au socialisme ? En aucune façon ; mais retour à l'inspiration la plus haute du socialisme original, qui n'est pas l'apanage de la classe la plus défavorisée, mais une doctrine de salut pour l'humanité tout entière.
La gauche de Sartre et celle de Camus
Il y a donc bien une gauche selon Sartre et une gauche selon Camus. Si l'on ne craignait pas de rabaisser la confrontation à sa dimension politicienne, on suggérerait que l'une relève de la première gauche, l'autre de la deuxième. A la fin des fins, Sartre, s'il se défie des élections («élections, piège à cons»), fait étrangement confiance aux partis, tout au moins à l'un d'entre eux, le Parti communiste, jusqu'à une rupture tardive. Camus, lui, se trouve du côté des syndicats, et nommément de la tradition syndicaliste révolutionnaire. Il fait confiance à la démocratie, tout en lui résistant. Il y a dans sa politique quelque chose du citoyen contre les pouvoirs d'Alain. Son éloge de la mesure évoque les "checks and balances" du libéralisme britannique. Il n'a jamais renoncé totalement à ce qu'il appelait dans sa jeunesse son socialisme, mais ne compte guère sur les partis politiques pour le faire advenir. Sartre fait confiance à l'histoire, Camus, à la société.
Dirons-nous que la gauche Sartre est une gauche politique et la gauche Camus, une gauche morale ? Non pas, parce que l'un et l'autre sont des moralistes, qui jugent des événements selon une échelle de valeurs. La morale de Sartre, pour autant qu'elle s'applique à la politique, est indexée au sens de l'histoire. A condition d'ajouter qu'à ses yeux cette marche en avant est orientée vers le progrès et la justice. On n'imagine pas qu'il eût à ce point valorisé cette histoire, s'il avait été démontré qu'elle allait dans le sens de l'inégalité, de la domination, du fascisme. Le sens de l'histoire, c'est la rencontre providentielle du probable et du souhaitable, de la nécessité et de la justice.
- Les Gauches françaises. 1762-2012 : histoire, politique et imaginaire, de Jacques Julliard, Flammarion, 944 p., 25 €. A paraître le 26 septembre.
- Et aussi : la Gauche par les textes, du même auteur, avec Grégoire Franconie, Flammarion, 22 €.