samedi 29 septembre 2012

La gauche dans tous ses états

De Robespierre à Blum, Simone Weil ou Cohn-Bendit, le parti du progrès a offert de multiples nuances depuis le XVIIIe siècle. D'analyse en portrait croisé, Jacques Julliard renouvelle en profondeur notre vision de la politique française. Extraits.

Manifestation du Front Populaire conduite par Léon Blum (au centre), place de la Nation, le 14 juillet 1936 - YLI/SIPA Manifestation du Front Populaire conduite par Léon Blum (au centre), place de la Nation, le 14 juillet 1936 - YLI/SIPA
Les Gauches françaises. 1762-2012 : histoire, politique et imaginaire* est la première synthèse sur les gauches françaises, du XVIIIe siècle à nos jours, des philosophes des Lumières à François Hollande. Notre éditorialistes, Jacques Julliard, montre ce que la gauche a retenu de chaque période historique : l’idée du progrès du XVIIIe siècle finissant, les droits de l’homme de la Révolution, le parlementarisme de la monarchie censitaire, le suffrage universel de 1848, la laïcité de la IIIe République, la civilisation du travail du Front populaire, la patience du pouvoir de François Mitterrand. Ainsi se sont nourries quatre gauches : libérale, jacobine, collectiviste, libertaire.

EXTRAITS

La gauche en trois définitions :

1. La gauche est née de la rencontre de deux grandes idées, l'idée de progrès, l'idée de justice. La première est un produit de la raison judéo-chrétienne, qui s'est incarnée dans l'esprit scientifique, auquel les Lumières du XVIIIe siècle et surtout l'Encyclopédie ont donné un nouvel élan, grâce à son prolongement pratique : la technique. La seconde idée est le fruit d'un sentiment que l'on peut dire éternel, dont le mouvement ouvrier naissant, victime d'une société profondément inégalitaire, a fait au XIXe siècle une exigence fondamentale : le sentiment de justice. Otez l'une ou l'autre de ces deux idées, et il ne reste rien de ce que l'on appelle la gauche. Sans le progrès, elle n'est plus qu'une entreprise de bienfaisance, incapable de s'attaquer aux causes de l'injustice. Sans la justice, elle se réduit à un lobby technocratique, qui fait une confiance aveugle à l'évolution naturelle de la société moderne. [...]

2. Mais nous n'avons considéré ici que l'aspect socio-scientifique de la question. Cette montée de la philosophie du progrès va de pair avec l'individualisme, celui qui s'affirme avec la Révolution française. La philosophie du progrès s'associe à l'épanouissement politique et moral de l'individu, alors que la doctrine absolutiste de l'Ancien Régime donne la priorité aux valeurs communautaires, celles qui reposent dans la famille, la corporation, la province et l'Etat lui-même. La «révolution des droits de l'homme» (Marcel Gauchet) est essentiellement une révolution des individus. Ce sont eux et eux seuls qui sont porteurs de droits et qui, à ce titre, constituent la cellule de base de la société.

3. En outre, cet individualisme a partie liée à la démocratie, considérée comme doctrine de la souveraineté du peuple. C'est l'objet même de la Révolution française que l'affirmation de cette souveraineté qui sera longtemps contestée par les partisans du principe monarchique. Lorsque les états généraux se proclament Assemblée nationale, puis Assemblée constituante, ils affirment de façon éclatante un principe nouveau et même, par excellence, le principe des temps nouveaux. Il serait anachronique d'affirmer que le principe de la souveraineté populaire a été imposé par la gauche ; mais c'est en référence à ce principe que la gauche prend corps ; et c'est en s'en réclamant qu'elle s'affirme tout au long du XIXe siècle.

La religion cachée de la gauche

L'omnipotence de la politique, à tout le moins son «omnicompétence», est depuis plus de deux siècles un des critères distinctifs les plus sûrs entre la gauche et la droite. «Tout est possible», s'écrie Marceau Pivert en 1936 après le succès électoral du Front populaire ; «Tout est politique», dit-on en 1968. De telles propositions ne sont sans doute pas acceptées par tous les hommes de gauche. Dans toute limitation du champ politique, l'homme de gauche aperçoit cependant toujours quelque complot ourdi contre la souveraineté populaire ; il y a dans son subconscient l'image de la pâte humaine conçue comme la cire molle de Descartes ou la page blanche de Mao : un champ tout entier ouvert à la politique. De par son ambition prométhéenne, la politique moderne est le sublime et redoutable cadeau que la Révolution a fait à tous ses partisans.

La croyance quasi mystique dans la toute-puissance de la politique est la religion cachée de la gauche. C'est elle qui lui a donné longtemps un supplément de légitimité venu s'ajouter à l'héritage des principales vertus révolutionnaires. Tel est l'un des fruits du jacobinisme. Il en est un autre, valable pour la France entière, qui est le primat de la république sur la démocratie.

Qu'est-ce qu'un militant socialiste ?

Ainsi se dessine la figure originale du militant socialiste, différente de celle du républicain jacobin, telle qu'Alain l'a fait vivre. Comme ce dernier, le militant socialiste est féru du rôle de l'Etat, de l'importance des services publiques, du rôle décisif de l'école dans la formation du citoyen. Comme lui, il est vigilant à l'égard de l'Eglise, et se montre même activement anticlérical, surtout s'il est enseignant. Comme lui encore, il est pacifiste, voire antimilitariste. Où donc alors est la différence ?

Elle est double. Alors que le jacobin est un individualiste impénitent, le socialiste croit à la force des organisations. S'il est communiste, il parlera du «Parti» tout court, en des termes qui relèvent de la piété filiale.

Cette fidélité lui a fait souvent tout accepter, y compris l'inacceptable. Juge-t-on moralement sa mère ? Ce «cocooning» communiste, bien décrit par Annie Kriegel, finit par faire oublier que le but d'un mouvement politique est la conquête du pouvoir : pas question d'envisager un pouvoir qui aurait pour effet de desserrer les liens familiaux. Cette tiédeur du nid familial est au communiste ce que les cérémonies républicaines sont au jacobin et la chaleur communicative des banquets au notable radical.

L'autre différence tient à la vision de la société : le jacobin croit à la possibilité d'une réconciliation universelle sous les auspices de l'idée de raison et de l'idée de justice, l'Etat n'étant autre chose que l'universel abstrait, de type régalien, opérateur suprême de cette grande Pentecôte laïque. Le jacobin croit à l'Un. A l'inverse, le socialiste est persuadé que la lutte des classes est le moteur de l'histoire et que l'antagonisme entre le monde du capital et le monde du travail est irréductible, aussi longtemps que les forces et les ressorts du premier n'auront pas été annihilés. Le socialiste croit au multiple. Oh ! sans doute, il existe bien la possibilité d'un dépassement de cet antagonisme fondamental, mais il renvoie à un au-delà transhistorique de la séquence actuelle.

Le cadeau de Robespierre à Danton

Il serait logique que face à ce robespierrisme moral qui continue d'imprégner la vie politique française, et notamment la gauche, avec son cortège de pulsions exterminatrices et de repentances rédemptrices, le dantonisme, fait de mépris et d'indulgence à l'égard de la faute, ait préfiguré une tradition politique plus consensuelle. Et c'est bien ainsi que l'entendent tous ceux qui ont voulu en faire la première figure de la démo- cratie parlementaire et tranquille, au premier chef les historiens républicains dont on a déjà parlé. Mais comme Gambetta, auquel il est loisible de le com- parer, ce grand orateur réussit mieux dans les circonstances extraordinaires que dans la république tranquille qui pour- rait avoir ses préférences.

Le départ en ballon de Gambetta pour Tours, le 7 octobre 1870, est un peu l'équivalent de l'appel à l'audace et à la mobilisation au mois de mars 1793, face au danger extérieur. Comme Gambetta près d'un siècle plus tard, Danton est une figure patriotique qui réussit moins bien dans la gestion des affaires intérieures et dont l'action connaît d'étranges absences. Un dictateur en puissance, Danton, comme le voudraient Auguste Comte et la tradition positiviste ? Allons donc ! Chaque fois que le pouvoir suprême s'approche de lui, et qu'il n'aurait qu'un geste à faire pour le saisir, il se dérobe. Velléitaire, alors ? Pas davantage. Son goût de la jouissance immédiate, son scepticisme sur le genre humain et peut-être aussi sur le devenir de la Révolution suffisent largement à expliquer ses éclipses.

Mais en le sacrifiant bien inutilement à son exigence d'absolu, Robespierre a fait de lui pour la postérité ce qu'il n'était pas en vérité : un défenseur de la liberté dans la Révolution, qui mettait l'unité de la nation au-dessus des passions partisanes. Dans la grande lignée des ennemis de la guillotine, c'est-à-dire en définitive de la raison d'Etat, il occupe une place à part : celle qu'il a gagnée en payant de sa vie son horreur du sang versé. Il incarne une gauche non sectaire, patriote, soucieuse de l'unité de la nation ; une République capable de se faire aimer par ses ennemis eux-mêmes.

Simone Weil plus libertaire que Cohn-Bendit

Chaque famille politique est grosse d'une déviation qui lui est particulière : dans le cas du libéralisme, c'est un économisme débridé fondé sur la recherche exclusive du profit individuel ; avec le jacobinisme, c'est le culte de l'Etat et de la centralisation, célébrés en dehors de toute considération d'efficacité ; dans celui du collectivisme, c'est la tyrannie bureaucratique et même le totalitarisme. Dans le cas du libertarisme, c'est un individualisme vulgaire et égoïste, une négation de l'intérêt général, accompagnée d'une vision purement consumériste de l'Etat et des institutions sociales.

C'est ainsi que la révolte contre les appareils se transforme en désinvestissement à l'égard de la chose publique ; le refus honorable de la dépendance envers la société cède le pas à une demande d'assistance permanente. Sous des apparences libertaires, la vision hédoniste et individualiste qui gagne du terrain est en réalité fille du capitalisme, non de sa contestation (voir Régis Debray dans Modeste contribution aux discours et cérémonies officielles du dixième anniversaire, Maspero, 1978). Victime de son succès, la pensée liber- taire tend à perdre la haute exemplarité sociale de ses militants les plus éminents.

De Proudhon à Simone Weil, en passant par Sorel et Pelloutier, les libertaires furent, selon la formule de ce dernier, «les amants passionnés de la culture de soi-même», acquis à une conception héroïque de l'existence, tentés par de véritables formes de sainteté laïque. Ce n'est pas pour rien que la plupart ont considéré la question religieuse non comme un jardin secret qu'il s'agit de cultiver, mais comme une partie intégrante de la question sociale. De toutes les pensées de gauche, le libertarisme est, on l'aura compris, celle qui s'apparente le plus à une éthique. Peu présente dans le champ politique, elle s'est emparée en vainqueur du champ social. Au risque de s'y perdre.

Admirable Léon Blum

Les hommes que nous admirons le plus, de Périclès à de Gaulle en passant par Gladstone, ont été des moralistes politiques qui se comportaient en hommes d'action chaque fois qu'il le fallait. Léon Blum appartient à cette lignée. Rien ne lui importait plus que la question de la moralité politique de la nation, au sens où un Charles Péguy, un Georges Sorel ont parlé de moralité. Critiquant le patronat dans A l'échelle humaine (1945), le livre écrit en captivité qui résume son expérience politique, Blum lui reproche son absence de désintéressement, sa bassesse de vues, ses calculs de boutiquier qui le rendent à ses yeux indigne de l'importante fonction qui est la sienne. Mais surprise ! il adresse un reproche analogue à la classe ouvrière, dont la supériorité morale ne lui apparaît pas suffisante pour qu'elle se substitue aux classes dirigeantes défaillantes.

Et, du reste, c'est toute la France qui souffre d'une véritable chute du potentiel moral : «Je suis convaincu que la France a beaucoup plus souffert de l'altération des moeurs politiques que du discrédit des institutions politiques [...]. Je suis convaincu que cette régénération morale est une des conditions, un des éléments du renouvellement de la France», s'écrie-t-il trois jours après son retour de Buchenwald, sans cacher une certaine déception sur l'état d'esprit qu'il découvre alors dans son pays.

«Régénération morale» : à chaque fois qu'il emploie cette expression, ce n'est pas à la morale individuelle qu'il fait allusion. Ce qu'il entend par là, c'est la capacité d'un groupe à dépasser ses intérêts immédiats pour se hausser à une ambition supérieure, valable pour la nation entière. Une politique de classe, si justifiée soit-elle, ne saurait tenir lieu de politique nationale. Il n'y a pas antinomie entre les deux, mais au contraire, dans le passage de l'une à l'autre, élargissement du cadre et du point de vue. L'humanisme de la vieillesse n'est pas un reniement du marxisme de l'âge mur. Mais c'est peut-être le retour aux ambitions littéraires et philosophiques de la jeunesse. Renonciation au socialisme ? En aucune façon ; mais retour à l'inspiration la plus haute du socialisme original, qui n'est pas l'apanage de la classe la plus défavorisée, mais une doctrine de salut pour l'humanité tout entière.

La gauche de Sartre et celle de Camus

Il y a donc bien une gauche selon Sartre et une gauche selon Camus. Si l'on ne craignait pas de rabaisser la confrontation à sa dimension politicienne, on suggérerait que l'une relève de la première gauche, l'autre de la deuxième. A la fin des fins, Sartre, s'il se défie des élections («élections, piège à cons»), fait étrangement confiance aux partis, tout au moins à l'un d'entre eux, le Parti communiste, jusqu'à une rupture tardive. Camus, lui, se trouve du côté des syndicats, et nommément de la tradition syndicaliste révolutionnaire. Il fait confiance à la démocratie, tout en lui résistant. Il y a dans sa politique quelque chose du citoyen contre les pouvoirs d'Alain. Son éloge de la mesure évoque les "checks and balances" du libéralisme britannique. Il n'a jamais renoncé totalement à ce qu'il appelait dans sa jeunesse son socialisme, mais ne compte guère sur les partis politiques pour le faire advenir. Sartre fait confiance à l'histoire, Camus, à la société.

Dirons-nous que la gauche Sartre est une gauche politique et la gauche Camus, une gauche morale ? Non pas, parce que l'un et l'autre sont des moralistes, qui jugent des événements selon une échelle de valeurs. La morale de Sartre, pour autant qu'elle s'applique à la politique, est indexée au sens de l'histoire. A condition d'ajouter qu'à ses yeux cette marche en avant est orientée vers le progrès et la justice. On n'imagine pas qu'il eût à ce point valorisé cette histoire, s'il avait été démontré qu'elle allait dans le sens de l'inégalité, de la domination, du fascisme. Le sens de l'histoire, c'est la rencontre providentielle du probable et du souhaitable, de la nécessité et de la justice.
  • Les Gauches françaises. 1762-2012 : histoire, politique et imaginaire, de Jacques Julliard, Flammarion, 944 p., 25 €. A paraître le 26 septembre.
  • Et aussi : la Gauche par les textes, du même auteur, avec Grégoire Franconie, Flammarion, 22 €.

Comment peut-on être de gauche ?

Michel Onfray, 28 Septembre 2012, Marianne2.fr

Dans un essai majeur paru le 26 septembre, notre collaborateur Jacques Julliard remet en perspective toute l'histoire de la gauche, comme le fit René Rémond avec la droite il y a soixante ans. Le fondateur de l'Université populaire de Caen l'a lu pour «Marianne».

(ALFRED/SIPA)
(ALFRED/SIPA)
Dans les presque 1 000 pages des Gauches françaises, Jacques Julliard a écrit au moins trois livres : le premier, sous le signe de Pic de La Mirandole, est constitué par une très vaste fresque de l'histoire de France vue de gauche. Elle part de Condorcet, avec son «grand souffle libéral et presque libertaire», pour aboutir à... François Hollande - dont le grand souffle libéral est indéniable, mais sans grand vent libertaire, ni même sans brise.

Ce gros livre dans le livre permet d'envisager ce que la gauche doit à la Révolution française, aux jésuites et aux jansénistes, à la monarchie censitaire, aux socialistes dits «utopiques», aux cinq Républiques, au radicalisme, au congrès de Tours, au Cartel des gauches, à la création du PCF, au Front populaire, à Mai 68, au Parti socialiste et à ses figures (Jaurès, Blum, Mendès France, Mitterrand, Jospin, Hollande...), pour aboutir à la gauche plurielle et à la «social-démocratie de troisième génération» de l'actuel président de la République. 
 
Cette grosse partie constitue une merveilleuse histoire de France qui conduit des tribunes de la Constituante (avec Robespierre et Danton en bruit de fond) aux ors de l'Elysée d'aujourd'hui (avec bas bruit de fond et chansons de Yannick Noah - c'est moi qui précise...), en passant par les barricades du XIXe siècle (échos de Varlin et Proudhon), les défilés de 1936 (chants de Blum et Thorez), les pavés du Quartier latin (logorrhées de Cohn-Bendit et Marchais).  

Passion de l'égalité 

Jacques Julliard écrit un deuxième livre, cette fois-ci sous le signe d'un Plutarque mâtiné de La Bruyère : de beaux portraits croisés de couples qui constituent des noeuds (une expression empruntée à Soljenitsyne) dans l'histoire de France : Voltaire et Rousseau, Robespierre et Danton, Constant et Chateaubriand, Thiers et Blanqui, Gambetta et Ferry, Clemenceau et Jaurès, Poincaré et Briand, Thorez et Blum, Sartre et Camus, bien sûr Mendès et Mitterrand.

La plume épique du premier livre laisse place à un stylet bien taillé, fin comme la pointe d'un poignard florentin. Ces oppositions architecturent la pensée politique française de gauche : le goût de la liberté, parfois au détriment de l'égalité, et la passion de l'égalité avec, souvent, le mépris de la liberté ; la prise en compte du réel dans la pensée et la décision, le souci de l'éthique de responsabilité (avec le risque du pragmatisme cynique) et l'idéologie, la religion du concept, le refus du réel auquel on préfère le concept, la dévotion à l'éthique de conviction (avec le danger de la guillotine vertueuse) ; la liberté libre de conscience et de religion qui laisse intacte les religions pour les confiner à la sphère privée et la liberté civique de l'interdiction laïque qui, parfois, vandalise les objets et les lieux de culte ; la proximité avec les hommes qui met les idées à leur service et l'amitié pour le genre humain doublée du mépris des hommes en particulier ; l'athéisme social qui légitime la non-violence et la religion de l'histoire avec son inévitable célébration de la violence ; la confiance dans les mouvements de la société et la soumission au parti ; le socialisme libertaire et le socialisme césarien ; le couple morale et vertu et le doublet cynisme et succès ; l'éducation, la persuasion, la rhétorique, l'instruction comme méthodes et l'obligation, la contrainte, la soumission, etc.

Dans cette somme, Jacques Julliard écrit aussi un troisième livre - c'est celui qui a ma préférence. Un mélange de Raymond Aron pour la clarté de l'exposé et de René Rémond pour la taxinomie. On sait que ce dernier a fourni un excellent schéma pour penser la droite en distinguant trois familles dans cette sensibilité politique : la légitimiste, l'orléaniste et la bonapartiste - pour le dire de façon moins théorique, la droite de Philippe de Villiers, celle de Giscard d'Estaing, celle du général de Gaulle.

Jacques Julliard distingue quatre gauches : la libérale, la jacobine, la collectiviste, la libertaire - soit celle de François Hollande, de Jean-Pierre Chevènement, du Front de gauche et... de personne, la gauche libertaire se manifestant ailleurs que dans la figure de l'homme providentiel.

Le mérite de ce livre est donc de proposer une intelligence du paysage politique de gauche qui sort du logiciel marxiste français qui persiste à penser selon les catégories de l'auteur du Capital et qui oppose la gauche libérale et la gauche antiradicale, la première considérée comme une gauche de droite, voire comme une non-gauche, par la seconde, celle-ci étant elle-même considérée comme une gauche stalinienne ou totalitaire par la seconde - non sans raisons de part et d'autre. Que Jacques Julliard fasse savoir qu'il existe une gauche libertaire dans le paysage politique français depuis la Révolution française méritait d'être dit. Et c'est une bonne nouvelle. Revenons sur ces quatre familles.

La gauche libérale partage avec la droite libérale un certain nombre de valeurs, mais elle s'en distingue par la question de l'égalité : à gauche, le libéral milite en sa faveur ; à droite, non. Pour le reste, cette gauche-là s'articule sur un certain nombre de lignes de force : l'attachement à l'économie de marché, la distinction de la société civile et de l'Etat et la séparation des pouvoirs. Autrement dit : laisser-faire économique, laisser-faire politique, séparation des sphères privée et publique, défiance à l'égard de la souveraineté. Le parlementarisme y est présenté comme la garantie de la liberté et de l'équilibre des pouvoirs, sans pour autant que le Parlement devienne le fin mot de l'affaire politique - car le gouvernement d'assemblée n'est pas la panacée...

La raison universelle
Ces libéraux-là sont des rationalistes et des individualistes qui se défient des sentiments et des passions, toujours mauvaises conseillères. La souveraineté populaire porte trop la charge de ces passions fortes, ils lui préfèrent le règne de la loi fondée sur la raison universelle. Ils défendent toujours le primat de l'individu. Ce courant va de Benjamin Constant à BHL - si Jacques Julliard me permet de citer quelqu'un qu'il ne nomme pas. La gauche jacobine, on s'en doute, découle en droite ligne de la Révolution française.

Elle suppose la centralisation, le rôle d'un Etat fort, l'importance du parti, le primat de la vertu civique contre les libertés privées, le tropisme de la régénération morale, et la volonté d'une uniformisation par la législation, l'administration, l'instruction publique. Ajoutons à cela qu'elle s'appuie généalogiquement sur la Terreur, dont Jacques Julliard réaffirme avec justesse qu'elle ne fut pas la réponse nécessaire aux menaces venues de l'étranger, mais la justification d'un pur et simple désir de supprimer ses ennemis : les Girondins qui, comme chacun le sait, périssent en masse sous la guillotine. Précisons également que cette gauche revendique un fort anticléricalisme débouchant sur un culte de la laïcité.

Cette gauche-là n'aime pas la décentralisation, la régionalisation, le fédéralisme et toute Europe qui ne soit pas une Europe des nations. Elle va de Robespierre, bien sûr, à Régis Debray, en passant par Lénine et les bolcheviks.

La gauche collectiviste naît au XIXe siècle, elle reste longtemps commune aux socialistes et aux communistes. C'est la révolution bolchevique de 1917 qui sectionne la gauche socialiste en deux avec un courant réformiste, les socialistes, et un courant révolutionnaire, les communistes. Cette sensibilité, fascinée par le césarisme soviétique, ne veut pas réformer la société, mais en changer. On sait qu'au congrès de Tours, en 1920, le jour funeste du psychodrame de la scission, Léon Blum promet de garder la maison - il semble qu'à l'heure actuelle Martine Aubry en possède toujours les clés... 
 
Changer le réel
 
Cette gauche-là se construit sur l'utopie, elle donne la priorité à l'abstraction sur l'observation empirique : si le réel donne tort à l'idéologie, on ne change pas l'idéologie, mais le réel... La prévision idéaliste se nourrit de discours intellectuels dans l'esprit d'un Rousseau qui proposait textuellement d'«écarter les faits» ! Elle va de Louis Blanc à Alain Badiou - que l'auteur ne cite pas non plus. La gauche libertaire, enfin, est la moins connue de toutes. Elle ne s'est jamais inscrite dans aucun parti, elle n'a jamais brillé dans une représentation parlementaire, aucun homme ne l'a incarnée en particulier. Proudhon, son inventeur, a toujours été un homme seul, soutenu par personne, insulté par la plupart et que nulle coterie ne supportait. C'était un prolétaire qui parlait pour défendre les siens, une hérésie chez les intellectuels socialistes et communistes qui voyaient d'un mauvais oeil une théorie prolétarienne construite par un ouvrier.

L'anarchie n'est pas refus de l'ordre, au contraire, mais refus de l'autorité, du pouvoir. La Révolution française a gardé le pouvoir intact. Proudhon est un défenseur forcené de la liberté : il n'aime rien de ce qui l'entrave, l'Etat, le gouvernement, certes, mais aussi les instances qui imposent leur loi - un syndicat qui empêche le travail, un ministère de l'Education nationale qui impose ses programmes, un communiste qui interdit la propriété privée. Il veut la coopération, la mutualisation, la fédération, la banque du peuple, l'autogestion, le crédit gratuit. Ni réforme ni révolution, mais l'autoorganisation des prolétaires sur leurs lieux de travail.

La force de cette gauche est aussi sa faiblesse : tous ceux qui refusent l'autorité sont facilement anéantis par ceux qui ne refusent pas d'y recourir. Les marxistes s'en donneront à coeur joie. L'échec de la Commune, très libertaire, les manoeuvres marxistes dans les congrès (dans lesquels il peut n'y avoir qu'une vingtaine de personnes dont deux ou trois représentants pour la France, nous apprend Jacques Julliard...), la mauvaise réputation anarchiste avec les attentats des machines infernales, le succès de la révolution bolchevique qui détourne nombre de militants, la déclaration de la Première Guerre mondiale, tout cela a contribué à vider cette sensibilité de son sang.

Au tribunal de l'histoire
La gauche libertaire fut forte avec l'anarcho-syndicalisme. Lors de la charte d'Amiens (1906), les congressistes font fi de leurs options politiques réformistes ou révolutionnaires et constituent un front commun syndical pour se concentrer sur la réalisation de leurs objectifs politiques. Jacques Julliard parle peu du combat libertaire de Camus, écrit quelques mots sur celui de Simone Weil, cite Debord et Vaneighem, prononce le nom de Marcuse et aborde Mai 68 comme un grand moment de la pensée libertaire, avant de conclure que, le temps passant, le printemps se transforme en hiver bourgeois-bohème. Nous en serions là...

Jacques Julliard met en tension la droite et la gauche pour obtenir un paysage politique français réductible à huit familles. Un premier agrégat permet de réunir collectivisme, traditionalisme et fascisme chez ceux qui privilégient la société et l'Etat au détriment des individus ; un deuxième : jacobinisme et bonapartisme pour ceux qui affirment que l'Etat est l'organisateur du lien social ; un troisième : libéralisme de gauche, orléanisme, libertarisme et démocratie chrétienne chez ceux qui partagent une commune défiance de l'Etat et qui font confiance à la société pour résoudre les problèmes. A chacun de placer les partis politiques contemporains et leurs figures emblématiques sur cet échiquier.

Pour conclure, Jacques Julliard constate que les lignes bougent. Certes, la séparation entre droite et gauche reste légitime. Mais les écologistes qui font de la conservation (de la nature) un maître mot de leur idéal intègrent le champ politique de la gauche qui a pourtant toujours préféré le changement ; le prolétariat semble avoir disparu, qui, désormais, pourrait être le moteur de l'histoire ? ; la gauche semble défendre le libéralisme moral et la réglementation économique, alors que la droite défend la réglementation morale et le libéralisme économique - dans cette configuration, l'aiguille de la boussole s'affole.

Jacques Julliard en appelle à des hommes nouveaux. Il me semble que son livre permet un excellent état des lieux. Il faut désormais que l'on convoque ces quatre gauches au tribunal de l'histoire - il semble que la libérale, la jacobine et la collectiviste ont eu le pouvoir et qu'on a pu en mesurer les effets, voire la nocivité. Faut-il préciser que le socialisme libertaire n'a jamais eu l'occasion de montrer ce qu'il savait faire ? Et si nous en parlions, pour commencer ? 

dimanche 16 septembre 2012

Joseph Stiglitz : "Notre système de marché ne fonctionne pas"

L'Humanité, 12.09.2012.


Grand entretien. Prix Nobel d’économie en 2001, ancien conseiller de Bill Clinton, Joseph Stiglitz dénonce une démocratie au service des plus riches (1 %), où le principe d’un citoyen-une voix s’est transformé en un dollar-une voix, creusant de plus en plus les inégalités et affaiblissant la croissance. 

Vous venez d’arriver en France en pleine polémique autour 
de l’affaire 
Bernard Arnault. Qu’en pensez-vous ?
Joseph Stiglitz. C’est une expression très étonnante d’un manque de solidarité sociale. Quelqu’un comme lui a bénéficié de la communauté française, de la législation française pour réaliser tous ces bénéfices. Maintenant qu’il en a fait son bien, il s’en va.

Dans votre essai, vous dénoncez les dégâts sociaux causés par la crise financière aux États-Unis. Vous écrivez, notamment : « C’est donc désormais près d’un Américain sur six qui se trouve en situation de pauvreté. » Pouvez-vous illustrer rapidement cette réalité ?
Joseph Stiglitz. Un Américain sur sept perçoit une aide sociale. En dépit de cette aide, 14 % d’entre eux se couchent en ayant faim au moins une fois par mois. Non pas parce qu’ils font un régime, mais parce qu’ils ne peuvent pas se permettre d’avoir suffisamment de nourriture. Pour les pauvres, l’insécurité est énorme. Ne disposant pas de réserves, ils sont constamment au bord du précipice. Une voiture qui tombe en panne, la nounou qui tombe malade sont autant d’imprévus qui peuvent leur coûter leur emploi.

Vous insistez également sur la perte de richesse des classes moyennes avec la crise…
Joseph Stiglitz. La plus grande partie de leurs biens étant constituée de leur habitation, avec la chute des prix de l’immobilier, la classe moyenne américaine a énormément perdu. De telle sorte que le niveau de richesse des familles est aujourd’hui le même qu’au début des années 1990. Durant les deux dernières décennies, toutes les augmentations de richesse sont allées tout en haut de l’échelle sociale.

Vous dénoncez les politiques qui ont été conduites depuis les années 1980, y compris celles d’Obama. Vous leur reprochez de privilégier les plus riches (1 %) et d’avoir conduit à la grande récession. Est-ce votre manière d’intervenir dans la campagne ?
Joseph Stiglitz. Le choix est très réduit aux États-Unis. Même ceux qui critiquent Obama, qui pensent qu’il aurait dû faire plus pour stimuler l’économie ou être plus dur avec les banques, n’ont d’autres choix que de le soutenir. Romney (le candidat républicain – NDLR) est le candidat du 1 %, insensible aux problèmes de société. Le milliardaire Warren Buffett déclarait vouloir payer au moins autant d’impôts que sa secrétaire. Romney ne dit rien de tel. Pis, la réforme fiscale qu’il propose consiste à diminuer davantage les impôts des plus riches (1 %). Dans mon livre, je montre que la richesse de ces derniers ne vient pas de leur contribution à la société, mais de la rente qu’ils prélèvent sur les classes les plus pauvres. Ils n’ont pas inventé le transistor ou le laser, mais pris l’argent des autres. Romney reflète les abus et les excès de cette classe dirigeante.

Vous affirmez que l’inégalité coûte très cher et qu’elle rend nos économies inefficaces, pourquoi ?
Joseph Stiglitz. Premièrement, aux États-Unis, il n’y a pas d’égalité des chances. Les enfants pauvres ne peuvent pas exprimer leur potentiel, ce qui représente une perte de ressources humaines. Deuxièmement, le haut de l’échelle sociale dépense moins que ceux qui sont en dessous. Avec la crise et la chute du pouvoir d’achat des classes moyennes, la demande baisse. Le taux de chômage augmente, les salaires diminuent et les inégalités augmentent. Troisièmement, une grande partie des inégalités aux États-Unis et dans d’autres pays provient de la recherche de la rente. Les plus riches cherchent à faire de l’argent non pas en augmentant la taille du gâteau, mais en utilisant leur énergie pour avoir une part plus importante du gâteau. Les banques qui se sont mis à faire des prêts prédateurs ont affaibli l’économie en prenant l’argent en bas de l’échelle sociale pour le mettre en haut. Quatrièmement, une société qui fonctionne correctement doit réaliser des investissements, développer ses infrastructures, dépenser en recherche… Mais, lorsqu’il y a beaucoup d’inégalités, le gouvernement ne fait pas ces investissements. Les riches n’ont pas besoin de transports en commun, ni de jardins publics, par exemple.

Vous accusez fortement les banques et les banquiers d’être responsables de la crise, comment les ramener à la raison ?
Joseph Stiglitz. La seule façon est de les réguler pour qu’ils reviennent à leur métier.  Une banque n’est pas un casino de Las Vegas ! Le métier d’une banque est de prendre l’épargne des citoyens et de la traduire en investissements qui vont créer de l’emploi et améliorer la situation économique. Aujourd’hui, il est toujours trop facile pour les banques, malgré les nouvelles réglementations, de faire de l’argent grâce à la spéculation ou par la manipulation des marchés, comme dans le cas du Libor. Avec ce scandale, les banquiers ont créé un marché de 350 millions de milliards de dollars fondé sur des chiffres complètement faux, et on ne le sait que maintenant.

Les banques centrales, écrivez-vous, sont actuellement le bras armé des financiers. Pourquoi les politiques monétaires sont-elles si importantes ?
Joseph Stiglitz. Les marchés ne se régulent pas d’eux-mêmes. Parfois, ils ne produisent pas assez, ou il y a trop de demande, ce qui provoque de l’inflation, c’est pour cela qu’il faut réguler le niveau d’activité économique. Et l’un des instruments que nous avons, ce sont les politiques monétaires au travers des banques centrales. En cas de surplus de la demande, les banques centrales réduisent les flux du crédit ou augmentent les taux d’intérêt. À l’inverse, lorsque la demande est insuffisante, elles baissent les taux d’intérêt et tentent de fournir davantage de crédits. En Europe, lorsque l’euro été créé, une grave erreur a été commise concernant le rôle de la Banque centrale. Il a été indiqué qu’elle ne devait s’occuper que de l’inflation. Aux États-Unis, la FED, la banque centrale, se concentre sur l’inflation mais aussi sur l’emploi, la croissance et la stabilité financière. La BCE se concentre sur un objectif extrêmement restreint, c’est pour cela qu’elle n’arrive pas à stabiliser l’économie européenne.

Comment expliquer l’acharnement à imposer des politiques d’austérité un peu partout, alors qu’elles sont injustifiables économiquement ?
Joseph Stiglitz. C’est pour moi un véritable mystère. Nous avons expérimenté de telles politiques d’austérité des dizaines de fois et, à chaque fois, cela a été un échec. En 1929, cela a été le cas avec le président des États-Unis, Herbert Hoover, qui a transformé l’effondrement de la Bourse en une grande dépression. Plus récemment, le FMI a fait pareil dans le Sud-Est asiatique et en Argentine, et cela a été un désastre. La plupart des pays européens qui ont engagé des politiques d’austérité sont maintenant en récession ; l’Espagne, la Grèce sont en dépression. Compte tenu de toutes ces expériences, la possibilité pour les politiques d’austérité de réussir paraît minime. La plus forte probabilité est que l’économie cesse de croître, les recettes fiscales cessent d’augmenter, les dépenses sociales et le chômage continuent de croître et que, au final, les améliorations budgétaires espérées ne soient pas au rendez-vous.

Quels leviers permettraient de relancer l’économie mondiale ?
Joseph Stiglitz. Plusieurs choses pourraient y aider. Les pays qui ont une grande marge budgétaire, comme les États-Unis et l’Allemagne, pourraient stimuler davantage leur économie. L’accroissement de leurs importations, en retour, pourrait avoir un effet d’entraînement sur les autres pays. En ce qui concerne les États-Unis, d’autres facteurs peuvent intervenir. Nous devons, par exemple, nous occuper des problèmes du logement. La deuxième chose qui pourrait jouer serait de fixer un prix élevé pour les énergies fossiles. Cela pousserait les entreprises à investir pour rééquiper l’économie afin de faire face au problème du réchauffement planétaire. En ce domaine, les besoins d’investissement sont énormes. Pour moi, l’ironie de l’histoire est qu’on sous-utilise nos ressources. Il y a, d’un côté, des gens qui veulent travailler, du capital qui ne produit rien et, de l’autre, ces besoins énormes en matière d’environnement, de développement, de lutte contre la pauvreté. Cette réalité est la preuve que notre système de marché et notre système politique ne fonctionnent pas.

Ce que vous appelez la « grande récession » ne témoigne-t-il pas du fait que le libéralisme est entré en crise ?
Joseph Stiglitz. Clairement, la crise montre que l’idéologie de la dérégulation est erronée. Elle n’a pas été efficace économiquement, elle a provoqué un gâchis considérable des ressources, et son échec a coûté énormément à la société. La liberté laissée aux banquiers a obligé le reste de la société à payer leurs erreurs. De ce fait, ils ont rogné la liberté des autres. C’est une réalité qu’on a tendance à oublier : la liberté de quelqu’un peut être la non-liberté de quelqu’un d’autre.

Vous évoquez différentes formes d’inégalité : de revenus, de patrimoine, de formation… Mais n’y a-t-il pas une autre forme d’inégalité particulièrement importante, l’inégalité de pouvoir, celle du citoyen mais aussi celle du salarié à l’entreprise, par rapport aux dirigeants et aux gros actionnaires ? Peut-on laisser les choix d’investissement des grands groupes au bon vouloir de ces derniers ou même de l’État ?
Joseph Stiglitz. Vous avez raison, l’inégalité économique n’est qu’une des dimensions de l’inégalité. Une des thèses de mon livre est que l’inégalité économique provient de l’inégalité politique, qui elle-même renforce l’inégalité économique.Cette inégalité économique et politique se manifeste dans beaucoup d’autres domaines de la société, dans la nature des investissements, des entreprises. Vous avez des compagnies pétrolières qui font des investissements sans s’occuper des coûts qu’ils vont imposer au reste de la société, que ce soit par le réchauffement durable ou, dans le cas de BP, par la pollution de la mer. Elles ont utilisé leur pouvoir politique pour bénéficier d’une immunité judiciaire. L’une des remarques critiques que je fais, c’est que la forme de capitalisme que nous connaissons aujourd’hui ne maximise pas le bien-être des gens. Les PDG s’occupent plus de leur bien-être que de celui des actionnaires. Ils font tout pour que les prix des actions monte parce qu’ils sont payés en stock-options. Ils manipulent les comptes. Par ailleurs, nombre d’actionnaires ont une pensée à court terme. Ils font tout pour maximiser le plus vite possible leurs bénéfices, plutôt que d’envisager une croissance à long terme. C’est aussi dû au fait que les marchés eux-mêmes fonctionnent davantage à court terme. Troisièmement, nous savons que, même lorsque les dirigeants maximisent les bénéfices des actionnaires à long terme, cela ne veut pas dire que cela soit profitable pour le reste de la société.

Suffit-il qu’il y ait un « bon État » pour sortir de la crise ?
Joseph Stiglitz. C’est complexe car qu’entendez-vous par un « bon État » ? On peut avoir un État bien intentionné qui ne comprend rien à l’économie ou qui croit que l’austérité, ça fonctionne. Mais s’il met en œuvre une politique d’austérité, aussi bien intentionné soit-il, il est probable que le résultat ne sera pas bon. D’un autre côté, si vous avez un État qui reflète l’intérêt des banquiers, on peut être certains qu’il sera incapable de sortir de la crise d’une manière qui serait profitable à la plupart des citoyens.

Êtes-vous solidaire des forces progressistes qui se battent contre l’adoption d’un pacte budgétaire dans les pays de la zone euro ?
Joseph Stiglitz. Je pense qu’il y a un diagnostic totalement erroné du problème européen. L’attention est concentrée sur la Grèce. Celle-ci a trop dépensé. L’Espagne, l’Irlande avaient des surplus avant la crise et même si ces pays n’avaient pas de déficit, cela n’aurait pas réglé les problèmes de l’Europe. Si celle-ci en a, c’est parce que les banques n’étaient pas et ne sont pas suffisamment régulées. L’Europe a créé un système instable. C’est un des exemples de l’erreur fondamentale du système européen et ce n’est pas le pacte budgétaire qui résoudra les problèmes. Dans le contexte actuel, ce pacte imposerait plus d’autorité, une moindre croissance. Les dirigeants européens disent : « il faut restaurer la confiance », mais ils ne comprennent pas que le problème sous-jacent, auquel l’Europe fait face, c’est qu’eux-mêmes torpillent la confiance.

Ayrault fait du destin de Marseille une question d'intérêt national

La Provence, le jeudi 06 septembre 2012.

Le Premier ministre a dévoilé le plan du gouvernement à la suite du comité interministériel de cet après-midi.
Le Premier ministre Jean-Marc Ayrault, le 5 septembre 2012 à Paris_1
Photo - AFP - Patrick Kovarik
Jean-Marc Ayrault a réuni jeudi plusieurs ministres avec l'intention de bâtir un plan global d'action contre la criminalité et l'économie souterraine qui gangrènent certains quartiers de l'agglomération marseillaise, gravement touchés par les violences.

Mis à jour à 20h30. Jean-Marc Ayrault a promis la fin de "l'inertie" à Marseille, gangrenée par des règlements de compte, avec l'envoi de renforts policiers, une réforme administrative pour développer l'agglomération et un accueil plus précoce à l'école dans les zones prioritaires.
Entouré d'une quinzaine de ministres, le chef du gouvernement a présenté à l'issue d'un comité interministériel un plan global d'action destiné à "sortir Marseille de ses difficultés". "Trop d'inertie a duré", a-t-il déploré. "Le destin de l'agglomération marseillaise est une question d'intérêt national", a lancé le Premier ministre, convaincu que l'agglomération avait "des atouts extraordinaires", même si la sécurité s'y est dégradée dans certains quartiers, sur fond de trafics de drogue.
Pour faire face à cette situation, M. Ayrault, qui se rendra à Marseille lundi et mardi pour rencontrer des acteurs de terrain, a annoncé l'envoi de 205 policiers et gendarmes afin de lutter contre une délinquance qui "prend de nouveaux contours toujours plus violents". "Une zone de sécurité prioritaire a déjà été décidée pour les quartiers nord. Une nouvelle le sera pour les quartiers du sud de la ville qui sera engagée dès le début de l'année prochaine", a promis M. Ayrault.
Pour lutter contre l'économie souterraine, les douanes et les services fiscaux seront mobilisés pour "lutter contre certaines situations, y compris patrimoniales, qui montrent qùà l'évidence certaines personnes ou familles vivent du trafic" de stupéfiants, a mis en garde M. Ayrault. Le volet judiciaire est également musclé, avec "de nouvelles directives pénales" et "le renforcement des moyens de l'administration pénitentiaire", du parquet, mais aussi des éducateurs en milieu ouvert pour la délinquance des mineurs. La Juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) de Marseille, chargée de la lutte contre la criminalité organisée, sera aussi renforcée.
Pour améliorer la coordination des forces de sécurité sur le terrain, un poste de préfet de police de plein exercice sera créé, a également annoncé M. Ayrault, qui n'a pas souhaité se prononcer sur le sort d'Alain Gardère, préfet délégué à la sécurité de Paca nommé par Nicolas Sarkozy. "Des nominations" interviendront "dans les prochains jours, les prochaines semaines", a-t-il toutefois annoncé, se refusant à "stigmatiser" qui que ce soit.

L'accueil des moins de 3 ans doublé d'ici 2017. Déterminé à apporter une réponse globale et pas uniquement sécuritaire à la situation marseillaise, M. Ayrault a également promis une nouvelle organisation administrative. Le but est de rassembler en une seule métropole les 6 structures intercommunales qui forment actuellement l'agglomération marseillaise où vivent 1,8 million de personnes.
Cette métropole doit permettre en particulier de régler la question des transports publics, peu efficaces, et d'accélérer le développement économique du site. "C'est la plus importante des annonces", a réagi le député PS des Bouches-du-Rhône, Patrick Mennucci. "Ca va permettre de travailler dans la cohérence car cela donnera une direction politique à la ville et à son agglomération", a-t-il jugé. Valérie Boyer, députée UMP des Bouches-du-Rhône, a salué "une prise de conscience sur la situation de la ville", mais espère "que ce ne sera pas que strass et paillettes".
Les programmes de rénovation urbaine vont pour leur part passer au rythme supérieur. Quant au projet d'autoroute L2, qui doit permettre le contournement de la ville mais a pris du retard, il doit être achevé en 2016, a annoncé le Premier ministre. Le plan gouvernemental comprend aussi un volet éducatif, avec un coup d'accélérateur donné à la pré-scolarisation des moins de trois ans dans les zones prioritaires. L'objectif du gouvernement est de passer en cinq ans de moins de 15% dans ces zones à 30%. L'internat va aussi être promu. Sur le plan universitaire, le pôle Aix-Marseille, première université française par ses effectifs, se voit fixer l'objectif d'intégrer le "top 100" des classements internationaux.

samedi 15 septembre 2012

Exposition Camus : "la nef des fous"

Par Michel Onfray, Le Monde, 15.09.2012.

Michel Onfray, est l'auteur de "L'Ordre libertaire. La vie philosophique d'Albert Camus" (Flammarion).
La double page que votre journal consacre à ce qui est devenu depuis l'été l'affaire Camus me décide à prendre le large de cette pétaudière où se mélangent de façon déraisonnable les egos surdimensionnés, la chiennerie de la politique politicienne, les pathologies mentales, les intrigues de réseaux, le copinage d'anciens combattants d'extrême gauche reconvertis dans l'opportunisme social-démocrate, la morgue de l'impuissance universitaire , la niaiserie d'une ministre confondant usage public des crédits et punition idéologique, la veulerie des institutionnels de la culture , le double langage de l'un, la schizophrénie de l'autre, le tout sur fond de guerres picrocholines organisées et orchestrées par le journalisme parisien...

Je bénis cette aventure de m'avoir fait découvrir cette nef des fous ! Mais je n'en suis plus... Je n'avais encore rien signé, j'économise donc une démission. Pas besoin de quitter le bateau, il n'y aura jamais eu que le projet d'y être – mais la compagnie s'avère décidément trop nauséabonde. En France, l'atmosphère intellectuelle est toujours de guerre civile.

Albert Camus aura été le grand perdant de ce qui aurait pu être une belle aventure. Mais tout ce qu'il détestait est revenu dans cette affaire comme un boomerang : les politiciens, les héritiers, les réseaux, les tribus, les universitaires, les journalistes, les ministres, Paris... Rien de neuf sous le soleil.

J'avais pour fil conducteur le projet de montrer le trajet rectiligne d'un libertaire au XXe siècle, le combat reste à mener, je le mènerai ailleurs. Pour moi, il y a une vie après Camus... Que mes ennemis se rassurent, ils auront d'autres occasions de me poursuivre de leur haine, je prendrai soin de leur procurer d'autres raisons.

Michel Onfray ne sera pas le commissaire de l'exposition consacrée à Camus

Le philosophe Michel Onfray a indiqué vendredi sur son compte Twitter qu'il ne signerait pas la convention qui aurait fait de lui le commissaire de l'exposition consacrée à Albert Camus qui doit se tenir à Aix-en-Provence en 2013.

Une information confirmée samedi matin par le philosophe auprès de l'AFP. La mairie d'Aix-en-Provence a indiqué samedi n'être au courant de rien.
Il ne s'agit pas du premier rebondissement pour cet événement qui doit être présenté à Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône) à partir du 7 novembre 2013, jour où l'auteur de La Peste aurait eu 100 ans, dans le cadre de Marseille-Provence 2013, capitale européenne de la culture.
Initialement confié à l'historien spécialiste de l'Algérie Benjamin Stora, le projet avait été annulé au mois de mai. La fille de l'auteur, Catherine Camus, qui gère l'oeuvre et le fonds de son père, avait expliqué n'avoir pas reçu dans les délais la liste des documents requis pour l'événement.

POLÉMIQUE APRÈS L'ÉVICTION DE STORA
Début août, la maire d'Aix-en-Provence et présidente de la communauté du pays d'Aix (CPA), Maryse Joissains-Masini, a annoncé avoir rencontré Michel Onfray, auteur de L'Ordre libertaire. La vie philosophique d'Albert Camus, qui lui a soumis un projet et un synopsis centrés sur la vie et la pensée d'Albert Camus.
Le philosophe avait ensuite confirmé avoir accepté de devenir le commissaire de cette exposition. "Je n'ai accepté le commissariat de cette exposition que dans la mesure où il préludait à la pérennisation de ce travail dans un 'Musée Albert Camus' - ce qui a été accepté par Mme Joissains", avait alors tenu à souligner Michel Onfray.

A la suite de la polémique suscitée par l'éviction de Benjamin Stora, M. Onfray a pris la plume pour "répondre à ses détracteurs" dans le Nouvel Observateur daté du 13 au 19 septembre, où il écrit : "on me fait personnellement le mauvais procès de prétendre que je serais le candidat (...) de l'extrême droite, de l'OAS, des petits Blancs, du colonialisme, de l'Algérie française".

Il déplorait également dans cet article que la ministre de la culture Aurélie Filippetti ait annoncé retirer la subvention destinée à cette exposition sans lui téléphoner pour prendre connaissance de son projet. Toutefois, le philosophe n'indiquait pas dans Le Nouvel Observateur envisager abandonner le projet.

Agnès Spiquel : "Ils ne lisent pas Camus, ils s'en servent"

LE MONDE | 14.09.2012

L'écrivain Albert Camus en 1959.Professeur de littérature à Valenciennes, Agnès Spiquel a collaboré à l'édition des oeuvres complètes de Camus dans "La Pléiade" (Gallimard) et codirige, avec Raymond Gay-Crosier, un Cahier de l'Herne consacré à l'écrivain, à paraître courant 2013. Présidente de la Société des études camusiennes, elle s'exprime ici à titre personnel.



 




A voir les péripéties qui marquent l'organisation de l'exposition Camus, comment aurait-il réagi devant ce feuilleton à rebondissements ?
Je ne sais pas ce que Camus aurait dit, mais je sais ce qu'il a dit ; relisons les éditoriaux de Combat, les Lettres à un ami allemand, la section finale de L'Homme révolté sur la "Pensée de midi", les dernières sections de Chroniques algériennes. Il y parle de mesure et de limite, de respect de l'autre et de compréhension des raisons de l'adversaire ; il y parle de la responsabilité des hommes politiques, des intellectuels, des journalistes. Tout cela me semble un peu oublié ! Camus a des convictions, mais pas des certitudes sur tout ; il doute souvent, en particulier sur l'Algérie, et n'a pas honte de le dire. Ceux qui le récupèrent ne retiennent de sa pensée complexe que ce qui les arrange. Ils ne lisent pas Camus, ils se servent de lui.

Pour cette exposition, fallait-il absolument une "vedette" ?
On ne manquait pas de vrais connaisseurs qui, dans une ombre relative, servent fidèlement Camus depuis des années et auraient conçu un projet plein de solidité et de justesse. Un de ceux-là avait d'ailleurs été contacté - sa modestie m'interdit de donner son nom -, mais il n'a pas été retenu. La France a le culte des "vedettes"...

Au projet d'une exposition s'est ajouté, à la demande de Michel Onfray, celui d'un musée Camus - censé voir le jour dans la foulée. Une bonne idée ?
Est-ce vraiment pour servir Camus ? Faut-il un musée pour promouvoir une pensée vivante ? Des expositions, comme il s'en organise - au Centre Albert-Camus d'Aix-en-Provence et ailleurs - ne sont-elles pas, dans leur diversité, plus fidèles à son oeuvre ? Autre point essentiel : les documents resteraient-ils accessibles à tous les chercheurs ?

Quel livre de Camus conseilleriez-vous à quelqu'un qui ne l'aurait jamais lu ?
Le Premier Homme. Dans ce roman, pourtant inachevé, complètement nourri de la vie et de l'expérience de Camus lui-même, vous percevrez l'intensité de ses souvenirs d'enfance, son amour pour l'Algérie, son déchirement devant la guerre, sa méditation sur la dignité des pauvres, son questionnement sur le dur chemin à inventer pour devenir un homme ; tout cela dans une écriture somptueuse, tantôt nette et sèche, tantôt frémissante et lyrique, toujours gorgée de vie et de sensation. Puis dans Noces, Camus vous dira que ce métier d'homme consiste aussi à être heureux ; dans L'Etranger, il vous fera entendre la difficulté d'être au monde ; dans La Chute, le grincement du cynisme qui trahit le désespoir de la culpabilité et du jugement généralisés ; dans L'Exil et le Royaume, le dilemme du peintre Jonas - qui est aussi le sien : solitaire ou solidaire ? Partout vous rencontrerez un grand artiste qui est aussi un frère.

Albert Camus, un écrivain pris en otage à Aix-en-Provence


La maire (UMP) d'Aix-en-Provence, Maryse Joissains-Masini, en juillet 2009.Elle arrive presque à l'heure, son caniche dans les jambes, gouailleuse et souriante, claquant la bise aux réceptionnistes de l'hôtel de ville, avant de foncer vers son bureau. Maryse Joissains-Masini ? Une catcheuse. "Vent debout !", aime-t-elle dire. Le goût de la bagarre fait partie de l'image de marque de la maire (UMP) d'Aix-en-Provence, comme la croix en or qu'elle porte en pendentif ; ou comme son fidèle Omar, un ancien harki, devenu, revendique-t-elle, son "plus proche collaborateur" ; sans oublier les "peuchère !" qui scandent ses envolées. Une nature, en somme.

D'Albert Camus (1913-1960), elle a lu, "comme tout le monde", les romans étudiés à l'école : L'Etranger et La Peste. C'est peu ? Il n'empêche ! Maryse Joissains, également présidente de la communauté des pays d'Aix, se battra comme une lionne pour que se tienne cette fichue exposition, programmée en 2009, annulée au printemps 2012, puis reprogrammée au milieu de l'été... "L'expo Camus, on la fera !", s'enflamme-t-elle. En temps et en heure, insiste-t-elle : en novembre 2013, c'est promis, à l'occasion du centenaire de la naissance de l'écrivain ; et à Aix-en-Provence, c'est juré, puisque le fonds Camus s'y trouve entreposé. Mais l'opération se montera-t-elle avec ou sans l'aval de l'association Marseille-Provence 2013, alias MP13 ? C'est là une des énigmes - pas la seule - de la rocambolesque "affaire Camus".

La très officielle association MP13, chargée de coordonner l'ensemble des manifestations qui vont accompagner, tout au long de l'année 2013, le sacre de Marseille, couronnée par l'Union européenne "capitale européenne de la culture", va réunir son conseil d'administration le 15 octobre. Ce jour-là, les dirigeants de MP13 décideront s'ils soutiennent, ou non, le projet d'une exposition Camus dont le nouveau commissaire pressenti, le philosophe Michel Onfray, recruté par la mairie d'Aix-en-Provence après l'éviction de l'historien Benjamin Stora, aurait la lourde charge (Le Monde du 3 août).

"Si MP13 ne soutient pas Onfray, gronde Maryse Joissains-Masini, je passerai à la vitesse supérieure ! Car ce serait un acte de censure, digne des régimes soviétiques", tonne la première magistrate d'Aix-en-Provence. C'est ce qu'elle a déjà indiqué, en termes à peine moins crus, dans une lettre adressée, le 22 août, à la ministre de la culture, Aurélie Filippetti, après que cette dernière eut fait savoir qu'elle désapprouvait la mise à l'écart de Benjamin Stora, spécialiste de l'histoire de l'Algérie coloniale, et retirerait label et subvention à tout nouveau projet. Le retrait du ministère "pourrait être interprété comme une forme de censure et serait lourd de conséquences", a menacé l'élue aixoise - sans qu'on voit très bien comment elle, ou Michel Onfray, auteur de L'Ordre libertaire. La vie philosophique d'Albert Camus (Flammarion), pourraient s'y opposer.

Le philosophe de Caen, anticipant la chose, s'est lui aussi indigné, jeudi 13 septembre, dans les colonnes du Nouvel Observateur, de l'attitude du ministère. La subvention de la Rue de Valois n'est donc "pas pour le projet Camus, mais pour un commissaire d'exposition" : voilà ce qu'il faudra comprendre, si, d'aventure, ladite subvention n'est pas versée pour "son" exposition, a prévenu Michel Onfray ! Bien vu. A une question près : "le projet Camus" existe-t-il, indépendamment de son commissaire ? A Aix-en-Provence, tout le monde a bien compris que non.

"Que Catherine Camus [fille et ayant-droit de l'écrivain] souhaite une exposition en hommage à son père, très bien. Mais qu'on ait pu choisir Benjamin Stora pour l'organiser, c'est une aberration", estime Jean-François Collin, s'exprimant, il y tient, "à titre personnel". Michel Onfray, qu'il n'a "pas lu encore", lui semble un "homme plus mesuré" et le choisir comme commissaire indique "un progrès très net", se félicite notre interlocuteur.

Président de l'Adimad, une association d'aide aux "anciens détenus de l'Algérie française" - c'est-à-dire, principalement, aux partisans de l'OAS, emprisonnés après la tentative de putsch en Algérie, au printemps 1958 -, Jean-François Collin assure n'avoir jamais été averti de ce projet d'exposition. Pas plus que ne l'ont été les autres associations de pieds-noirs, qui ont leurs bureaux - et leurs oriflammes - dans la Maison du Maréchal-Juin, inaugurée, en 1992, par le maire de l'époque, le socialiste Jean-François Picheral.

Cependant, ajoute le président de l'Adimad, "si jamais Maryse Joissains m'avait demandé mon avis, je lui aurai dit que BenjaminStora, cet Israélite de Constantine, historien autoproclamé de la guerre d'Algérie et qui soutient les thèses du FLN, est vomi par la communauté des Français d'Algérie".
Ainsi parlent les "nostalgériques", frange extrémiste d'une communauté, présumée homogène, que les élus locaux, de gauche comme de droite, à Aix-en-Provence et dans la plupart des communes du Midi, continuent de ménager.

"Dès qu'on parle de l'Algérie, aïe ! tous les élus s'immobilisent", s'amuse Maryse Etienne, aixoise et veuve du sociologue Bruno Etienne (1937-2009), spécialiste de l'Algérie et de l'islam. Sur les quelque 130 000 habitants d'Aix-en-Provence, on compte "entre 10 % et 15 % de pieds-noirs - beaucoup moins qu'en 1962", reconnaît d'ailleurs volontiers la maire de la ville.

"Les élus sont victimes du fantasme d'un vote communautaire. Et tous font le dos rond", fulmine, à Paris, le socialiste Georges Morin, lui-même natif d'Algérie et président de l'association Coup de soleil. "Le vote pied-noir n'existe pas", renchérit, à Marseille, un autre natif d'Algérie, l'historien Jean-Jacques Jordi, dont une Histoire des pieds-noirs (Armand Colin) doit être publiée cet automne.

"Ici, l'Algérie, c'est de la chair à nu", lance néanmoins Sophie Joissains, fille de madame la maire, chargée de suivre le dossier Camus. La municipalité d'Aix-en-Provence y est tellement sensible qu'elle a fait annuler, au moment de l'anniversaire des accords d'Evian (19 mars 1962), la série de manifestations culturelles que des associations voulaient organiser. Une pièce de théâtre, des tables rondes et la projection du film de Pontecorvo La Bataille d'Alger sont ainsi passées à la trappe, ce programme n'ayant pas été validé par la municipalité.
"C'est grâce à la lecture de Camus, qui nous disait de ne pas écouter les voix de la haine, qu'on a tenu le coup. Il dénonçait l'iniquité du système colonial et, en même temps, il était des nôtres", se souvient Georges Morin, qui fut lycéen à Constantine, pendant la guerre d'Algérie. "En virant Stora de l'exposition d'Aix, on vire ce Camus-là, avec ses doutes qui fâchent", assure-t-il.

"Valeurs du FN"
Le président de Coup de soleil a signé, à l'instar d'historiens, parmi lesquels Jim House, Mohammed Harbi et Gilbert Meynier, une motion de soutien à Benjamin Stora, dont l'éviction constitue, estiment-ils, "un acte grave de censure". Cible visée : Maryse Joissains et les "nostalgiques du temps colonial".

A ces mots, la principale intéressée s'étrangle - et menace de porter plainte. Rayon bagarre, décidément, 2012 l'aura gâtée ! Battue aux élections législatives, Maryse Joissains-Masini, supportrice de Nicolas Sarkozy et proche, a-t-elle affirmé publiquement, des "valeurs du Front national", se défend comme un beau diable. Ce "Benjamin Onfray... euh non ! Stora", se rattrape-t-elle, elle n'a "rien contre lui". Elle serait même ravie qu'il vienne à Aix, pour "faire des conférences - avec Onfray, pourquoi pas ?".
Cet oecuménisme tardif fait sourire le centriste François-Xavier de Peretti, l'un des élus de l'opposition. "Qui a eu la peau de Benjamin Stora ? Le clan Joissains. Il n'aurait jamais sauté sans qu'ils le veuillent", affirme-t-il. Sur le cours Mirabeau, l'automne sera chaud...

vendredi 14 septembre 2012

Phénoménologie et phénomènes de la conscience

La Phénoménologie est, de manière générale, l’étude descriptive d’un ensemble de phénomènes. Elle désigne souvent le système philosophique de Husserl et tout un courant de pensée qui se réclame sinon des concepts, du moins de la méthode de Husserl.

La Phénoménologie procède d’une critique de la métaphysique classique, et sa tendance fondamentale est celle d’un retour au concret (“aux choses mêmes” est l’injonction majeure de Husserl). Husserl conçoit en effet ce retour comme un retour à “l’intuition originaire” des choses et des idées. Husserl considère la phénoménologie comme une science rigoureuse. Il explique cette intuition originaire sur un exemple matématique : il constate, par exemple, si l’on peut se représenter intuitivement trois ou quatre objets, on ne peut pas intuitivement s’en représenter mille; on peut seulement “y penser”.

Husserl distingue ainsi deux types opposés de relation au donné ou “intentionnalité” : la perception réelle, qui est originaire; et la pensée, qui ne fait que “viser” l’objet en une “intention vide”. Développant cette distinction entre intuition originaire et pensée, intentionnalité pleine et vide, les phénoménologues retiennent :
- ou bien le contenu de la doctrine de Husserl : ils cherchent alors le point de contact entre l’esprit et le réel, le dépassement du réalisme et de l’idéalisme (Merleau-Ponty en est un exemple : “La phénoménologie, c’est l’étude des essences, et tous les problèmes, selon elle, reviennent à définir les essences : l’essence de la perception, l’essence de la conscience. Mais la phénoménologie est aussi une philosophie qui replace les essences dans l’existence”)
- ou bien sa méthode, et ils appliquent alors le principe d’une analyse de l’intuition aux domaines de la connaissance d’autrui, assez négligés par Husserl dans ses grands textes (Lévinas ou Sartre)
- ou bien ils cherchent à justifier métaphysiquement le principe même d’une analyse des phénomènes (Fink).

Une théorie des phénomènes ne peut se définir que par rapport à une théorie de l’Etre absolu, ou ontologie. Sur ce point, la phénoménologie spéculative de Fichte, dans la Théorie de la Science, reste d’une force et d’une profondeur inégalée.

Tranche d'imposition à 75 % : pourquoi ça se complique

Le Monde.fr | 07.09.2012
 
François Hollande devant la Cour des comptes, vendredi 7 septembre.

Il a fallu que Pierre Moscovici et Jean-Marc Ayrault et François Hollande lui-même montent au créneau. "La promesse d'une taxe à 75 % sera strictement respectée", affirme, vendredi 7 septembre, le ministre de l'économie à l'AFP, tandis que le chef du gouvernement promettait que "l'engagement sera tenu". "J'ai pris des engagements et ils seront tenus", a conclu le chef de l'Etat vendredi soir.
 
Un recadrage qui intervient alors que plusieurs articles de presse affirmaient, depuis quelques  jours, que Bercy cherchait à édulcorer cette mesure phare de la campagne de M. Hollande, pour en exclure certains publics (artistes, sportifs) et éviter des exils fiscaux.
Si elle lui a permis de relancer sa campagne et de mettre M. Sarkozy en porte-à-faux en le renvoyant à la figure de "président des riches", la proposition de M. Hollande de mettre en place une tranche d'imposition à 75 % pour les très hauts revenus est pourtant tout sauf simple à mettre en œuvre. Explication de texte.

Qu'avait proposé François Hollande ?
Fin février, François Hollande annonçait, à la surprise générale, son idée : créer une tranche d'imposition à 75 % pour les revenus situés au-dessus d'un million d'euros par an.

Contrairement à ce qu'on peut entendre à l'époque, la mesure porterait non pas sur la totalité des revenus des contribuables aisés, mais uniquement sur la part de leurs gains située au-dessus d'un million d'euros.
Cette mesure viendrait en plus de la création d'une tranche à 45 % pour les revenus situés au-delà de 150 000 euros. Elle ne rapporterait que peu d'argent à l'Etat : de 7 000  à 30 000 foyers fiscaux seraient concernés, estime le Syndicat national unifié des impôts (Snuip), par ailleurs favorable à la mesure, qui juge qu'elle pourrait, au mieux, ramener 250 millions d'euros dans les caisses de l'Etat.
Rapidement, différents sons de cloche se font entendre dans l'entourage du candidat. Certains évoquent une taxe "provisoire", d'autres parlent de mettre en place des dispositifs particuliers pour les artistes ou les sportifs...

L'égalité devant l'impôt
Car cette taxe pose une série de problèmes de mise en œuvre. A commencer par le fait qu'elle pourrait être anticonstitutionnelle. En effet, depuis 2005, le Conseil constitutionnel a fait valoir, en s'appuyant sur la Déclaration des droits de l'homme de 1789, que l'impôt devait être "également réparti entre tous les citoyens en raison de leurs facultés".
Pour le Conseil, "cette exigence ne serait pas respectée si l'impôt revêtait un caractère confiscatoire ou faisait peser sur une catégorie de contribuables une charge excessive au regard de leurs facultés contributives". En clair, le Conseil constitutionnel estimait qu'il n'était pas possible de prélever trop de revenus sur des catégories données de la population.
Or, comme le faisaient valoir les adversaires de cette tranche d'imposition à 75 %, si elle était instaurée, et cumulée avec l'impôt sur la fortune (ISF), la contribution sociale généralisée (CSG) ou une fiscalité sur les revenus du capital, certaines catégories de population pourraient être imposées à des taux cumulés supérieurs à 80%. D'où la possibilité, un temps évoquée dans l'entourage de M. Hollande, de rétablir le "plafonnement Rocard", ancêtre du... bouclier fiscal, et qui limitait à 85 % maximum la taxation des impôts sur le revenu ou la fortune.

Les cas particuliers
Dès l'annonce de ce projet de tranche à 75 %, les cas particuliers n'ont pas manqué d'empoisonner la vie de l'équipe Hollande. De l'arrivée du joueur star Zlatan Ibrahimovic au PSG en passant par l'Oscar remporté par l'acteur Jean Dujardin, chaque actualité de ce type amène l'UMP ou la presse à poser la question au PS : quid de ces personnalités, artistes, sportifs ou autres, qui peuvent parfois gagner beaucoup d'argent en une seule fois ?
François Hollande et son entourage évoquent à chaque fois la possibilité – qui existe déjà – pour ces personnes d'étaler la perception de leurs revenus sur plusieurs années pour rester sous la barre fatidique d'un million d'euros annuels. D'autres types de revenus exceptionnels (vente d'une société, par exemple) nécessiteraient aussi des aménagements.

Individu ou foyer fiscal ?
Une autre question se fait jour rapidement : le seuil du million d'euros de revenus est-il celui d'un foyer fiscal ou d'un particulier ? En France, on calcule les impôts par foyer, non pour un seul individu. Avec un système permettant de moduler l'impôt payé en fonction de la situation du foyer : les parts fiscales et le fameux quotient familial.
Ce quotient aboutirait à une tranche à 75 % différenciée selon la typologie de foyer : elle frapperait les revenus d'un célibataire au-dessus d'un million d'euros, mais pour un couple avec un enfant, elle ne s'appliquerait qu'au-delà de 2,5 millions d'euros, et ainsi de suite. Là aussi, le gouvernement tâtonne, et semble hésiter entre la création d'une nouvelle tranche ou un dispositif à part, qui permettrait de s'affranchir des règles.
De même, Les Echos ou Le Figaro ont évoqué la possibilité que la taxe à 75 % intègre CSG (7,5 %) et CRDS (0,5 %) déjà prélevées sur le salaire, ce qui en diminuerait le montant à 67 %.

Quels types de revenus sont concernés ?
Autre question : la taxe s'appliquerait-elle sur tous les revenus, ou seulement sur ceux du travail ? Tout l'été, grands patrons et autres personnalités influentes se seraient, selon des échos de presse, succédé à l'Elysée pour dire tout le mal qu'ils pensaient de ce projet de taxe, et agiter la crainte d'un exil fiscal massif.
Entre autres questions, celle du type de revenus concernés : ceux du patrimoine ou du capital seraient-ils comptabilisés ? La question est intéressante : comme le note l'Insee, si pour 90 % de la population les revenus du travail représentent plus de 80 % des revenus totaux, "les revenus d'activité représentent moins de 20 % des revenus totaux de 32 % des plus aisés", qui sont alors des revenus du capital ou du patrimoine.
Le risque est donc de laisser échapper ces contribuables aisés mais non salariés à l'impôt. D'autant qu'il existe, pour les plus aisés, des moyens de pratiquer l'évasion fiscale, au travers de sociétés de holding, par exemple, et donc de ne pas être imposé sur l'intégralité de leurs revenus.

Une taxe pérenne ou limitée ? Et quel risque d'exil fiscal ?
Faut-il créer une taxe pérenne ou en faire une mesure temporaire et exceptionnelle ? Là aussi, tiraillé entre une aile gauche qui réclame des mesures fortes et les "visiteurs du soir" de l'Elysée, le gouvernement semble hésiter. A plusieurs reprises, Jérôme Cahuzac, le ministre du budget, a parlé d'une taxation limitée dans le temps, qui s'arrêterait lorsque la France reviendrait à l'équilibre budgétaire, soit – veut-on espérer au sommet de l'Etat – à la fin du quinquennat.
Cette précision n'empêchera probablement pas quelques cadres supérieurs aux revenus importants de s'exiler à l'étranger. Combien ? Tout dépendra sans doute du visage qu'aura cette taxe au final.
 

Sale temps pour la circoncision

Le Monde, 06.09.2012
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Les adeptes de la théorie du battement d'ailes de papillon capable de provoquer une tornade à l'autre bout de la Terre ne pouvaient rêver meilleur scénario. Six ans après sa parution, un essai virulent dénonçant l'échec de l'intégration des Turcs en Allemagne, notamment en raison de leurs pratiques religieuses, est parvenu à créer d'importantes tensions entre ce pays et... Israël.

Une des clés de l'énigme est à Cologne. Le 26 juin, une décision du tribunal de grande instance de cette ville de Rhénanie-du-Nord - Westphalie qui interdit la circoncision à des fins religieuses est rendue publique. L'affaire remonte à 2010, quand une circoncision effectuée par un médecin sur un petit Tunisien de 4 ans tourne mal. Le lendemain, la plaie saigne. La mère panique. L'enfant est envoyé à l'hôpital, la blessure rapidement soignée.

MODIFICATION "DURABLE ET IRRÉPARABLE"

Début 2011, néanmoins, le procureur porte plainte pour atteinte corporelle avec circonstances aggravantes contre le médecin, un Syrien installé depuis 1991 en Allemagne. N'étant pas suivi par le tribunal, le procureur fait appel auprès du tribunal de grande instance, qui, lui aussi, relaxe le médecin, en raison d'une situation juridique peu claire. Mais surtout, le tribunal affirme que la circoncision est un délit pénal, parce qu'elle modifie le corps de façon "durable et irréparable". C'est bien parce que cette mutilation est irréversible que "le droit d'un enfant à son intégrité physique prime sur le droit des parents ". Du reste, à sa majorité, le délit pénal tombe et l'enfant peut décider de se faire circoncire. Le procureur ne s'étant pas pourvu en cassation, ce jugement est définitif et s'applique à toute l'Allemagne.
Ce jugement est historique. D'un trait de plume, des juges allemands viennent de condamner un rite multimillénaire. Pourtant, rendu le 7 mai, le jugement passe tout d'abord inaperçu. Ce n'est que fin juin qu'un universitaire, Holm Putzke, alerte quelques journaux. Pas innocemment d'ailleurs. Né en 1973 dans la Saxe, ce professeur à l'université de Passau (Bavière) est devenu depuis quelques années l'un des plus farouches opposants à la circoncision. Exactement depuis 2006, quand un de ses ex-professeurs, Rolf Dietrich Herzberg, lui demande d'étudier cette question, après avoir été choqué par la description d'une circoncision dans un essai qui a fait polémique - Die verlorenen Söhne, de la sociologue allemande d'origine turque Necla Kelek, traduit en français sous le titre Plaidoyer pour la libération de l'homme musulman (éd. Jacqueline Chambon).

"UNE NATION DE GUIGNOLS"

En 2008, à l'occasion d'un hommage au professeur Herzberg, Holm Putzke publie une étude de 41 pages truffée de références : Pertinence pénale de la circoncision des garçons. La mèche est allumée. "Il ne viendrait à l'idée de personne se revendiquant comme raisonnable de prendre au mot le texte entier de la Bible et d'aligner son comportement dessus ", écrit-il, en introduction, se défendant par avance de critiques.
Sous ses airs de gendre idéal, l'universitaire a manifestement envie de croiser le fer. "Certains jugeront sans doute ce thème délicat en se souvenant probablement des caricatures de Mahomet qui, publiées dans un journal danois, ont provoqué un débat nourri sur le niveau des critiques autorisées à l'égard de la religion ", anticipe-t-il. A tort. Son article n'est lu que par quelques spécialistes et ne soulève aucun débat. En revanche, le jugement qui repose sur son argumentation fait l'effet d'une véritable bombe. Même Angela Merkel est sortie de sa réserve traditionnelle. Seul pays au monde à interdire la circoncision, l'Allemagne risque de passer pour "une nation de guignols", confie-t-elle aux dirigeants de son parti, la CDU.

S'il ne s'agissait que de cela, l'affaire ne serait pas si grave. Mais en interdisant la circoncision, l'Allemagne s'en prend à un rite musulman, mais aussi à l'un des piliers du judaïsme. Significativement, la phrase exacte d'Angela Merkel, d'après témoins, était : "Je ne veux pas que l'Allemagne soit le seul pays du monde où les juifs ne peuvent pas pratiquer leur religion. Sinon, on passerait pour une nation de guignols."

Bien que le jugement concerne des musulmans et que cette communauté, forte d'environ 4 millions de personnes dans le pays, soit infiniment plus importante que la communauté juive (105 000 personnes, selon le Conseil central des juifs en Allemagne), ce sont les représentants de celle-ci qui sont de loin les plus virulents contre le jugement. "Si la circoncision était interdite en Allemagne, les juifs seraient poussés dans l'illégalité et, finalement, la vie juive ne serait plus possible ici ", déclare Dieter Graumann, l'influent président du Conseil central des juifs en Allemagne. Un homme dont une simple remarque a contraint au printemps des représentants de l'équipe allemande de football à se recueillir à Auschwitz avant de disputer l'Euro 2012 en Pologne et en Ukraine.

Dans Die Zeit (du 16 août), deux rabbins du Centre Simon-Wiesenthal sont plus explicites : "Hitler et ses exécuteurs ont tué plus de 1,5 million d'enfants juifs. Cela explique pourquoi des parents juifs ne sont pas prêts sur la question de la circoncision de leurs garçons à accepter des reproches ou des consignes émanant de quelque autorité allemande que ce soit."

Même si l'on ne compte qu'une centaine de circoncisions par an dans la communauté juive en Allemagne, l'affaire est suivie au plus haut niveau en Israël. Une lettre envoyée à ce sujet par le président Shimon Pérès à son homologue allemand Joachim Gauck en témoigne. Mi-août, le grand rabbin ashkénaze d'Israël, Yona Metzger, se rend à Berlin, pour faire part au gouvernement à la fois de son indignation, de son incompréhension et de son espoir de trouver une solution. Tout en se montrant solidaire des musulmans, le grand rabbin fait remarquer que, pratiquée par les juifs selon le commandement de Dieu à Abraham au huitième jour du nourrisson, la circoncision est moins douloureuse que chez les musulmans, où elle intervient plus tard.

"UNE QUESTION DE FOI"

La Turquie, dont sont originaires la plupart des musulmans vivant en Allemagne, fait aussi entendre sa voix. Dans un article paru dans la Süddeutsche Zeitung, Egemen Bagis, ministre turc chargé des affaires européennes, "observe avec étonnement que la liberté religieuse n'est plus totalement garantie en Allemagne" où, pourtant, elle est protégée par la Loi fondamentale. Selon lui, la circoncision est "une question de foi dont les frontières ne peuvent être définies arbitrairement par des tribunaux". D'ailleurs, note-t-il, "si le tribunal avait vraiment eu l'intention de protéger l'intégrité physique des enfants et leur liberté religieuse individuelle, il aurait logiquement dû inclure le baptême chrétien dans son jugement" - Egemen Bagis omet que, dans la circoncision, il y a un coup de bistouri. Etonnamment, le jugement de Cologne a eu des conséquences dans toute l'Allemagne - les associations de médecins ont recommandé à leurs adhérents de cesser toute circoncision -, mais aussi à l'étranger.
En Suisse, les hôpitaux de Zurich et de Saint-Gall ont décidé, en juillet, de suspendre les circoncisions en attendant l'avis des comités d'éthique. Au grand dam des représentants des communautés religieuses qui auraient préféré que la consultation précède la décision. Fin août, l'hôpital de Zurich a annoncé reprendre les opérations au cas par cas, en tenant compte "du bien de l'enfant", et en exigeant l'accord écrit des deux parents. En Autriche, des gouverneurs de province ont demandé aux hôpitaux de ne plus pratiquer de circoncisions avant que le ministère de la justice redonne son feu vert. En France, la circoncision est une atteinte corporelle volontaire et donc théoriquement condamnable sur le plan pénal, mais aucune plainte ne semble jusqu'à présent avoir été déposée. En Europe, c'est la Suède qui se montre la plus restrictive. Aucune circoncision n'est possible sans intervention médicale.
Les partisans de la circoncision mettent souvent en avant l'exemple des Etats-Unis. Dans ce pays, la circoncision était la norme dans les années 1960 : 80 % des nouveau-nés étaient circoncis. Ce n'est plus ici une question religieuse mais de prophylaxie. L'excision du prépuce, petit repli cutané qui recouvre le gland, a des effets bénéfiques, que ce soit face à la maladie ou pour l'activité sexuelle, comme l'a indiqué Richard Guédon (Le Monde du 29 août).

POURCENTAGE DE NOUVEAU-NÉS CIRCONCIS EN CHUTE LIBRE

Et pourtant l'exemple américain devient moins probant, puisque le pourcentage des nouveau-nés circoncis est en chute libre : il représente aujourd'hui moins de 50 % des petits garçons. Là encore, des associations médicales américaines ont émis des réserves quant aux risques liés à l'opération. En Californie, une pétition pour interdire la circoncision n'a pas reçu assez de soutiens pour imposer un référendum sur la question.

Tout se passe donc comme si le jugement de Cologne avait importé en Europe un débat qui touchait surtout le continent nord-américain, et sous l'angle davantage médical que religieux. On en a un bon exemple avec le juriste Rolf Dietrich Herzberg, l'un des hommes par qui le scandale est arrivé, pour qui le jugement ne s'en prend pas à l'éducation religieuse, mais "condamne seulement la minimisation dépourvue de toute empathie de ce que l'on fait à l'enfant désarmé avec la circoncision, ainsi que le mépris qui l'accompagne du droit fondamental à l'intégrité corporelle".

A l'instar d'Angela Merkel, la classe politique est d'autant plus gênée que, selon les sondages, 56 % des Allemands approuvent le jugement. Signe de cet embarras, le 19 juillet, alors qu'ils avaient interrompu leurs vacances pour approuver le plan d'aide aux banques espagnoles, les députés en ont profité pour voter une motion sur le sujet. La CDU, le Parti libéral et aussi le Parti social-démocrate demandent au gouvernement de présenter à l'automne un projet de loi qui, "en prenant en considération le bien-être de l'enfant et la liberté religieuse, comme le droit des parents à l'éducation, assure qu'une circoncision médicalement appropriée des garçons sans douleur inutile est en principe autorisée".

"BLESSURE INTENTIONNELLE "

Lors de sa visite à Berlin, le grand rabbin Metzger a donné son accord pour que des médecins participent à la formation des spécialistes de la circoncision, mais il a refusé toute idée d'anesthésie. Preuve de la complexité du débat : le Conseil des juifs en Allemagne a, par la suite, pris l'exact contre-pied de cette position. Consulté par le gouvernement dans le cadre de la préparation de la loi, le Comité d'éthique propose d'autoriser la circoncision, à condition de traiter la douleur, d'avoir l'accord des parents qui auront été informés des risques et que l'intervention soit faite par un spécialiste médical.

Une tentative de compromis qui ne fait pas l'unanimité. Ni à l'extérieur - l'association des pédiatres allemands juge "scandaleux" que le droit des enfants à l'intégrité physique ne soit pas respecté - ni même à l'intérieur. Pour le juriste Reinhard Merkel, membre du Comité d'éthique, la circoncision, "blessure intentionnelle ", est injustifiable au regard de la loi allemande. Mais, dit-il, "à cause des abominables crimes de masse organisés dans le passé dans ce pays, les responsables politiques allemands ont le devoir unique au monde d'avoir une sensibilité particulière à l'égard de tout intérêt juif. Il n'y a pas à discuter". Bien qu'il le déplore, il ne voit donc pas d'autre solution que de reconnaître ce "privilège judaïco-musulman".

En autorisant la circoncision, la future loi réglera sans doute le problème de la douleur, mais pas celui de l'intégrité physique. Révélatrice de tensions en Europe entre une société laïque et des communautés religieuses, mais aussi des difficultés de l'Allemagne à assumer son passé, la polémique n'est pas près de s'éteindre.