samedi 17 octobre 2009

Prière entre la nuit et le jour

A l'heure vague où les fantômes en grand nombre
se pressent contre les fenêtres, ameutés
par une hésitation entre le jour et l'ombre
et menaçant de leurs murmures la clarté,
un homme prie: à ses côtés est étendue
la très belle guerrière désarmée et nue:
non loin repose l'héritier de leurs batailles,
il tient le Temps serré dans sa main comme paille;
"Une prière dite dans la crainte, difficile
à exaucer, surtout sans le secours du dehors;
une prière dans l'ébranlement des villes,
dans la fin de la guerre, dans l'afflux des morts:
pour que l'aurore, avec sa tendresse tenace,
pour que l'entrée de la lumière au ras des monts,
comme elle éloigne la lune légère efface
ma propre fable, et de son feu voile mon nom

(Jaccottet, P. L'effraie)

Les nouvelles du soir

A l'heure où la lumière enfouit son visage
dans notre cou, on crie les nouvelles du soir,
on nous écorche. L'air est doux. Gens de passage
dans cette ville, on pourra juste un peu s'asseoir
au bord du fleuve où bouge un arbre à peine vert,
après avoir mangé en hâte; aurais-je même
le temps de faire ce voyage avant l'hiver,
de t'embrasser avant de partir? Si tu m'aimes
retiens-moi, le temps de reprendre souffle, au moins
juste pour le printemps, qu'on nous laisse tranquilles
longer la tremblante paix du fleuve, très loin
jusqu'où s'allument les fabriques immobiles...
Mais pas moyen. Il ne faut pas que l'étranger
qui marche se retourne, ou il serait changé
en statue: on ne peut qu'avancer. Et les villes
qui sont encore debout brûleront. Une chance
que j'aie au moins visité Rome, l'an passé,
que nous nous soyons vite aimés, avant l'absence,
regardés encore une fois, vite embrassés,
avant que l'on crie"Le Monde" à notre dernier monde
ou "Ce soir" au dernier beau soir qui nous confonde...
Tu partiras. Déjà ton corps est moins réel
que le courant qui l'use, et ses fumées au ciel
ont plus de racines que nous. C'est inutile
de nous forcer. regarde l'eau, comme elle file
par la faille entre nos deux ombres. C'est la fin,
qui nous passe le goût de jouer au plus fin.

Jaccottet, P.

vendredi 16 octobre 2009

Artaud le mômo

Les asiles d'aliénés sont des réceptacles de magie noire, conscients et prémédités.
Et ce n'est pas seulement que les médecins favorisent la magie par leurs
thérapeutiques intempestives et hybrides
C'est qu'ils en font

S'il n'y avait pas de médecins
il n'y aurait pas de malades,
pas de squelettes de morts
malades à charcuter et dépiauter.
car c'est par les médecins, et non par les malades, que la société a commencé.

Ceux qui vivent, vivent des morts.
Et il faut aussi que la mort vive;
Et il n'y a rien comme un asile d'aliénés pour couver doucement la mort, et tenir
en couveuse les morts.

Cela a commencé 4000 ans avant J.C., cette technique thérapeutique de la mort lente,
Et la médecine moderne, complice en cela de la plus sinistre et crapuleuse magie,
passe ces morts à l'électrochoc ou à l'insulinothérapie, afin de bien, chaque jour
vider ces haras d'hommes de leur moi,
et de les présenter ainsi vides,
ainsi fantastiquement
disponibles et vides,
aux obscènes sollicitations anatomiques et atomiques
de l'état appelé Bardo, livraison du barda de vivre aux exigences du non-moi.

Le Bardo est l'affre de mort par lequel le moi tombe en flaque,
et il y a, dans l'électrochoc, un état flaque
par lequel passe tout traumatisé,
et qui lui donne, non plus à cet instant de connaître, mais affreusement et
désespérément méconnaître ce qu'il fut, quand il était soi, quoi, loi, moi
roi, toi, zut et ça.

J'y suis passé et ne l'oublierai pas.

La magie de l'électro-choc draine un râle, elle plonge le commotionné dans
ce râle par lequel on quitte la vie.

Or, je le répète, le Bardo c'est la mort, et la mort n'est qu'un état de magie
noire qui n'existait pas il n'y a pas si longtemps

Créer ainsi artificiellement la mort comme la médecine actuelle l'entreprend
c'est favoriser un reflux du néant qui n'a jamais profité à personne,
mais dont certains profiteurs prédestinés de l'homme se repaissent depuis
longtemps.

En fait, depuis un certain point du temps.

Lequel?

Celui où il fallut choisir entre renoncer à être homme ou devenir un aliéné
évident.

Mais quelle garantie les aliénés évidents de ce monde ont-ils d'être soignés
par d'authentiques vivants?

farfadi
ta azor
tau ela
auela
a
tara
ila


FIN


Une page blanche pour séparer le texte du livre qui est fini de tout
le grouillement du Bardo qui apparaît dans les limbes de l'électro-choc.
Et dans ces limbes une typographie spéciale, laquelle est là pour abjecter Dieu,
mettre en retrait les paroles verbales auxquelles une valeur spéciale a
voulu être attribuée.

Antonin Artaud,
12 janvier 1948

Les asiles d'aliénés

«Les asiles d'aliénés sont des réceptacles de magie noire, conscients et prémédités. Et ce n'est pas seulement que les médecins favorisent la magie par leur thérapeutique qu'ils raffinent, c'est qu'ils en font. S'il n'y avait pas de médecins, il n'y aurait pas de malades, car c'est par les médecins, et non par les malades, que la société a commencé. Ceux qui vivent, vivent des morts, et il faut aussi que la mort vive... Il n'y a rien comme un asile d'aliénés pour couver doucement la mort, et tenir en couveuse les morts. Cela a commencé 4000 ans avant J.C., cette technique thérapeutique de la mort longue. Et la médecine moderne, complice en cela de la plus sinistre et crapuleuse magie, passe ces morts à l'électrochoc ou à l'insulinothérapie, afin de bien, chaque jour, vider ces haras d'hommes de leur moi, et de les présenter, ainsi vides, ainsi fantastiquement disponibles et vides, aux obscènes sollicitations anatomiques et atomiques de l'état appelé «bardot». Livraison du barda de vivre aux exigences du non-moi. Le Bardot est l'astre de mort par lequel le moi tombe en flasque, et il y a, dans l'électrochoc, un état flasque, par lequel passe tout traumatisé. Ce qui lui donne non plus à cet instant de connaître, mais affreusement et désespérément méconnaître ce qu'il fut quand il était soi. J'y suis passé et ne l'oublierai pas.» (A. Artaud, Artaud le mômo)

Je ne crois plus aux mots des poèmes

Je ne crois plus aux mots des poèmes,
car ils ne soulèvent rien
et ne font rien.

Autrefois il y avait des poèmes qui envoyaient un guerrier se faire trouer la gueule,
mais la gueule trouée
le guerrier était mort,
et que lui restait-il de sa gloire à lui ?
Je veux dire de son transport ?
Rien.

Il était mort,
cela servait à éduquer dans les classes les cons et les fils de cons qui viendraient après lui et sont allés à de nouvelles guerres
atomiquement réglementées,

je crois qu’il y a un état où le guerrier
la gueule trouée
et mort, reste là
il continue à se battre
et à avancer,
il n’est pas mort,
il avance pour l’éternité.

Mais qui en voudrait
sauf moi ?

Et moi, qu’il vienne celui qui me trouera la gueule
je l’attends.

(A. Artaud, 1947)

jeudi 15 octobre 2009

De la musique

"Ni la psychanalyse ni la déconstruction ou le postmodernisme n'ont eu la moindre révélation à nous faire sur la musique. C'est crucial. Ces jeux de langage du déchiffrement subversif, de la suspicion, dans le sillage de Nietzsche et de Freud, sont quasi impuissants devant la musique. Ils demeurent arrogamment piégés dans la sphère langagière qu'ils prétendent relativiser ou démêler. Pourquoi devrions-nous les prendre au sérieux sur le plan philosophique, sur le plan humain? On peut tirer une inférence plus générale. Comme le fit Wittgenstein lorsqu'il observa que, plus d'une fois, le mouvement lent du Troisième Quatuor de Brahms l'avait retenu au bord du suicide. La musique autorise, invite à conclure que les sciences théoriques et pratiques, que l'investigation rationnelle ne dresseront jamais une carte exhaustive de l'expérience. Qu'il est des phénomènes "au centre" (la conscience elle-même peut être autre) qui dureront, infiniment vivants et indispensables, mais "extérieurs". C'est, très directement, la preuve du méta-physique. La musique est signifiante au plus haut degré; à strictement parler, elle aussi vide de sens. C'est là que réside sa "transgression" par-delà l'intelligence."
(G. Steiner, Errata, Récit d'une pensée, Paris, Gallimard)

mercredi 14 octobre 2009

Paris, 8 Avril 1956

Souvent le soir, lorsque tout ce qui s'agite et circule a sensiblement réduit son fracas et son allure, qu'il est permis enfin de rapprocher les choses de soi avec une libre minutie, je sors de mon domicile et, par la rue de Babylone, je gagne le boulevard des Invalides. J'éprouve une délectation un peu hagarde en cet endroit, car, de tous ses aplombs, le ciel m'entre dans les épaules. Sous une pèlerine de pluie fine, le fantôme de l'impulsion seconde rôde par là. Rue de Varenne, j'emprunte le trottoir du musée Rodin dont la haute porte vert-de-lierre et le joli jardin tout en profondeur, derrière l'hôtel transparent, sommeillent, on le devine, sans appréhension. La rue Barbet-de-Jouy s'ouvre comme une allée. Dès sa première maison, tant la réussite est juste, le long frisson de mon plaisir éclôt et remercie. Remercie Marcel Proust auquel ce lieu ramène. Site qui lui appartient comme un grain de beauté à une province écartée du corps. Il le donne à toucher, bien que le poète Marcel Proust ne le mentionne, je crois, dans aucune de ses oeuvres. Une des nuits dernières, passant ici et songeant à lui, la masse verticale et peu illuminée de mes premiers ouvrages posée en équilibre sur ma tête, j'avançais sans prudence. De loin en loin une mèche d'arbre surgissait dans l'intervalle de deux maisons. Soudain - à la suite de quelle maladresse?- la tour de mes poèmes s'écroula au sol, se brisa comme verre. Sans doute, forçant l'allure et rencontrant le vide, avais-je voulu saisir, contre son gré, la main du Temps - le Temps qui choisit -, main qu'il n'était pas décidé à me donner encore... Je ramassai trente-trois morceaux. Après un moment de désarroi je constatai que je n'avais perdu dans cet accident que le sommet de mon visage.
R. Char, En trente-trois morceaux, Paris, Gallimard

La Komissarjevskaia

"Je désire non pas parler de moi, mais épier le siècle, le bruit et la germination du temps. Ma mémoire est hostile à tout ce qui est personnel. Si cela dépendait de moi, je ne ferais que grimace au souvenir du passé. Je n'ai jamais pu comprendre les Tolstoï et les Aksakov, les petits-fils Bagrov, amoureux des archives familiales avec leurs épopées de souvenirs domestiques. Je le répète, ma mémoire est non d'amour, mais d'hostilité, et elle travaille non à reproduire, mais à écarter le passé. Pour un intellectuel de médiocre origine, la mémoire est inutile, il lui suffit de parler des livres qu'il a lus, et sa biographie est faite. Là où, chez les générations heureuses, l'épopée parle hexamètres et en chronique, chez moi se tient un signe de béance, et entre moi et le siècle gît un abîme, un fossé, rempli du temps qui bruit, l'endroit réservé à la famille et aux archives domestiques. Que voulait dire ma famille? Je ne sais. Elle était bègue de naissance et cependant, elle avait quelque chose à dire. Sur moi et sur beaucoup de mes contemporains pèse le bégaiement de la naissance. Nous avons appris non à parler, mais à balbutier et ce n'est qu'en prêtant l'oreille au bruit croissant du siècle et une fois blanchis par l'écume de sa crête que nous avons acquis une langue."

Mandelstam, O. 1925, 2001, Le bruit du temps, Paris, L'Age de l'Homme.

mardi 13 octobre 2009

Les cendres

..."Tu veux dire que tu les as perdues !" Elle raccrocha, épouvantée. Elle avait laissé papa sur le comptoir. Elle se sentait les jambes molles; sa peur superstitieuse la surprit. Son rejet athée de la religion s'était évanoui et elle dut se raisonner pour reprendre ses esprits. Après tout, se dit-elle, qu'est-ce que le corps? Ce qui compte, c'est l'idée que l'on a d'une personne, et celle de papa est dans mon coeur. Elle se fit couler un bain; de nouveau elle s'approchait de la transcendance grâce aux brumes de martini qui flottaient encore autour d'elle, quand elle entrevit son visage inchangé dans la glace embuée: de nouveau, le corps comptait. Pourtant, au même instant, il ne comptait pas. Elle essaya de se souvenir d'un philosophe, qui aurait pu réconcilier les deux vérités, mais l'effort l'épuisa. Puis se rendant compte qu'elle avait pris un bain quelques heures plus tôt, elle ferma le robinet et commença à se rhabiller.
Elle s'aperçut qu'elle se hâtait, elle comprit qu'elle devait absolument récupérer les cendres. Elle avait fait une chose horrible en les abandonnant là-bas, une sorte de péché. Un instant son père fut de nouveau présent: il avait un regard triste et la réprimandait. Mais en même temps il y avait de l'humour dans ce regard, avec une nuance vague de mauvais goût.
Le barman, un type mince aux longs bras, n'avait aucun souvenir de la boîte. Il demanda si son contenu avait de la valeur. J. répondit: "Heu! non." Soudain, sa faute la frappa tel un coup de bélier. "Mon père. Ses cendres"...
(A. Miller, 1992, 1995, Une fille quelconque, Paris, Grasset)

Le fascisme, Etat suicidaire

C'est là que nous retrouvons le paradoxe du fascisme, et sa différence avec le totalitarisme. Car le totalitarisme est affaire d'Etat: il concerne essentiellement le rapport de l'Etat comme agencement localisé avec la machine abstraite de surcodage qu'il effectue. Même quand il s'agit d'une dictature militaire, c'est une armée d'Etat qui prend le pouvoir, et qui élève l'Etat au stade totalitaire, ce n'est pas une machine de guerre. Le totalitarisme est conservateur par essence. Tandis que, dans le fascisme, il s'agit bien d'une machine de guerre. Et quand le fascisme se construit un Etat totalitaire, ce n'est pas au sens où une armée d'Etat prend le pouvoir, mais au contraire au sens où une machine de guerre s'empare de l'Etat. Une remarque bizarre de Virilo nous met sur la voie: dans le fascisme, l'Etat est beaucoup moins totalitaire qu'il n'est suicidaire. Il y a dans le fascisme un nihilisme réalisé. C'est que, à la différence de l'Etat totalitaire qui s'efforce de colmater toutes les lignes de fuite intense, qu'il transforme en ligne de destruction et d'abolition pures. C'est curieux comme, dès le début, les nazis annonçaient à l'Allemagne ce qu'ils apportaient: à la fois des noces et de la mort, y compris leur propre mort, et la mort des Allemands. Ils pensaient qu'ils périraient, mais que leur entreprise serait de toute façon recommencé, l'Europe, le monde, le système planétaire. Et les gens criaient bravo, non pas parce qu'ils comprenaient pas, mais parce qu'ils voulaient cette mort des autres contre la sienne, et de tout mesurer avec des "déléomètres". Le roman de Klaus Mann, Méphisto, donne des échantillons de discours ou de conversations nazis tout à fait ordinaires: "L'héroïsme pathétique faisait de plus en plus défaut à notre vie. (...) En réalité, nous ne marchons pas au pas militaire, nous avançons en titubant. (...) Notre Führer bien-aimé nous entraîne dans les ténèbres et le néant. (...) Comment nous autres poètes, qui entretenons des rapports particuliers avec les ténèbres et l'abîme, ne l'en admirerions-nous pas? (...) Des éclairs de feu à l'horizon, des ruisseaux de sang sur tous les chemins, et une danse de possédé des survivants, de ceux qui sont encore épargnés autour des cadavres! [1]" Le suicide n'apparaît pas comme un châtiment, mais comme le couronnement de la mort des autres. On peut toujours dire qu'il s'agit de discours fumeux, et d'idéologie, rien d'autre que de l'idéologie. Mais ce n'est pas vrai; l'insuffisance des définitions économiques et politiques du fascisme n'implique pas seulement la nécessité d'y joindre de vagues déterminations dites idéologiques. Nous préférons suivre J.P Faye quand il s'interroge sur la formation précise des énoncés nazis, qui jouent dans le politique, dans l'économique autant que dans la conversation la plus absurde. Nous retrouvons toujours dans ces énoncés le cri "stupide et répugnant" de Vive la mort!, même au niveau économique où l'expansion du réarmement remplace l'accroissement de consommation, et où l'investissement se déplace des moyens de production vers les moyens de pure destruction. L'analyse de Paul Virilo
nous semble profondément juste quand il définit le fascisme, non pas par la notion d'Etat totalitaire, mais par celle d'Etat suicidaire: la guerre dite totale y apparaît moins comme l'entreprise d'un Etat, que d'une machine de guerre qui s'approprie l'Etat, et fait passer à travaers lui le flux de guerre absolue qui n'aura d'autre issue que le suicide de l'Etat lui-même. "Déclenchement d'un processus matériel inconnu réellement sans limites et sans but. (...) Une fois déclenché, son mécanisme ne peut aboutir à la paix, car la stratégie indirecte installe effectivement le pouvoir dominant hors des stratégies usuelles de l'espace et du temps. (...) C'est dans l'horreur de la quotidienneté et de son milieu que Hitler trouvera finalement son plus sûr moyen de gouvernement, la légitimation de sa politique et de sa stratégie militaire, et ce jusqu'à la fin, puisque, loin d'abattre la nature répulsive de son pouvoir, les ruines, les horreurs, les crimes, le chaos de la guerre totale ne feront normalement qu'en augmenter l'étendue. Le télégramme 71: Si la guerre est perdue, que la nation périsse, dans lequel Hitler décide d'associer ses efforts à ceux de ses ennemis pour achever la destruction de son propre peuple en anéantissant les ultimes ressources de son habitat, réserves civiles de toute nature (eau potable, carburants, vivres, etc.) est l'aboutissement normal...[2]" C'était déjà cette réversion de la ligne de fuite en ligne de destruction qui animait tous les foyers moléculaires du fascisme, et les faisait interagir dans une machine de guerre plutôt que résonner dans un appareil d'Etat. Une machine de guerre, qui n'avait plus que la guerre pour objet, et qui acceptait d'abolir ses propres servants plutôt que d'arrêter la destruction. Tous les dangers des autres lignes sont peu de chose à côté de ce danger-là.

[1] Klaus Mann, Mephisto, Denoël, pp. 265-266. Ce genre de déclarations abondent, au moment même des succès nazis. Cf. les formules célèbres de Goebbels: "Dans le monde de fatalité absolue où se meut Hitler, plus rien n'a de sens, ni le bien ni le mal, ni le temps, ni l'espace, et ce que les autres hommes appellent succès ne peut servir de critère. (...) Il est probable que Hitler aboutira à la catastrophe..." (Hitler parle à ses généraux, Albin Michel). Ce catastrophisme peut se concilier avec beaucoup de satisfaction, de bonne conscience et de tranquilité confortable, comme on le voit aussi, dans un autre contexte, chez certains suicidaires. Il y a une bureaucratie de la catastrophe. Pour le fascisme italien, on se rapportera notamment à l'analyse de M.A Macciochi, "Sexualité féminine dans l'idéologie fasciste", Tel Quel n°66: l'escadron féminin de la mort, la mise en scène des veuves et des mères en deuil, les mots d'ordre "Cercueil et Berceaux".

[2] Paul Virilo, L'insécurité du territoire, ch.1. Et, bien qu'elle identifie nazisme et totalitarisme, Hannah Arendt a dégagé ce principe de la domination nazie: "Leur idée de la domination ne pouvait petre réalisée ni par un Etat ni par un simple appareil de violence, mais seulement par un mouvement constamment en mouvement"; et même la guerre, et le risque de perdre la guerre, interviennent comme des accélérateurs (Le système totalitaire, Ed. du Seuil, pp. 49, 124 sq., 207 sq.)

G. Deleuze, F. Guattari, 1980, Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2,Paris, Minuit, pp. 281-283.

L'oeuvre d'art naît des signes

"Ce qui force à penser, c'est le signe. Le signe est l'objet d'une rencontre; mais c'est précisément la contingence de la rencontre qui garantit la nécessité de ce qu'elle donne à penser. L'acte de penser ne découle pas d'une simple possibilité naturelle. Il est, au contraire, la seule création véritable. La création, c'est la genèse de l'acte de penser dans la pensée elle-même. Or cette genèse implique quelque chose qui fait violence à la pensée, qui l'arrache à sa stupeur naturelle, à ses possibilités seulement abstraites. Penser, c'est toujours interpréter, c'est à dire expliquer, développer, déchiffrer, traduire un signe. Traduire, déchiffrer, développer sont la forme de la création pure. Il n'y a pas plus de significations explicites que d'idées claires. Il n'y a que des sens impliquée dans des signes; et si la pensée a le pouvoir d'expliquer le signe, de le développer dans une Idée; c'est parce que l'Idée est déjà dans le signe, à l'état enveloppé et enroulé, dans l'état obscur de ce qui force à penser. Nous ne cherchons la vérité que dans le temps, contraints et forcés. Le chercheur de vérité, c'est le jaloux qui surprend un signe mensonger sur le visage de l'aimé. C'est l'homme sensible, en tant qu'il rencontre la violence d'une impression. C'est le lecteur, c'est l'auditeur, en tant que l'oeuvre d'art émet des signes qui le forcera peut-être à créer, comme l'appel du génie à d'autres génies. Les communications de l'amitié bavarde ne sont rien, face aux interprétations silencieuses d'un amant. La philosophie, avec toute sa méthode et sa bonne volonté, n'est rien face aux pressions secrètes de l'oeuvre d'art. Toujours la création, comme la genèse de l'acte de penser, part des signes. L'oeuvre d'art naît des signes autant qu'elle les fait naître; le créateur est comme le jaloux, divin interprète qui surveille les signes auxquels la vérité se trahit."
(G. Deleuze, Proust et les signes, Paris, PUF, p.119)

L'amitié proustienne

Dans philosophie, il y a "ami". Il est important que Proust adresse la même critique à la philosophie et à l'amitié. Les amis sont, l'un par rapport à l'autre, comme des esprits de bonne volonté qui s'accordent sur la signification des choses et des mots: ils communiquent sous l'effet d'une bonne volonté commune. La philosophie est comme l'expression d'un Esprit universel qui s'accorde avec soi pour déterminer des significations explicites et communicables. La critique de Proust touche à l'essentiel: les vérités restent arbitraires et abstraites, tant qu'elles se fondent sur la bonne volonté de penser. Seul le conventionnel est explicite. C'est que la philosophie, comme l'amitié, ignore les zones obscures où s'élaborent les forces effectives qui agissent sur la pensée, les déterminations qui nous forcent à penser. Il n'a jamais suffi d'une bonne volonté, ni d'une méthode élaborée, pour apprendre à penser; il ne suffit pas d'un ami pour s'approcher du vrai. Les esprits ne se communiquent entre eux que le conventionnel; l'esprit n'engendre que le possible. Aux vérités de de la philosophie, il manque la nécessité, et la griffe de la nécessité. En fait, la vérité de se livre pas, elle se trahit; elle ne se communique pas, elle s'interprète; elle n'est pas voulue, elle est involontaire.

Des Signes

"...Saisi par l'étrange saveur, le héros se penche sur sa tasse de thé, boit une seconde et une troisième gorgée, comme si l'objet lui-même allait lui révéler le secret du signe. Frappé par un nom de lieu, par un nom de personne, il rêve d'abord aux êtres et aux pays que ces noms désignent. Avant qu'il ne la connaisse, Mme de Guermantes lui semble prestigieuse, parce qu'elle doit posséder croit-il, le secret de son nom. Il se la représente "baignant comme dans un coucher de soleil dans la lumière orangée qui émane de cette dernière syllabe -antes" . Et quand il la voit: "Je me disais que c'était bien elle que désignait pour tout le monde le nom de duchesse de Guermantes; la vie inconcevable que ce nom signifiait, ce corps la contenait bien". Avant qu'il n'y aille, le monde lui paraît mystérieux: il croit que ceux qui émettent les signes sont aussi ceux qui les comprennent et en détiennent le chiffre. Durant ses premières amours, il fait bénéficier "l'objet" de tout ce qu'il éprouve: ce qui lui semble unique dans une personne lui semble aussi appartenir à cette personne..."
(G. Deleuze, Proust et les signes)