mercredi 14 octobre 2009

Paris, 8 Avril 1956

Souvent le soir, lorsque tout ce qui s'agite et circule a sensiblement réduit son fracas et son allure, qu'il est permis enfin de rapprocher les choses de soi avec une libre minutie, je sors de mon domicile et, par la rue de Babylone, je gagne le boulevard des Invalides. J'éprouve une délectation un peu hagarde en cet endroit, car, de tous ses aplombs, le ciel m'entre dans les épaules. Sous une pèlerine de pluie fine, le fantôme de l'impulsion seconde rôde par là. Rue de Varenne, j'emprunte le trottoir du musée Rodin dont la haute porte vert-de-lierre et le joli jardin tout en profondeur, derrière l'hôtel transparent, sommeillent, on le devine, sans appréhension. La rue Barbet-de-Jouy s'ouvre comme une allée. Dès sa première maison, tant la réussite est juste, le long frisson de mon plaisir éclôt et remercie. Remercie Marcel Proust auquel ce lieu ramène. Site qui lui appartient comme un grain de beauté à une province écartée du corps. Il le donne à toucher, bien que le poète Marcel Proust ne le mentionne, je crois, dans aucune de ses oeuvres. Une des nuits dernières, passant ici et songeant à lui, la masse verticale et peu illuminée de mes premiers ouvrages posée en équilibre sur ma tête, j'avançais sans prudence. De loin en loin une mèche d'arbre surgissait dans l'intervalle de deux maisons. Soudain - à la suite de quelle maladresse?- la tour de mes poèmes s'écroula au sol, se brisa comme verre. Sans doute, forçant l'allure et rencontrant le vide, avais-je voulu saisir, contre son gré, la main du Temps - le Temps qui choisit -, main qu'il n'était pas décidé à me donner encore... Je ramassai trente-trois morceaux. Après un moment de désarroi je constatai que je n'avais perdu dans cet accident que le sommet de mon visage.
R. Char, En trente-trois morceaux, Paris, Gallimard

1 commentaire:

Artine a dit…

Bonjour,

La lecture du recueil En trente-trois morceaux, notamment de ce vers "Avant de te connaître, je mangeais et j'avais faim, je buvais et j'avais soif, ..., je n'étais pas mon prochain moi.", m'a bouleversée. J'ai donc lu la suite, puis, en dernier lieu, le préambule, comme une récompense.
Et vous? Belle journée.
Artine.