dimanche 21 avril 2013

Politzer: le penseur foudroyé

Marianne, Propos recueillis par Aude Lancelin

Fusillé par les nazis à 39 ans, Georges Politzer n’aura pas connu la même gloire que Sartre. S’il avait vécu, la face de la philosophie du XXe siècle en eût pourtant été changée, assure Michel Onfray, le fondateur de l’Université populaire de Caen. On republie aujourd’hui ses oeuvres tandis que son fils, Michel Politzer, lui consacre une biographie.
 
Georges Politzer
Georges Politzer    


Concret et facétieux, radical et follement courageux. Ainsi surgit devant nos yeux en 2013 le jeune philosophe communiste d’origine hongroise, assassiné par les nazis en 1942, alors qu’il avait rejoint le maquis français deux ans auparavant. C’est la troisième renaissance de Georges Politzer, ami de Paul Nizan, inspirateur de Sartre, styliste énergique et précis, détracteur féroce de Bergson et de Heidegger. Déjà en 1967, la première réédition de sa grande oeuvre inachevée, la Critique des fondements de la psychologie, avait permis de redécouvrir celui dont Lacan salua « la marque ineffaçable » sur la pensée du XXe siècle. L’université le mettra aussi à l’honneur en l’inscrivant par deux fois au programme de l’agrégation de philosophie depuis les années 90.

Aujourd’hui, c’est son fils unique, Michel, qui le fait resurgir devant nos yeux, en publiant les Trois Morts de Georges Politzer, une bouleversante enquête sur la figure intellectuelle de son père et la perte tragique de ses parents alors qu’il n’avait que 9 ans. Sa mère, Maï, elle aussi militante communiste, sera en effet arrêtée en même temps que son mari et mourra en déportation à Auschwitz. Rares sont les textes qui vous font sentir avec une si déchirante acuité la mâchoire de fer qui se referme sur un destin, broyant tout, jusqu’à la possibilité d’une postérité.

Consultant les archives du PC, relevant le plus infime témoignage, guettant de toutes parts la trace du professeur admiré de ses pairs et du militant révolutionnaire parfois aveuglé, Michel Politzer livre de son père une image audacieuse, sans complaisance, terriblement vivante. Celle-là même qu’en esquissait l’écrivain Michel Leiris, se souvenant du rire tonitruant de son camarade devant un film de Chaplin : « Il est certain qu’à côté de Politzer, tous les gens ont l’air de fantoches. » Aude Lancelin

Marianne : Dans quelles circonstances avez-vous découvert la figure de Georges Politzer, jeune philosophe ami de Nizan à l’oeuvre inachevée, avant tout connu jusqu’ici pour un pamphlet assassin contre Bergson ?

Michel Onfray : J’avais 17 ans et je cherchais une forme politique pour le fond rebelle qui était alors le mien. La vie quotidienne avec un père ouvrier agricole et une mère femme de ménage, deux saisons d’été dans une fromagerie avaient fait de moi un être écorché,hypersensible et désireux de changer l’ordre du monde, notamment sur le terrain politique…
J’avais lu quelques textes de Marx, dont le Manifeste du parti communiste. Il me semblait que le communisme était une solution, la solution. Je suis donc allé voir mon ancienne institutrice, une communiste pure et dure que j’aimais beaucoup, qui m’a prêté des brochures vantant les congrès du PCF, des livres de propagande du Parti et les Principes élémentaires de philosophie de Politzer édités aux Editions sociales. C’était sommaire, un peu catéchistique, surtout en regard de ce que je lisais en même temps à l’époque, notamment Qu’est-ce que la propriété ?, de Proudhon. Le prosoviétisme du PCF m’a convaincu que la solution n’était pas là, mais chez Proudhon. J’ai gardé de Politzer l’idée que la philosophie était une arme de combat, qu’elle pouvait être populaire, simple, claire, accessible, efficace, et proposer clairement de produire des effets concrets dans un réel.

Politzer, c'est aussi un homme qui s'engage dès 1940, et qui tombera deux ans plus tard sous les balles allemandes. Qu'est-ce qui, dans sa pensée, le prédispose à une attitude aussi opposée à celle de Sartre par rapport à l'action, au danger ?

M.O. : Outre son intelligence, sa perspicacité, son caractère entier, son passé activiste dès le lycée en Hongrie, Politzer, parce qu'il est juif, comprend très vite que le national-socialisme est une idéologie terrible. Il critique très tôt les thèses d'Alfred Rosenberg qui les expose à l'Assemblée nationale le 28 novembre 1940. Dès avril 1939, Politzer attaque la pensée de l'auteur du Mythe du XXe siècle. Il porte haut les couleurs de la raison occidentale et fait de Descartes le héros d'un lignage qui conduit, via le rationalisme des Lumières, au socialisme marxiste et au bolchevisme qui en est le bras armé. Sartre, quant à lui, n'a rien vu en Allemagne, où il était lorsque les nazis sont arrivés au pouvoir. Il n'a rien vu ensuite : Munich, la déclaration de la guerre, le pacte germano-soviétique... Il passe à côté de la Résistance, il écrit dans Comœdia, un journal collaborationniste, en 1941 ; puis, en 1944, le même journal le déclare «auteur de l'année 1943». Le directeur de ce même journal pistonne Simone de Beauvoir qui entre à Radio Vichy, où elle travaille en 1944. Sartre voulait être Stendhal et Spinoza, il l'a dit, il se moquait comme d'une guigne de la politique. Il s'en soucie quand il comprend quel bénéfice il peut en tirer pour sa carrière. Politzer philosophe pour agir et changer le monde ; Sartre, pour laisser son nom dans le Lagarde et Michard comme le Voltaire de son temps...

Quoique membre du PC et militant très actif, Politzer n'attendra pas l'entrée en guerre de l'URSS pour agir, et, contrairement à la plupart des autres communistes, saura très tôt distinguer cette lutte idéologique à mort d'un «conflit de classes». Une attitude très rare alors dans son univers intellectuel. Comment l'expliquez-vous ?

M.O. : C'est moins l'URSS qui entre en guerre que Hitler qui envahit la Russie bolchevique et met fin à l'accord conclu avec Staline... Le pacte germano-soviétique lie l'URSS et le IIIe Reich nazi entre le 23 août 1939 et le 22 juin 1941 : pendant un an et dix mois, le PCF défend une politique de collaboration entre la France occupée et l'Allemagne occupante. Précisons que, quand Guy Môquet est arrêté et mis en prison, c'est pour avoir distribué des tracts qui invitent à la libération de communistes emprisonnés. Il sera ensuite fusillé comme otage, il montrera alors un grand courage, certes. Mais il ne fut pas résistant... Sartre a défendu le pacte, Beauvoir également. Pas Politzer, qui quitte le lycée où il enseigne pour entrer dans la clandestinité dès novembre 1940. Dès lors, il rédige 40 numéros d'un bulletin intitulé l'Université libre jusqu'au 16 décembre 1941. Politzer célèbre Staline, mais Staline célèbre l'accord avec Hitler. Politzer fait comme si le pacte n'existait pas, il porte la flamme communiste en conscience réfractaire qui s'oppose sans bruit à la ligne du Parti - un Parti qui laisse faire dans une schizophrénie qui témoigne des tensions au sein même de sa direction. Dans cette aventure, il y eut le Parti et ses instances, un Parti de bureaucrates, de fonctionnaires, de permanents qui défendaient leur intérêt le plus trivial, leur poste, et un Parti de militants de base ayant foi en un monde meilleur. Politzer fut au côté de la petite poignée de ces communistes de base qui n'ont rien dit contre le pacte, mais qui ont agi contre... Lui et d'autres, très peu, ont été l'honneur de ce Parti qui l'avait alors perdu.

Sartre s'est profondément inspiré de la Critique des fondements de la psychologie de Politzer, notamment dans l'Etre et le néant, et Althusser n'a pas cessé de le souligner d'ailleurs. Qu'est-ce que Politzer lui a exactement apporté ?

M.O. : Politzer a été pillé par tout ce que la philosophie française a de plus emblématique... Je dis quoi, comment, où dans les Consciences réfractaires [t. 9, Contre-histoire de la philosophie, Grasset. Voir aussi ses cours sur Politzer en CD*]. C'est consternant... En ce qui concerne Sartre : il lui emprunte la critique de la psychanalyse freudienne au nom d'une psychologie concrète, la nécessité de lier l'inconscient avec l'histoire la plus concrète, celle de l'individu, mais aussi celle de son temps, de son milieu, le sauvetage de la raison pure et de ses méthodes (cartésienne et matérialiste) dans le climat irrationaliste de l'époque (Freud, la psychanalyse, Bergson, Heidegger, Husserl, la phénoménologie, qu'il critique très durement et très justement), la lecture du monde comme drame qui s'enracine dans un terreau existentiel de l'angoisse, le souci du concret et l'articulation de la pensée avec la nécessaire praxis révolutionnaire... La psychologie concrète antifreudienne qu'il se proposait de fonder ne l'a pas été parce que Politzer a été fusillé. Opportuniste et carriériste, intelligent comme un singe normalien qu'il était, Sartre a emboîté le pas et rédigé le chapitre sur la psychanalyse existentielle dans l'Etre et le néant...

Plus largement, quels sont pour vous les apports philosophiques de Politzer ?

M.O. : La critique de la psychanalyse comme irrationalisme contemporain, la compabilité entre le freudisme et l'irrationalisme nazi, notamment via la théorie de la transmission phylogénétique, la dangerosité d'un bergsonisme de droite lui aussi compatible avec le fascisme (Marinetti s'en apercevra...), l'imposture phénoménologique qui use d'un brouillard conceptuel qui obscurcit le monde au lieu de l'éclaircir, la constitution d'un lignage philosophique de combat amorcé par Descartes, nourri par le rationalisme des Lumières et augmenté par la pensée matérialiste française qui débouche dans un socialisme marxiste, la nécessité de penser pour autre chose que l'horizon théorétique, pour une praxis réellement révolutionnaire, l'urgence de fonder une psychologie concrète qu'on pourrait nommer une psychanalyse non freudienne. Convenez que, pour un philosophe mort à l'âge de 39 ans, ces apports sont majeurs.

Politzer accordait pourtant une place fondamentale à la psychanalyse, la voie la plus éclairante et la plus appropriée, selon lui, pour saisir le fait humain, aussi bien par la place que celle-là accorde à la singularité de chacun qu'à la sexualité. Est-ce un désaccord de fond que vous avez avec lui ?

M.O. : La pensée de Politzer évolue sur ce sujet. Quand il quitte la Hongrie pour la France, il fait un arrêt à Vienne. On ne sait s'il rencontre Freud, mais on sait qu'il a côtoyé des psychanalystes. Il a 18 ans, il est enthousiaste. En 1921, à la Sorbonne, il est fanatique de Freud. En 1924, il a 21 ans, c'est fini. Il dénonce chez le docteur viennois des livres mal composés, obscurs, répétitifs, confus. Ce qui est énoncé sur le mode de la certitude, l'inconscient par exemple, n'est pour lui qu'une hypothèse de travail, ce qu'on présente comme une science n'est qu'un chantier, les fondements théoriques sont à refaire. En 1929, il publie un article intitulé «La crise de la psychanalyse». Freud est toujours vivant. Politzer fait de la psychanalyse une «nouvelle scolastique». Il stigmatise ses disciples - des chercheurs médiocres... Il récuse le scientisme, le poids des modes du moment, l'importance considérable de la mythologie gréco-romaine qui prend la place que devrait prendre la clinique, fort réduite. Il critique le dispositif sophistiqué interdisant à quiconque n'étant pas analyste ou analysé de critiquer la discipline. Ou bien cette autre aberration qui fait de tout refus de cet idéalisme une résistance de névrosé ayant besoin du divan et se le refusant inconsciemment.

Plus violent : fin 1939, Politzer écrit «La fin de la psychanalyse», un article dans lequel il montre quels points de doctrine permettent une compatibilité avec le nazisme : l'irrationalisme, le goût des mythes contre la raison, la transformation d'une force obscure, l'inconscient en dispositif explicatif de la totalité de l'être, de ses relations et du monde, la lecture de l'histoire comme un processus qui obéirait à un jeu de forces libidinales, le refus de l'histoire concrète au profit d'une fiction construite sur des légendes transmises phylogénétiquement depuis l'âge glaciaire, etc. Il constate que les nazis reprochent au freudisme son caractère juif, mais n'ont rien contre la psychanalyse en tant que telle, qui est une variation sur le thème idéaliste, contre-révolutionnaire et antimarxiste. Qui dit mieux, à l'époque ?

Contre la psychanalyse freudienne idéaliste, Politzer voulait élaborer une psychologie concrète. Les nazis interdiront à cette intelligence de se déployer. Si elle avait pu se déplier vraiment, si Politzer avait vécu aussi longtemps que Sartre, mort dans son lit, la face de toute la philosophie du XXe siècle en eût été changée. De prétendus géants auraient été appréciés à leur taille normale et quelques autres, dont Paul Nizan, auraient donné du fil à retordre aux vedettes qui allaient découvrir l'action une fois le nazisme écrasé.


Propos recueillis par Aude Lancelin

Les Trois Morts de Georges Politzer, de Michel Politzer, Flammarion, 320 p., 21 €.
Contre Bergson et quelques autres, de Georges Politzer, Champs-Essais, 364 p., 14 €.
Contre-histoire de la philosophie, de Michel Onfray, 19 coffrets de CD, Frémeaux et associés.


*Article publié dans le numéro 834 du magazine Marianne paru le 13 avril 2013

L'aveu

L'aveu public de J. Cahuzac BFM TV

Scène de ménage

Cette nuit à l'Assemblée nationale, lors du débat sur le mariage gay - LCP
A l'Assemblée nationale, lors du débat sur le mariage gay - LCP

La carte et le territoire

Jacques Julliard - Marianne

Ambitieux et pétillant d'intelligence, « le Mystère français », d'Emmanuel Todd et Hervé Le Bras, offre de nouvelles perspectives sur les paradoxes d'un pays moins déprimé qu'on ne le dit. Un livre que le président de la République gagnerait à ouvrir.
  
Emmanuel Todd et Hervé Le Bras
Emmanuel Todd et Hervé Le Bras
      [...] Et voici que Hervé Le Bras et Emmanuel Todd, en 300 pages et 120 cartes, nous détaillent « le mystère français ».

Un livre passionnant, d'une richesse inouïe, d'une inventivité permanente, et qui, de plus, se lit comme un polar, puisqu'il s'agit de trouver le coupable, ou plutôt les coupables. En tout cas, les responsables de cet étrange paradoxe : la France, c'est une économie déclinante et une société pleine de dynamisme ; c'est un pays que les experts disent à l'agonie, qui broie jour après jour le plus sombre pessimisme, et qui dans le quotidien ne paraît pas s'en porter plus mal.

Chacun de nous jure que c'est la fin du monde pour demain ; en attendant, nous vivons mieux qu'ailleurs ; nous partons en vacances et nous faisons des enfants. Les Français ont le désespoir gai. Et quand ils finissent par rencontrer des experts optimistes, comme Le Bras et Todd, ils ont raison de leur faire fête. Quelle bonne nouvelle !

Je crois me rappeler dans le passé un Hervé Le Bras beaucoup moins enthousiaste sur le natalisme français et un Emmanuel Todd résigné à confier au Parti communiste le soin de soulager son noir chagrin.
 
Les trente paresseuses
    
Voilà deux merveilleux cartographes. Chacune des 120 cartes de ce livre est un plaisir pour les yeux et pour l'esprit : la solution d'une petite énigme, et parfois le trait moqueur de rusés sociologues.

Ce n'est pas le moindre mérite de ce livre que d'inventer des solutions graphiques originales qui rompent avec la tyrannie un peu rustique de la représentation départementale de tous les mystères français, qu'ils relèvent de la famille et de la sexualité, de l'industrie ou de l'immigration, des riches et des pauvres, des Plantagenêt et de la Lotharingie, de François Hollande et de Nicolas Sarkozy ou de Marine Le Pen.

Au lieu de la mosaïque départementale et de l'arbitraire qu'elle charrie, de vastes nappes de couleurs qui indiquent de grandes tendances régionales : d'un bout à l'autre du livre, les auteurs raisonnent en termes spatiaux : les mystères de la France s'inscrivent principalement dans la mémoire des lieux plutôt que dans des lieux de mémoire ponctuels.

Faisant le bilan des trente dernières années que nous venons de vivre, nos auteurs écrivent : « Chute du taux de croissance du PIB, décrue des effectifs industriels, baisse de la fécondité, augmentation des naissances hors mariage, baisse de la pratique religieuse, progrès de l'éducation. »

A quoi il faut ajouter un taux de chômage variable mais important, dépassant à plusieurs reprises les 10 % de la population active ; mais aussi, du côté positif de la balance, l'émancipation des femmes que l'on mesure très bien à travers l'éducation : en 2009, les filles sont pour 57 % dans le total des récipiendaires des baccalauréats généraux, 52 %, des bacs technologiques (et 43 % seulement, des bacs professionnels).

Résumé ainsi à grands traits, le bilan de ces trente paresseuses est tout de même moins brillant que ne le proclament les auteurs eux-mêmes : de réellement positif, on ne peut retenir que les progrès de l'éducation et, corrélativement, ceux de l'émancipation féminine que nous venons de pointer.

Ce n'est pas rien : à l'échelle de l'Occident tout entier, le tardif XXe siècle, en contraste avec les horreurs inédites de la première moitié, figurera comme celui de l'émancipation des femmes. Encore faudrait-il, s'agissant de l'éducation, tempérer l'optimisme quantitatif qu'inspire la montée continue et massive du nombre des bacheliers par la considération de la valeur relative de ce baccalauréat, tant à l'échelle internationale qu'à l'échelle nationale.

Mais laissons cela, qui excède le projet même du livre, car c'est à propos de l'éducation qu'y éclate ce véritable cataclysme anthropologique qu'est aux yeux des auteurs la substitution des régions périphériques aux régions intérieures au palmarès du dynamisme français. D'un bout à l'autre de l'ouvrage, les auteurs, notamment Emmanuel Todd, dont on connaît les thèses sur le rôle déterminant des systèmes familiaux anciens, n'en reviennent pas. Avec beaucoup d'honnêteté intellectuelle, car cela contredit directement leurs thèses et leurs penchants personnels, ils constatent une extraordinaire mutation.

Expliquons. Todd n'a cessé d'opposer, dans ses travaux antérieurs, la famille nucléaire, formée des parents et des enfants, à la famille complexe ou famille souche, étendue à la génération antérieure ou à plus d'un couple. La famille nucléaire libère, la famille complexe enferme. La famille nucléaire, qui encourage la liberté des enfants et l'égalité dans la fratrie, a porté les valeurs de la Révolution française ; elle est caractéristique du Bassin parisien et de la France de l'Est.

Sa carte coïncide avec celle d'un haut niveau éducatif au début du XXe siècle. Jusqu'ici nous sommes dans les normes. Or, voici qu'à partir de 1970, c'est la famille souche du Midi de la France et la famille postcatholique de Bretagne qui produit le plus de bacheliers, puis bientôt d'étudiants. Sensation : c'est la revanche de Bécassine, c'est le crépuscule de la Révolution !

Alors, que s'est-il passé ? En vérité, une mutation très profonde qui s'enracine dans le subconscient anthropologique et religieux des populations. Utilisant avec beaucoup d'à-propos et de finesse les analyses de Schumpeter (Capitalisme, socialisme et démocratie), Le Bras et Todd montrent que le capitalisme et son individualisme féroce a besoin pour subsister de recourir, à titre d'antidote, à des couches protectrices précapitalistes, porteuses de valeurs communautaires, venues parfois du Moyen Age.

C'est ce rôle compensatoire et finalement intégrateur qu'a longtemps joué le communisme dans les régions déchristianisées : telle fut la « contre-société » communiste, bien analysée jadis par Annie Kriegel, dans les banlieues ouvrières. Ce fut aussi le rôle du catholicisme dans ses propres zones d'influence. Mais là s'arrête la comparaison.

Le communisme est mort, et les valeurs de contre-société qu'il animait sont mortes avec lui, alors qu'au contraire le catholicisme, qui, selon les auteurs, est mort comme croyance religieuse, est demeuré vivace comme structure mentale et sociale. Ce «catholicisme zombie» est, à leurs yeux, le moteur de l'élan vers l'éducation qui a porté par exemple la Bretagne au cours des dernières années. Une sorte de revanche posthume de l'Eglise sur la République laïque.

On peut discuter le détail de ces analyses. Je ne crois pas, pour ma part, que le catholicisme, qui est en effet moribond comme rituel (effondrement de la participation à la messe dominicale), soit mort comme croyance religieuse ; mais il est vrai que le catholicisme, si résiduel qu'il soit sous ses formes traditionnelles, continue de servir de substrat anthropologique à la moitié de la société française ; on le voit bien aujourd'hui en ces temps de mariage gay.

Il est non moins vrai, comme le notent brièvement les auteurs, que les institutions qui furent le moteur de la modernité pendant les Trente Glorieuses et au-delà furent souvent d'origine catholique : le Plan, la CFTC-CFDT, la revue Esprit, le journal le Monde.
 
Le FN, substitut au communisme

Campagne électorale pour les élections législatives du 2 janvier 1956 , Paris - SIPA
Campagne électorale pour les élections législatives du 2 janvier 1956 , Paris - SIPA
Campagne électorale pour les élections législatives du 2 janvier 1956 , Paris - SIPA
Il n'est pas jusqu'à « la métamorphose du Front national » qui ne trouve sa place dans cette interprétation d'ensemble.

Pour Le Bras et Todd, le FN façon Jean-Marie, né de la rupture du tissu social en région d'habitat groupé, était comme vitrifié.

Le FN façon Marine s'est éloigné de son fonds de commerce initial ; il a abandonné le thème prioritaire de l'immigration au profit de la défense des catégories économiquement et culturellement dominées des zones périurbaines et rurales.

Sans aller jusqu'à parler ici de « couche protectrice » par rapport au néocapitalisme, le fait est qu'il tend à se substituer au communisme, comme organe tribunitien, dans les zones déchristianisées que celui-ci occupait jadis.

L'ambition intellectuelle de ce livre est, on le voit, considérable. A une époque où le bricolage est dominant, il convient de saluer une entreprise de ce genre. Nos auteurs croient à l'anthropologie régionale comme Adam Smith croyait à la division du travail, Marx, à la lutte des classes, ou Toynbee, aux cycles des civilisations. Réduite à l'essentiel, cette anthropologie repose sur des strates successives dans le devenir des sociétés : au plus profond, les systèmes familiaux ; au-dessus, la religion ; plus haut encore, l'éducation ; et enfin, proche de la surface, l'économie !

Il est significatif que l'explication économique ne vienne que tout à la fin du livre, presque à l'état de remords. Par rapport à Marx qui faisait de l'économie sinon toujours la cause, du moins « l'antécédent le moins substituable » comme aimait à le dire notre maître Labrousse, quel renversement copernicien ! Chez Le Bras et Todd, l'antécédent le moins substituable est culturel.

La place faite à la religion et à l'éducation permet d'échapper à la tyrannie de l'explication monocausale par des systèmes familiaux disparus ou en voie de disparition ; mais elle ne permet pas d'échapper à un certain arbitraire : nos auteurs recourent indifféremment à la famille, à la religion, à l'éducation, comme variables explicatives selon le degré de pertinence de chacun de ces facteurs, dans chaque cas particulier. On y gagne en souplesse, on y perd en termes d'interprétation globale.

Un tel livre, qui pétille d'intelligence et qui fourmille d'interprétations passionnantes, est significatif de l'évolution de la pensée à l'époque contemporaine : le primat de l'économie, commun au marxisme et au libéralisme, est en train de sortir de nos esprits. Le Marx de gauche est bien mort ; le Marx de droite, comme philosophe de la nécessité économique, paraît le seul à conserver un avenir.

Le matérialisme historique n'était, selon l'expression du philosophe Frédéric Rauh, qu'un « spiritualisme économique » fort arbitraire, incapable de rendre compte de la plupart de nos comportements, et notamment de nos comportements politiques. Voilà nos sociétés contemporaines rendues à leur complexité, et la France créditée d'un avenir.

Pour ma part, je suis resté un peu plus marxiste que nos deux auteurs, donc moins optimiste qu'eux sur ce pays. Mais quoi ! il n'y a rien qu'un pessimiste déteste tant que de voir les autres penser comme lui. En tout cas, si j'étais Hollande, je lirais le Mystère français.


Le Mystère français, d'Emmanuel Todd et Hervé Le Bras, coéd. Seuil-La République des idées, 336 p., 17,90 €.

Cette gauche qui passe l'arme à droite

Marianne, le 19.04.2013
par Joseph Macé-Scaron
 
Cette gauche qui passe l'arme à droite«La lutte des classes, au fond, ça résume notre réelle divergence. Vous, vous y croyez toujours et moi, je n'y ai jamais cru.» C'est par ces deux phrases lapidaires, pesées, longuement mûries par un aréopage de communicants que Jérôme Cahuzac concluait le débat qui l'opposa à Jean-Luc Mélenchon sur France 2, le 7 janvier 2013.
 
Un débat censé poser la première pierre de l'édifice social-libéral. Une construction idéologique nouvelle s'édifiant sur les ruines du socialisme dogmatique, nous disait-on, mais aussi... de la social-démocratie. Car c'est bien au cours de cette émission que le ministre du Budget avait sifflé la fin de la récréation. Le big bang fiscal promis par le candidat Hollande ? Il s'était bien produit. Circulez ! il n'y avait plus rien à attendre. La prestation de Cahuzac fut littéralement encensée par tous les éditorialistes de France et de Navarre, qui vantèrent sa fermeté, son brio, son expertise, mais aussi par bon nombre de patrons et encore plus de responsables et de collègues socialistes.

Un débat censé également faire diversion. Car, quelques semaines auparavant, Mediapart avait déjà mis en cause la probité de ce ministre droit dans ses bottes. Et c'est à ce moment qu'avait prospéré cette idée folle : l'espoir que Cahuzac le père de la rigueur efface les soupçons portés sur Cahuzac le fraudeur du fisc.

Plusieurs éléments ont permis d'étayer cette stratégie. Une légende Cahuzac est née dans la presse. L'homme ne vient-il pas des cercles rocardiens, apôtres du parler-vrai. N'a-t-il pas été proche de DSK, patron du FMI ? Mieux : n'a-t-il pas fait connaître dans la presse, non sans habileté, son désaccord à la suite de l'annonce par François Hollande d'un projet de tranche d'impôt à 75 % pour les revenus supérieurs à 1 million d'euros. Enfin, la gauche sociale-libérale tient avec lui son héraut : l'âme de Mendès France et la volonté de Jules Moch enfin réunies. Car ce chirurgien sait également trancher dans le vif : dans les coupes budgétaires, mais aussi dans les débats à l'Assemblée nationale. Quand tant de ministres ont les jambes qui flageolent, lui monte au front. Un vrai mousquetaire qui masque, en fait, un garde du Cardinal.

Comment François Hollande et son Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, ont-ils pu prendre le risque de s'en remettre, pieds et poings liés, à un seul homme qui, en quelques mois, s'est imposé comme l'arbitre des élégances économiques ? Le président de la République, que l'on décrit si habile, a fait là un pari insensé en l'intronisant chef de guerre du social-libéralisme naissant. A charge pour Cahuzac de porter la politique qui se met progressivement en place, qui a une cohérence forte mais qui est loin, bien loin de celle qui fut affichée pendant la campagne présidentielle.

Décidément, le social-libéralisme n'a guère de chance avec ses héros. Notons juste que le mot naquit dans les années 80, qu'il fut incarné par le mouvement d'un certain Olivier Stirn et que son emblème était le coquelicot. Une rose dure plus longtemps.

Le grand blues des policiers marseillais

Rédigé par Frédéric Ploquin le Vendredi 19 Avril 2013

Rien ne va plus dans la police marseillaise, où le manque d'effectifs criant déstabilise les troupes. Et perturbe la "reconquête" du territoire annoncée en haut lieu. Le directeur départemental de la sécurité publique aurait pris les choses en main.
 
Après les ripoux de Marseille, voilà les policiers de la capitale phocéenne au bord de la crise de nerf. Le « burn out » guette une bonne partie des effectifs de la sécurité publique dans le premier arrondissement, le territoire de l’élu socialiste Patrick Menucci, englobant une partie du Vieux port. Au point qu’ont été saisis voilà quelques jours le « pôle vigilance suicide » et la « cellule veille » du ministère de l’Intérieur.
Les conditions de travail se seraient dégradées au fil des semaines, comme le rapporte cette note adressée le 11 avril dernier par la hiérarchie intermédiaire au commandant : « A la suite de divers incidents, dysfonctionnements et autres problèmes de service qui subsistent, les fonctionnaires sont aujourd’hui excédés par cette situation, qui mène certains d’entre eux à parler de « suicide pour que les choses bougent ». (Une gardienne de la paix a même été désarmée jeudi 18 avril à la demande de son époux).
En cause, le manque « cruel » d’effectifs qui ne permettrait pas de faire face aux missions élémentaires. Avec une seule Police secours pour trois, voire cinq arrondissements, les gardiens de la paix du premier arrondissement estiment qu’ils ne peuvent plus fonctionner. Le ton de la note ne laisse pas place au doute quant à l’urgence de la situation, comme en témoigne cet autre extrait :
« Ces conditions de travail sont intolérables et nuisent à la sécurité de l’ensemble, c’est pourquoi, avant qu’un acte grave et lourd de conséquences ne se produise, nous sollicitons les saisines immédiates du « Pôle de vigilance suicide » afin d’assister l’ensemble des fonctionnaires de l’USG 01 dont la situation professionnelle leur cause aujourd’hui des atteintes psychologiques grandissantes, nonobstant les graves dysfonctionnements internes » que les diverses réunions n’auraient pas permis d’aplanir. « Il serait très dommageable pour tous, poursuit l’auteur, que ce « cri d’alarme » ne soit pas perçu ni même considéré par l’autorité hiérarchique comme un « appel au secours » lancé par les fonctionnaires, abandonnés hiérarchiquement au niveau de la Division centre. La routine tue, aujourd’hui c’est le silence méprisant qui va conduire au suicide ».
Le dossier serait désormais entre les mains des conseillers du ministère de l’Intérieur. Un coup de blues qui devrait pousser la direction générale de la police nationale à accélérer sa remise en cause du management, un des chantiers ouverts par le patron de la police, Claude Baland. D'autant que sur le front des quartiers Nord et des trafics de stupéfiants, la nouvelle équipe mise en place se targue d'engranger des résultats plutôt positifs. Des succès obtenus au prix d'une mobilisation intense...

 

mercredi 17 avril 2013

Modélisation de l'organisation vue par le manager

                                  ORGANISATION


 
ORGANISATION OBJECTIFS
 
 
STRUCTURE
TECHNIQUES
CULTURE
􀂄 Objectifs : but à atteindre, mobilisation des énergies, référent
􀂄 Définis par les hommes et non pas par l’organisation
􀂄 Déclinaison verticale et horizontale
􀂄 Manager : doit assurer la convergence des objectifs organisationnels et des comportements humains (mais la divergence existe)
Structure formelle
􀂄 Macro structure
Fonctionnelle, divisionnelle, matricielle avec chacune ses avantages et inconvénients
􀂄 Micro structure
Basée sur des postes individuels ou collectifs
Degré d’autonomie des salariés plus ou moins important
Structure informelle
􀂄 Interactions macro et micro systèmes
􀂄 Organigramme : partie émergée d’un iceberg
De Production :
inpouts 􀃎 outpouts
􀂄 Influence du mode de production sur les structures
􀂄 A technique identique, les solutions organisationnelles et sociales peuvent être différentes
De Gestion :
􀂄 Financière ou humaine
􀂄 Contrôles à priori ou posteriori induisent des comportements au travail
différents
􀂄 Ensemble de valeurs, croyances et normes de comportements partagées par les acteurs de l’organisation
􀂄 Premier pas vers le système social
􀂄 Traits culturels d’une entreprise : paradigme qui lie les évidences les unes aux autres par une même logique
Exp. : traits culturels de France Télécom
􀁮 Innovation technologique
􀁯 Croissance du CA
􀁰 Comportement face à l’environnement
􀁱 Représentation de l’individu (qualités attendues)

Une définition du leadership : influencer et fédérer

Page de site d'un conférencier en management: A. Gaunaud
 
On peut définir le leadership comme étant une autorité d’influence, basée les relations que le leader noue avec les membres d’un groupe. Être un leader est une reconnaissance, et non un statut.

Il existe de nombreuses définitions du leadership, certaines très larges, d’autres plus restreintes. Je vous propose une définition simple du leadership, qui recouvre toutefois l’essentiel de cette notion.

Une définition du leadership

Le leadership c’est :
  • La capacité d’une personne à influencer et à fédérer un groupe
  • Pour atteindre un but commun
  • Dans une relation de confiance mutuelle
  • Et pour une durée limitée
Leadersheep - J'ai comme l'impression d'être suivi...
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Les 4 caractéristiques du leadership

1. Influencer et fédérer un groupe

Le leadership est une autorité d’influence, basée les relations que le leader noue avec les membres d’un groupe. Cela implique pour le leader de :
  • Communiquer efficacement avec les membres du groupe
  • Faire adhérer l’équipe à un but commun
  • Motiver les membres de l’équipe à atteindre les objectifs fixés

2. Pour atteindre un but commun

Un groupe se définit par la réalisation d’un but commun, qui se manifeste à trois niveaux :
  • Une vision, qui a pour objet d’inspirer les membres de l’équipe et de donner du sens à l’action.
  • Un ou plusieurs buts, qui ont pour objet de cadrer l’action. Les buts constituent une « mise en mots » de la vision.
  • Plusieurs objectifs - stratégiques et opérationnels – qui ont pour objet d’orienter l’action. Les objectifs sont les buts à atteindre traduits en indicateurs mesurables et organisés dans le temps.

3. Dans une relation de confiance mutuelle

Un leader tient son autorité des membres du groupe, qui le reconnaissent comme tel. Cela implique :
  • Une confiance du groupe vers le leader et une confiance du leader vers le groupe.
  • Un respect mutuel et une écoute réciproque.
  • Et bien entendu l’exemplarité du leader, s’il veut conserver la confiance du groupe dans le temps…

4. Pour une durée limitée

On ne peut pas être un leader à tout moment, sur une longue période, l’environnement joue un rôle prépondérant (une situation de crise par exemple peut radicalement bouleverser le leadership dans un groupe). Il appartient au leader d’être capable – lorsque la situation l’exige – de « lâcher » son leadership, ce qui implique :
  • D’utiliser les leviers du leadership participatif ou démocratique (solliciter les membres du groupe et partager avec eux la responsabilité de la prise de décision).
  • D’être capable de laisser la place aux autres quand c’est nécessaire (notamment lorsqu’une personne est plus compétente sur un sujet donné).
  • De faire preuve d’humilité, car un leader n’existe que par l’intermédiaire d’un groupe.
  •  
    « L’art de diriger consiste à savoir abandonner la baguette pour ne pas gêner l’orchestre. »
    Herbert von Karajan

Leadership dispersé

Wikiberal.org
 
L'importance des relations sociales dans le contrat informel de leadership, de la nécessité d'un leader d'être accepté par les autres membres du groupe et la prise en compte que personne n'est un leader idéal en toutes circonstances, a donné naissance à une nouvelle vision du leadership «émergent», "informel" ou «dispersé». Cette approche soutient un modèle moins formalisé du leadership où le rôle des leaders est dissocié de la hiérarchie organisationnelle. Il propose que les individus, à tous les niveaux dans l'organisation et dans tous les rôles (et pas simplement ceux qui ont une dimension de gestion manifeste), peuvent exercer une influence de leadership sur leurs collègues et ainsi influencer la direction générale de l'organisation. Dans un sens générique, la théorie du leadership dispersé représente la structure et le processus des compétences en leadership et des prises de responsabilité à travers une organisation. Il se différencie principalement du leadership distribué ou du leadership partagé car le leadership dispersé s'attache aux actions humaines qui ont émergé, qui émergent et qui émergeront en réponse à l'adoption généralisée de nouvelles formes organisationnelles post-bureaucratiques, comme par exemple, l'organisation en réseau d'internet.
 
Différence épistémique entre leadership dispersé et leadership distribué
Les organisations sont organiques dans leur orientation, c'est à dire qu'elles sont évolutionnistes et modulaires, ce qui donne leur caractère d'institutionnalisation. La «dispersion» suggère que le leadership existe en différents points de l'organisation. Ces points sont localisés à la fois spatialement mais également temporellement. Le leadership dispersé n'a pas une contenu monocentrique mais polycentrique, au sens où l'entendait Michael Polanyi. Cette polycentricité du leadership implique son émergence en des points temporels non linéaires. Ils peuvent apparaître et disparaître dans le temps et dans l'espace organisationnel. Dans une école, par exemple, le leadership ne repose pas seulement sur une équipe de direction scolaire, mais il existe également au sein des ministères, au niveau de la coordination et de l'inspection pédagogique, au niveau des enseignants, au niveau des représentants syndicaux ou non du personnel pédagogique ou non, au niveau des parents d'élèves et de certaines communautés, sans oublier le leadership des élèves et des étudiants. La terminologie de «densité» de leadership pourrait s'appliquer ainsi comme une mesure temporaire de l'extension et de la présence de leadership au sein d'une organisation.
 
Le leadership dispersé englobe et se différencie du leadership distribué tout comme le concept de la dispersion de l'information de Friedrich Hayek se distingue de la notion de l'information distribuée de Herbert Simon, sachant que l'information est un critère sur lequel repose le leadership mais pas uniquement. Le leadership distribué insiste sur une délégation de pouvoir, comme s'il s'agissait de distribuer des cartes aux valeurs différenciées, bien souvent provenant des supérieurs hiérarchiques de l'organisation. Le leadership dispersé insiste, pour sa part, sur un monde informationnel et de pouvoir disjoint, voire éparpillé. Le leadership distribué est avant tout un acte managérial tandis que le leadership dispersé s'intègre dans un processus divergent, convergent ou stagnant du pouvoir.
Avec l'utilisation d'internet, les objectifs de leadership n'ont pas changé, mais un nouveau support a surgi pour la réalisation des objectifs de l'organisation. Les objectifs fondamentaux du leadership sont toujours les mêmes, et abordent les questions de vision, d'orientation, de motivation, d'inspiration, de confiance, etc. Le e-leadership est un nouveau paradigme de leadership qui exige que le leader atteigne ses objectifs de leadership dans un espace médiatisé par l'ordinateur avec des équipes virtuelles qui sont dispersées dans l'espace et dans le temps. Avec le e-leadership, le principal moyen de communication entre les leaders et les suiveurs est une voie électroniques dont les terminaux sont des ordinateurs et autres objets communicants (smartphone, tablette etc.).
 
Le registre du leadership dispersé est davantage centré sur la motivation exploratoire des individus et notamment de leur curiosité épistémique[1]. Israel Kirzner indique que l'entrepreneur est en état de vigilance, ce qui indique qu'il ne se contente pas d'un partage ou d'une distribution acquise de l'information. Il y a dans le leadership kirznérien cette notion de curiosité épistémique qui font que le système du libre marché est sans cesse mu par un mouvement entrepreneurial. Le leadership dispersé tient compte à la fois des écarts informationnels mais aussi de la nature humaine à anticiper, à chercher et à combler ces écarts pour en tirer des avantages qui sont convertis en différentes formes de bénéfices (profit, gloire, trophée, honneur, sainteté, etc.)
 
[1] Les études (Jordan A. Litman, Tiffany L. Hutchins, Ryan K. Russon, 2005,) sur la curiosité épistémique tentent de comprendre comment les individus se comportent situation de lacune d'information ou d'écart informationnel ("Knowledge gap"). Généralement, une graduation permet la mesure du "sentiment-de-savoir", avec des différences individuelles notables dans la curiosité épistémique. Les chercheurs essaient de comprendre ce qui peut contribuer à l'éveil de la curiosité. Loin d'être en état stationnaire, la curiosité épistémique varie selon le comportement exploratoire des individus. Face à un niveau de connaissance par rapport à un sujet, les participants à ces études se classent parmi ceux qui savent; ceux qui ont la réponse sur le bout-de-la langue (TOT) et ceux qui ne savent pas. En fonction de leur niveau de connaissance, les comportements varient dans leurs désirs de compléter leur connaissance de la réponse. Leur besoin de connaitre la réponse, c'est à dire leur sentiment de privation (CFD) est mesuré sur une échelle. Ceux dont les résultats montrent une mesure la plus élevée de curiosité épistémique sont ceux qui ont la réponse sur le bout de la langue (TOT). Leur tension à l'action épistémique est la plus élevée car ils ont l'impression qu'ils sont près du but d'où leur comportement plus actifs. Ceux qui savent, reposent sur leur acquis. Ils estiment qu'ils sont allés au bout de leur exploration. Leur comportement de curiosité exploratoire sur une question précise est quasi inerte. Et, ceux qui n'ont pas la réponse, sont ceux dont le fossé du savoir est le plus profond. Pour eux, dans l'ensemble, les tensions d'insatisfaction et de privation d’information sont moins fortes que pour le premier groupe.
  • Jordan A. Litman, Tiffany L. Hutchins, Ryan K. Russon, 2005, "Epistemic curiosity, feeling-of-knowing, and exploratory behaviour", vol 19, n°4, pp559-582

Le leadership dispersé établit un "brouillage" des différences entre leader et suiveur
La revue de la littérature indique que les approches "orthodoxes" du leadership mettent en lumière une frontière claire, si ce n'est précise, de l'identité entre celui ou celle qui est «leader» et celui ou celle qui est "suiveur". Dans les stratégies de leadership dispersé, le partage du pouvoir entre les leaders et les suiveurs brouille cette frontière. Les premières formes organisationnelles fondées sur un modèle de leadership bureaucratique et militaire sont représentées par des concepts de différenciation (des limites claires existent entre l'identité du leader et celui du suiveur) et de domination (Supériorité des leaders sur les suiveurs). En revanche, l'approche du leadership dispersé sous-tend des concepts de dé-différentiation (l'autonomisation (empowerment) brouille les frontières de l'identité dans les relations basées sur un pouvoir hiérarchique) et de démocratie (Partage du pouvoir et du contrôle). Contrairement à la nature dualiste dans la relation de pouvoir entre les leaders et les suiveurs promus par les approches orthodoxes du leadership, la théorie du leadership dispersé adopte un partage du pouvoir entre les leaders et les suiveurs. L'approche s'écarte de l'analyse des traits et des attributs de la personnalité ou du style de ces personnes extraordinaires qui ont sont reconnues en tant que leader. La théorie du leadership dispersé déplace son attention de la personne "leader" vers l'analyse du "processus" de leadership. Implicitement, le leadership n'est pas nécessairement quelque chose qu'un individu a fait ou fait mais plutôt quelque chose que certaines personnes peuvent faire ou aider à faire.
 
Le leadership dispersé accentue la notion de Frédéric Bastiat entre "Ce qui se voit" et "ce qui ne se voit pas"
La théorie du leadership dispersé tente de rendre compte de la dynamique de groupe lorsque des individus, au sein de l'organisation, détiennent une position de pouvoir et qu'ils se retrouvent confrontés avec d'autres leaders désignés ou non. La théorie montre que même une organisation couronnée de succès, en apparence, avec une surface plane et calme, peut cacher des porosités et des problèmes latents et insolvables en profondeur, du fait d'un chemin de dépendance de la constitution historique de l'organisation du pouvoir. Par conséquent, une répartition du pouvoir décisionnel soit de façon autoritaire ou même participative, peuvent cacher des "principes acquis" (taken for granted) bloquant l'expression ouverte des individus et provoquant des effets induits négatifs. Par exemple, le principe du vote à la majorité peut être dénoncé sous l'angle du leadership dispersé du fait que ce principe serait incontournable (taken for granted) et donc indiscutable. La théorie du leadership dispersé tient compte non seulement des personnes disposant du pouvoir, mais également de l'architecture formelle et informelle dans l'organisation, ainsi que du processus de leadership (J. L. Pierce et J.W. Newstrom, 1972[2]; D. M. Hosking, 1991[3]; D. Knights et H. Willmott, 1992[4]). Dans le "taken for granted", il y a toutes ces formes de pensées étouffées qui, sans remise en question font croire, que des principes acquis de longues dates sont inévitables et irréfutables comme : "Il faut dépenser plus dans telle activité....", "Il n'y a pas de leader, cela ne peut pas marcher...", "Il suffit d'investir dans...". Toutes ces pensées invisibles, car enfouies dans les modes de pensées des individus, empêchent de se rendre compte que des leaders dispersés existent et qu'ils ne doivent pas être ensevelis et paralysés par des actions politiques générales ou ciblées qui les étoufferaient.
Dans la théorie du leadership dispersé, le pouvoir n'est pas manifestement concentré. Il se définit comme des formes diverses, inégales et intégrées qui sont plus ou moins facilement identifiables. Ces formes intégrées de pouvoir se constituent quotidiennement, dans la pratique et dans le cadre de la vie quotidienne où elles sont prises pour acquises (évidentes) dans l'ordre naturel des choses. Dans la stratégie de la délégation de pouvoir, une forme d'encouragement à la responsabilisation et à l'autonomisation est lancée auprès des collaborateurs menant presque à un self-leadership[5].
 
[2] J. L. Pierce et J.W. Newstrom, 1972, dir., Leaders & the Leadership Process - Readings, Self-assessments & Applications, McGraw-Hill Higher Education.
[3] D. M. Hosking, 1991, "Chief Executives, Organizing Processes and Skill", European Journal of Applied Psychology, 41, pp.95-103.
[4] D. Knights et H. Willmott, 1992, "Conceptuaiizing Leadership Processes: A Sudy of Senior Managers in a Financial Services Company", Journal of Management Studies, 29, pp.761-782.
[5] B. L. Kirkman et B. Rosen, 1999, "Beyond self-management: Antecedents and consequences of team empowerment", Academy of Management Journal, 42(1), pp.58-74.

Management : l'effet moteur du collectif

Au sein d'une équipe, la prise en compte de ses collègues est un facteur de motivation aussi efficace qu'une prime.

La question de la motivation des troupes est un casse-tête récurrent pour les managers. La réponse la plus courante au manque d'envie, ce sont les primes et les augmentations. Une étude (1) de cinq chercheurs en économie de l'université californienne de Santa Barbara remet pourtant cette solution en cause, en démontrant que, au-delà des priorités financières, la prise en considération des autres est un facteur majeur de la motivation.
 
 
Les chercheurs ont institué un système de rémunération croissante en fonction de la fréquentation d'une salle de sport pendant six semaines auprès de deux groupes d'étudiants. Les uns devaient s'y rendre seuls, les autres, en binôme. Au sein de chaque groupe se trouvaient des sportifs réguliers ("actifs") et des "inactifs", assez réfractaires au sport.
 
 
Alors que les étudiants seuls étaient rémunérés pour chaque visite, ceux qui composaient des binômes recevaient leurs primes seulement s'ils allaient faire du sport autant de fois l'un que l'autre. Sur les six semaines du test, les inactifs faisant partie d'un binôme se sont rendus à la salle de sport 1,6 fois plus que les inactifs "seuls" ; ils ont en outre été 25 % de plus à atteindre la barre des cinq visites donnant lieu à une prime particulière. Ces chiffres sont d'autant plus frappants que la rétribution des binômes était plus faible que celle des individuels.
 
 
Pour les chercheurs, l'expérience met en évidence "un mécanisme social agissant sur la volonté des travailleurs" de se surpasser pour ne pas pénaliser leurs collègues. L'idée de "ne pas laisser tomber l'équipe" revient souvent parmi les explications. L'implication dans un collectif prend le pas sur les primes individuelles. Une preuve supplémentaire des vertus du travail en équipe.
 
 
(1) "Letting Down the Team ? Evidence of Social Effects of Team Incentives", University of California Santa Barbara, 2011.

Le créatif fait un piètre manager

Par Antoine Delthil - L'expansion

le 20/09/2011 à 09:30

Avoir des idées géniales ne suffit pas : aux yeux de ses subordonnés, un leader crédible doit être sérieux plutôt qu'original.

Les salariés les plus créatifs ne font pas nécessairement les meilleurs managers. C'est ce qu'ont tenté de prouver trois chercheurs de l'université de Pennsylvanie, de la Cornell University et de l'Indian School of Business (1). Près de 300 salariés de la succursale indienne d'une multinationale ont été poussés par l'entreprise à laisser parler leur esprit créatif. Une cinquantaine de leurs collègues devaient noter de 1 à 7 leur potentiel créatif et managérial, sur des items comme "assimiler les talents du leader", "progresser vers des postes à responsabilités" ou "devenir un modèle pour les collègues"... Il en ressort que les plus créatifs sont majoritairement perçus comme de piètres leaders.
 
Les pragmatiques mieux perçus que les innovateurs
La seconde expérience menée par les chercheurs concernait près de 200 étudiants américains divisés par moitiés en "évaluateurs" et en "innovateurs". Ce deuxième groupe contenait lui-même 50 % de personnes chargées de présenter au jury une idée "géniale", les autres se voyant demander une idée "pragmatique". Verdict : les "évaluateurs" ont vu dans les "innovateurs pragmatiques" de meilleurs managers potentiels (note de 4,46) que leurs confrères aux idées plus originales (3,90).
 
Si, comme le montrent ces travaux, les capacités créatives ne sont pas vraiment un atout pour le management, cela revient à dire que celui qui ambitionne une promotion doit changer sa façon de faire afin de s'adapter aux normes du leadership. Qu'il doit, pour être perçu comme un leader, devenir plus "sérieux", moins original et moins brillant. Mais le talent d'un manager ne se mesure-t-il pas avant tout à son influence sur la motivation de ses subordonnés ?
 
(1) "Recognizing Creative Leadership", Jennifer Mueller, Jack Goncalo et Dishan Kamdar, 2011.

Bernard Stiegler : « Nous entrons dans l’ère du travail contributif »

Fab’ lab’, imprimantes 3D... « Le consumérisme a vécu », assène le philosophe pour qui, motivés par nos seuls centres d’intérêt, nous allons changer de mode de travail.
 
Elsa Fayner | Journaliste Rue89
Bernard Stiegler à Paris en janvier 2013 (Audrey Cerdan/Rue89)
Les bureaux de Bernard Stiegler font face au Centre Pompidou, sous les toits de Paris. C’est pour son célèbre voisin que le philosophe a fondé l’Institut de recherche et d’innovation (IRI), afin d’« anticiper les mutations de l’offre et de la consommation culturelle permises par les nouvelles technologies numériques ».
 
Mais dans l’esprit de l’enseignant-auteur-chef d’entreprise, tout est lié : culture, consommation, technique, travail, politique. Pour lui, le modèle consumériste se meurt, comme celui du progrès permanent. Tout s’automatise. L’intérêt économique ne peut plus être le seul poursuivi. Il faut réhabiliter le savoir, la connaissance, la créativité. Comment ? En développant une « économie de la contribution », qui révolutionne la manière de travailler. Entretien.
 
Rue89 : Qu’est ce qui vous amené à vous intéresser au monde du travail ?
Bernard Stiegler : J’ai été manœuvre, je suis passé par le syndicalisme. Mais j’ai été aussi aux manettes de grosses boutiques comme l’INA, l’Ircam, l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique, et maintenant l’IRI, l’Insitut de recherche et d’innovation du Centre Pompidou.
Plus fondamentalement, je m’intéresse à la technique et la technique conduit au travail. Le monde du travail, c’est toujours plus ou moins technique, un monde technique qui peut être plus ou moins pauvre, ou plus ou moins riche.
 
Et qu’est-ce qui vous frappe aujourd’hui dans ce monde du travail ?
J’ai observé les gens dans ces différentes boutiques. Et ce qui m’a frappé, au bout d’un moment, c’est de découvrir qu’ils étaient de fervents adeptes du logiciel libre.
Au point de préférer travailler chez soi, quitte à être moins payé que dans de grandes entreprises, mais des entreprises qui travaillent sur du logiciel propriétaire. Ils m’ont l’air plus motivés par leur travail que par leur salaire. J’ai découvert cette économie-là.
 
L’utilisation du logiciel libre induit des relations de travail différentes ?
Ça dépend vraiment des modèles. Prenons l’exemple de l’Ircam. A l’époque où je dirigeais l’Institut, celui-ci développait huit logiciels diffusés dans le monde entier. Nous faisions évoluer ces logiciels en réunissant tous les ans des communautés de contributeurs qui venaient du monde entier.
Ça pouvait être des développeurs, des compositeurs, des monteurs son de cinéma, etc. Ils apportaient des propositions, des moulinettes logicielles, qu’ils développaient en « open source ». L’open source, ça veut dire que tout le monde peut les utiliser, venir les récupérer, les améliorer. C’est un dynamisme inouï.
 
Avec ce fonctionnement contributif, la hiérarchie tend à disparaître ?
Non, non. Le « bottom up » pur n’existe pas. Ce qu’on appelle le bottom up consiste à faire venir toutes les informations et les décisions du terrain, des participants, plutôt que d’avoir quelques décideurs qui imposent des organisations. Je pense que ce n’est pas possible. Il faut toujours quequ’un qui décide.
De très grandes entreprises qui recourent au contributif, aux Etats-Unis et en Allemagne, sont organisées sur ce modèle-là. Je pense aux entreprises de logiciels libres, comme Redhat, mais également à des modèles hybrides, comme Google, qui se situe entre le consumérisme et le contributif, ou comme Facebook, voire Wikipédia. Chacune de ces entreprises a son organisation. Mais il y a toujours un chef, et une hiérarchie.
C’est le mécanisme de prise de décision qui est différent. Le décideur, c’est celui qui juge le mieux, c’est celui qui anime aussi le mieux des communautés de sachants.
Mais il n’y a pas de gens qui aient un rôle d’exécutants. Tout le monde a voix au chapitre sur tout ce qui concerne les contenus, tout le monde est impliqué dans cette prise de décision. Les clients eux-mêmes peuvent participer.
 
Des travailleurs free lance et des clients peuvent participer ? Expliquez-moi.
La Fnac, tout à fait à ses débuts, fonctionnait sur un modèle contributif. Tous les vendeurs de la Fnac étaient des amateurs : des musiciens, des photographes, etc. La Fnac en quelque sorte les sponsorisait, en les faisant bosser.
Tous les amateurs allaient à la Fnac. Pour échanger avec les vendeurs. J’y allais, j’étais fan de jazz. Et il m’arrivait, le soir, de jouer avec des vendeurs.
La Fnac a détruit ça il y a 25 ans. C’est une très grave erreur. C’est ça le modèle aujourd’hui que cherchent les gens. Salariés, clients, amateurs, tout le monde apporte ses idées. Salariés, free lance, clients, tous deviendront des contributeurs de l’entreprise
 
Il n’y a donc plus de consommateurs ?
Non, on parle de contributeurs là aussi. Je pense que le consumérisme a vécu. C’est un modèle économique qui est devenu toxique pour les gens et pour l’environnement.
Nous vivons l’entrée dans un nouveau mode de travail : l’ère du travail contributif, où le contributeur n’est ni simplement un producteur, ni simplement un consommateur.

Bernard Stiegler à Paris en janvier 2013 (Audrey Cerdan/Rue89)
 
Comment fonctionne ce modèle contributif concrètement ? Avez-vous un exemple à nous donner ?
J’ai enseigné, à une époque, à des designers et des stylistes de l’école des Arts décoratifs de Paris. Nous avons développé un modèle d’entreprise de mode contributif. Nous avions conçu, de manière théorique, une entreprise de mode dans laquelle il n’y avait plus de consommateurs.
Il y avait des contributeurs, qui faisaient partie d’un club. Ils avaient une carte de membre, et des actions de l’entreprise. Pas pour avoir des avantages bidon, mais pour avoir le droit de se prononcer sur les choix : de recrutement, de collection, etc.
Ils avaient le droit de donner des idées. De dire comment eux, par exemple, agençaient cette collection-là. Les vrais amateurs de mode inventent des choses. Ils jouent. Leur avis compte.
 
C’est le règne des amateurs ?
Oui. Le contributeur de demain n’est pas un bricoleur du dimanche. C’est un amateur, au vieux sens du terme. C’est quelqu’un qui est d’abord motivé par ses centres d’intérêt plutôt que par des raisons économiques.
Il peut d’ailleurs développer une expertise plus grande que ceux qui sont motivés par des raisons économiques.
C’est un changement radical, comment le mettre en œuvre ?
C’est un nouveau modèle du travail. Je parle de « déprolétarisation ». On n’apporte pas seulement sa force de travail, mais du savoir. C’est une plus-value énorme.
Il ne faut pas oublier que l’automatisation va se généraliser et rendre l’emploi de moins en moins nécessaire. Regardez les caisses automatiques dans les supermarchés, les automates au péage, mais également les robots logiciels qui font le ménage sur Wikipédia. Ce que je soutiens, c’est que c’est une bonne chose.
A une condition : qu’on valorise la possibilité qu’ont les gens de développer leurs capacités sociales, leur savoir, leur travail au sens fort du terme, plutôt que leur seul emploi.
C’est la condition nécessaire pour reconstruire un modèle viable.
Mais ces contributeurs, faut-il les rémunérer ? Si oui, comment ?
Oui, il faut les rémunérer. Je ne dirais pas exactement qu’il faut rémunérer les amateurs sur le modèle des intermittents, mais qu’il y a des solutions dont celle-ci.
Concernant le montant de la rémunération, il pourrait y avoir une formule avec une part salariale et une part sous la forme d’un intéressement contributif. On peut imaginer des trucs comme ça. Tout cela relève d’une valorisation de ce que l’on appelle les externalités positives.
Quant à la réalisation concrète de telles mesures, ce devrait être l’objet de l’innovation sociale, d’expérimentations, de travaux de spécialistes que je ne suis pas et de négociations.
Ce modèle contributif est-il transposable dans tous les secteurs d’activité ?
Plus ou moins. Il se décline de façon variée.
Dans le champ énergétique, par exemple, le contributif, c’est très très important. Il y a plusieurs types de contributeurs. Les individus, d’abord. Moi, par exemple, j’ai un moulin. Je peux aussi mettre 300 m2 sur mes toits de photovoltaïque. Je peux revendre 3-4 fois ma consommation. Mais je ne le fais pas parce que les conditions de sécurité pour le faire sont telles qu’il faudrait que j’investisse beaucoup d’argent.
Il en va de même avec les fab’ lab’, ces ateliers dans lesquels chacun peut venir fabriquer ses objets. Ce sont des laboratoires locaux, qui rendent accessible à tous l’invention en mettant à disposition des outils de fabrication numérique. Comme l’imprimante 3D.
Le vrai débat, c’est : comment faire en sorte que les gens sortent d’une attitude de consommateurs.
Nous vivons actuellement dans une phase de transition, où tout l’enjeu est, en France, pour le gouvernement actuel, d’arriver à dessiner un chemin critique pour notre société : un chemin où l’on invente une véritable croissance fondée sur le développement des savoirs, et où l’on dépasse le modèle consumériste.

dimanche 14 avril 2013

Nietzsche, Sils-Maria

Asa sœur Elisabeth, il dit avoir trouvé là sa terre promise, l’endroit où il voudrait mourir. Un endroit magnifique, il est vrai, qui semble naître de la «fusion de l’Italie et la Finlande» et être «la patrie de toutes les nuances argentées de la nature», comme il l’écrira dans le Voyageur et son ombre (§338).
L’air y est vif, la lumière se reflète pure sur les cimes enneigées, les chemins se perdent dans le silence des forêts d’épineux. Friedrich Nietzsche a une santé bien fragile, et, sensible aux effets du climat, voyage beaucoup, à la recherche du havre idéal, sec et ensoleillé. Il découvre l’Engadine, en Suisse, au printemps 1879.«De tous les endroits de la Terre, je me sens le mieux ici, en Engandine.»
Composée des hameaux de Sils-Maria et de Sils-Baselgia, Sils im Engadin, ou Segl en romanche, se trouve à 1 800 mètres, sur la mince langue de terre qui sépare le lac de Sils et le lac de Silvaplana. La vallée de Flex, partant du massif de la Bernina, entre le canton des Grisons et la Lombardie, y débouche. Seules des calèches y circulent. Vers l’ouest, on rejoint Soglio, par la vallée de Bragaglia. Vers le nord-est, la route conduit à la station, très chic, de Saint-Moritz. Pris de terribles migraines, de 1881 à 1888, le philosophe loue une chambre presque tous les étés dans la maison des Durisch.
Aujourd’hui, c’est la «Maison de Nietzsche», transformée en musée (1). Sur le devant, il y a la statue d’un aigle noir. Dans les années qui précèdent, Nietzsche est à Bâle. Appuyé par le professeur Friedrich Wilhelm Ritschl, éminent latiniste, il a pu obtenir un poste à l’université, et enseigne la philologie classique. Il fait cours sur Homère, Eschyle, les Choéphores, les philosophes préplatoniciens, Socrate.

En août 1870, lors de la guerre franco-prussienne, il demande un congé et s’enrôle comme infirmier volontaire. Malade de diphtérie et de dysenterie, il est rapatrié, et, après une période de convalescence à Naumberg, revient à Bâle. Il travaille à la Naissance de la tragédie à partir de l’esprit de la musique, qui est publié en 1872.

Ce premier livre, s’il enthousiasme Wagner, reçoit un tombereau de critiques. Nietzsche ne se porte pas bien, a de terribles migraines, des crises de toux, des vomissements. Ses cours n’ont pas un immense succès - il lui arrive de n’avoir que deux étudiants - et il reçoit même les blâmes du professeur Ritschl, qui, tout en reconnaissant sa rigueur «dans la recherche scientifique et académique», lui reproche, comme il l’écrit à un ami, son «engouement wagnéro-schopenhaurien pour les mystères de la religion esthétique», une «exaltation délirante» et l’«excès d’un génie transcendant jusqu’à l’incompréhensible». Entre août 1873 et juillet 1876, il publie les «Considérations inactuelles» ("David Strauss", "De l’utilité et l’inconvénient de l’histoire pour la vie", "Schopenhauer éducateur" et "Richard Wagner à Beyreuth"), puis, en mai 1878, "Humain, trop humain" - un livre pour esprits libres. Au bord de l’eau L’année suivante, il démissionne de l’université de Bâle.

Lorsqu’il arrive à Sils-Maria, le philosophe n’a pas tout à fait achevé le manuscrit du Voyageur et son ombre, et travaille aux aphorismes d’Aurore. Les lieux le ravissent. « Il y a certainement beaucoup de choses plus grandes et plus belles dans la nature, mais ceci est étroitement et intimement parent avec moi, j’y suis lié par les liens du sang, par plus encore ! » Libéré de la «pression» qu’il subissait «partout ailleurs», noyé dans un sentiment de «tranquillité ininterrompue», il flâne au bord de l’eau, s’arrête et médite sur le petit pont qui enjambe le torrent - «son» banc est encore là - observe les transformations apocalyptiques du paysage lorsque des nuages noirs recouvrent le plateau et la vallée, emprunte les chemins muletiers qui grimpent vers la montagne, et gribouille des notes sur un petit carnet. C’est au cours de l’une de ses promenades, en regardant à l’horizon le lac de Silvaplana, «sous le souffle malicieux et heureux du vent», qu’il a la révélation de Zarathoustra et de l’Eternel retour. «J’étais assis là dans l’attente - dans l’attente de rien, par-delà le bien et le mal jouissant, tantôt de la lumière, tantôt de l’ombre, abandonné à ce jeu, au lac, au midi, au temps sans but. Alors, ami, soudain un est devenu deux - Et Zarathoustra passa auprès de moi…» La première partie de "Ainsi parlait Zarathoustra" paraît en mai 1883. Dans son refuge de Haute-Engandine, il écrit "Par-delà le bien et le mal", la "Généalogie de la morale" et "l’Antéchrist". Son dernier séjour à Sils, il le prolonge jusqu’au mois de septembre, à cause des inondations. (1)
 
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