« Voici dix ans que je suis à l’écoute des gens, écrit Carol Gilligan.
Il
y a cinq ans, j’ai commencé à percevoir des différences entre toutes
ces voix, à discerner deux façons de parler de morale et de décrire les
rapports entre l’autre et soi. » Cette « voix différente », c’est celle des femmes, et cette « autre morale », c’est l’éthique du
care. Livre fondateur directement impliqué dans la « seconde vague du féminisme »,
Une voix différenteest
l’œuvre d’une scientifique confrontée à un fait troublant : les
jugements moraux des hommes et des femmes ne reposent pas sur les mêmes
arguments. Même si elle fait quelques détours du côté de chez Sigmund
Freud, d’un drame de d’Anton Tchekhov et d’un roman de George Eliot, la
première partie de son livre est consacrée à la critique des travaux du
psychologue Lawrence Kohlberg, avec lequel Gilligan a collaboré durant
des années. La théorie du développement moral élaborée par ce dernier
jouissait dans les années 1980, d’une grande estime scientifique. Elle
décrivait le passage de l’enfance à la maturité morale en trois étapes :
un niveau préconventionnel (jugement par intérêt), puis conventionnel
(conformité aux autres) et enfin postconventionnel (application de
principes de justice). Or, selon les données, les jeunes femmes, ne
parvenant pas à se stabiliser au niveau postconventionnel, opéraient
souvent ce qui semblait être un retour à un stade antérieur, marqué par
le souci de « faire plaisir aux autres ». Dans sa lecture, le fait
apparaissait comme une incapacité à développer un jugement autonome et à
appliquer des normes de justice. Or, pour Gilligan, le raisonnement est
biaisé pour deux raisons au moins. D’abord, l’échelle de Kohlberg a été
établie sur la base de témoignages essentiellement masculins (du petit
garçon au jeune homme), puis appliquée à l’autre sexe. Ensuite, il est
faux de réduire la prise en compte des besoins d’autrui au seul désir de
complaire : c’est aussi « aider », « se soucier », « prendre soin de »,
« accompagner », « conserver des liens », etc., toutes démarches qui
relèvent d’un souci proprement éthique : celui de ne pas nuire.
Tout le reste de son livre est une illustration et démonstration de
cette proposition. Ainsi, considérant le cas de 29 jeunes femmes ayant
eu à décider d’un avortement, elle montre à quel point leurs dilemmes
ont mobilisé le souci de nuire le moins possible à leurs proches, de ne
pas briser les liens amoureux existants, de se préoccuper de qui vous
importe. L’effort de Gilligan consiste ensuite à montrer à quel point
cette qualité est mal reconnue, bien qu’elle constitue un aspect
essentiel des relations humaines sans lequel ni la famille, ni l’amitié,
ni les rapports de travail ne sauraient fonctionner.
En psychologue qu’elle est, Gilligan établit, sur la base de
témoignages, qu’il s’agit là d’une disposition stable chez la femme
adulte, qui ne représente pas un stade plus ou moins infantile, mais une
autre façon de gouverner sa vie de manière autonome. Elle termine sur
ces mots : « Alors que l’éthique de justice est fondée sur le
principe de l’égalité – chacun doit être traité de la même manière –,
l’éthique du care repose sur le principe de la non-violence
– il ne doit être fait de tort à personne. Dans la maturité, ces
perspectives convergent.(...) De même que l’inégalité affecte
les deux parties dans une relation inégale, la violence est aussi
destructive pour tous ceux qui y sont impliqués. » Il est temps,
ajoute-t-elle, que la société tout comme les spécialistes reconnaissent
l’existence et la valeur éthique de cette « voix différente ».
Carol Gilligan
Née en 1936, Carol Gilligan est diplômée en littérature ainsi
qu’en en psychologie clinique et sociale. Elle a fait des recherches et
enseigné à l’université de Harvard, puis de New York. En 1996, le
magazine Time la classait parmi les « 25 personnes les plus influentes
du monde ». D’elle, on pourra lire aussi The Birth of Pleasure, 2002.
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