mardi 4 décembre 2012

Un monde vulnérable

Joan Tronto 
 
“Toutes les théories féministes deviennent suspectes, hormis celles qui récusent la possibilité d’une large entreprise théorique de libération.”
Dix ans après Une voix différente, Un monde vulnérable de Joan Tronto venait à point mettre au clair les termes d’un débat qui faisait rage au sein même du mouvement féministe. Politiste avant tout, Tronto n’avait pas spécialement vocation à s’immiscer dans un débat de philosophie morale. Mais c’est justement l’un des objectifs de son livre que de bousculer quelques frontières. Elle y explique que, même si les jugements politiques et moraux ne puisent pas aux mêmes arguments, leurs interactions de fait sont nombreuses, et la frontière conceptuelle qui les sépare a un rôle néfaste, conservateur. En l’occurrence, ce rôle est clair : le domaine politique n’étant pas celui de l’impartialité ni de l’équité, il ne sert à rien d’invoquer la prétendue moralité des femmes pour leur assurer une meilleure place en politique. L’histoire du féminisme, selon elle, le montre, et le fait d’affirmer la nature féminine de l’éthique du care ne fait qu’entretenir le fossé entre l’espace privé et l’espace public, entre la sphère domestique et le monde du travail. Elle analyse le débat entre Lawrence Kohlberg et Carol Gilligan, et montre que leurs divergences n’entament nullement ces barrières, parce que Gilligan ne remet pas en cause la hiérarchie des stades moraux, même si elle les complique. Elle fait du care une disposition sentimentale. Ni l’un ni l’autre ne prend en compte le fait que les différences qu’ils observent sont, tout autant que d’âge et de sexe, des reflets de conditions sociales différentes. Au fond, des théories morales fondées sur des déclarations (et non des actes) ne font que refléter une idéologie : ceux qui la maîtrisent mieux que d’autres en tirent des privilèges sociaux. 

Ce qui ne veut pas dire qu’il faut abandonner l’idée, mais la reprendre à la base, car « le pouvoir a besoin d’un fondement moral ». L’objet de l’éthique du care doit donc, selon Tronto, être considérablement élargi : c’est «  une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre monde, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible ». En conséquence de quoi, sous la plume de Tronto, le care devient un idéal politique, qui s’adresse à toutes les situations où, sous l’effet d’une vulnérabilité passagère ou durable, le souci pour autrui constitue une tâche morale et politique. « Il est temps pour nous, conclut-elle, de commencer à transformer nos institutions politiques et sociales pour qu’elles reflètent cette réalité. » Le livre de Tronto est le point de départ d’un courant de pensée qui promeut une approche politique de l’éthique de la vulnérabilité et a jeté des ponts entre féminisme, théorie de la justice et éthique de l’environnement.
 
Joan Tronto
Professeure de science politique à l’université du Minnesota, Twin Cities, après avoir exercé la même charge à l’université de New York entre 1996 et 2009.

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