Joan Tronto
Dix ans après Une voix différente, Un monde vulnérable
de Joan Tronto venait à point mettre au clair les termes d’un débat qui
faisait rage au sein même du mouvement féministe. Politiste avant tout,
Tronto n’avait pas spécialement vocation à s’immiscer dans un débat de
philosophie morale. Mais c’est justement l’un des objectifs de son livre
que de bousculer quelques frontières. Elle y explique que, même si les
jugements politiques et moraux ne puisent pas aux mêmes arguments, leurs
interactions de fait sont nombreuses, et la frontière conceptuelle qui
les sépare a un rôle néfaste, conservateur. En l’occurrence, ce rôle est
clair : le domaine politique n’étant pas celui de l’impartialité ni de
l’équité, il ne sert à rien d’invoquer la prétendue moralité des femmes
pour leur assurer une meilleure place en politique. L’histoire du
féminisme, selon elle, le montre, et le fait d’affirmer la nature
féminine de l’éthique du care ne fait qu’entretenir le fossé
entre l’espace privé et l’espace public, entre la sphère domestique et
le monde du travail. Elle analyse le débat entre Lawrence Kohlberg et
Carol Gilligan, et montre que leurs divergences n’entament nullement ces
barrières, parce que Gilligan ne remet pas en cause la hiérarchie des
stades moraux, même si elle les complique. Elle fait du care une
disposition sentimentale. Ni l’un ni l’autre ne prend en compte le fait
que les différences qu’ils observent sont, tout autant que d’âge et de
sexe, des reflets de conditions sociales différentes. Au fond, des
théories morales fondées sur des déclarations (et non des actes) ne font
que refléter une idéologie : ceux qui la maîtrisent mieux que d’autres
en tirent des privilèges sociaux.
Ce qui ne veut pas dire qu’il faut abandonner l’idée, mais la reprendre à la base, car « le pouvoir a besoin d’un fondement moral ». L’objet de l’éthique du care doit donc, selon Tronto, être considérablement élargi : c’est «
une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour
maintenir, perpétuer et réparer notre monde, de sorte que nous puissions
y vivre aussi bien que possible ». En conséquence de quoi, sous la plume de Tronto, le care
devient un idéal politique, qui s’adresse à toutes les situations où,
sous l’effet d’une vulnérabilité passagère ou durable, le souci pour
autrui constitue une tâche morale et politique. « Il est temps pour nous, conclut-elle, de commencer à transformer nos institutions politiques et sociales pour qu’elles reflètent cette réalité. »
Le livre de Tronto est le point de départ d’un courant de pensée qui
promeut une approche politique de l’éthique de la vulnérabilité et a
jeté des ponts entre féminisme, théorie de la justice et éthique de
l’environnement.
Joan Tronto
Professeure de science politique à l’université du Minnesota, Twin
Cities, après avoir exercé la même charge à l’université de New York
entre 1996 et 2009.
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