mardi 4 décembre 2012

Théorie de la justice

John Rawls
“La justice est la première vertu des institutions sociales comme la vérité est celle des systèmes de pensée.”
Théoriser la justice, c’est d’abord accorder un privilège au « juste » par rapport au « bien », et s’il existe en philosophie plusieurs définitions de ce dernier (le bonheur, la satisfaction de désirs rationnels, le développement de soi), le juste, lui, se soucie surtout, plus largement, de la manière dont ces divers biens vont être distribués aux hommes. John Rawls, dans ces 600 pages d’une densité exceptionnelle, traite ce point de la manière la plus large qui soit : il s’agit pour lui de définir les principes généraux et universels sur lesquels devraient s’appuyer ceux qui auraient pour charge de concevoir la société la plus juste possible. Il ne dérive pas ces principes d’un argument ontologique ou de nature, mais se place d’emblée dans le cadre d’une société démocratique et libérale. Emmanuel Kant avait tiré de la simple logique la maxime fondamentale de toute morale. Rawls lui rend hommage, mais prend une autre voie pour déduire ces principes : celle d’une procédure juste, c’est-à-dire issue de la délibération d’individus rationnels et égaux. Faute de trouver une telle situation dans une société concrète, on fait « comme si » (c’est, écrit Rawls, une « métaphore ») tous les individus étaient également informés des désirs et des motivations des autres, mais « ignoraient » leurs propres intérêts et moyens de les atteindre. C’est ce qu’il nomme la « position originelle sous voile d’ignorance ». C’est la condition d’une délibération juste, où l’équité serait le but poursuivi, dans l’ignorance des avantages donnés au départ à chacun (inégalités de nature, de talent, d’héritage). Quels seraient ensuite les grands principes d’une société juste ? Ils sont au nombre de deux. D’abord, que tous les citoyens sont protégés par la règle d’égale liberté, c’est-à-dire d’avoir des buts propres, de faire des choix parmi leurs intérêts, qu’ils ont tous également le droit de poursuivre. C’est ce que l’on appelle aussi l’égalité des chances. Or, de cette liberté, résultent, forcément, des répartitions inégales : des différences de fortune, de condition, de prestige, de culture. Deuxième principe, donc : ces inégalités ne seront légitimes que dans la mesure où leur instauration profite aussi aux plus défavorisés. Exemple : il est courant de constater que le développement d’un pays pauvre augmente les écarts constatés de revenu. L’équité, selon Rawls, peut être cependant respectée si les plus pauvres voient, dans le même temps, leurs ressources augmenter. Intérêts individuels, inégalités ? Voilà donc un vocabulaire largement partagé par une doctrine traditionnellement associée au libéralisme classique anglo-saxon : l’utilitarisme. Et pourtant, c’est précisément contre cette pensée que Rawls construit sa Théorie de la justice. Pourquoi ? Parce que, même si l’utilitarisme reconnaît des droits fondamentaux aux individus, il ne rechigne pas au principe du sacrifice : les intérêts d’une minorité peuvent être négligés si l’utilité globale de la société est augmentée. C’est donc souvent au principe d’équité améliorée que l’on attribue la valeur et l’originalité de la pensée de Rawls. Attention : on lui a aussi adressé des reproches, comme celui d’inventer l’artifice du « voile d’ignorance » et de ne pas savoir quels remèdes porter aux ressentiments qu’appellent des inégalités trop ostentatoires. Quant au fait de vouloir sauver les meubles du libéralisme, il est donné par construction.

John Rawls (1921-2002)
John Bordley Rawls est l’un des philosophes politiques américains le plus lus et commentés du XXe siècle. Étudiant à Princeton, il est tenté par la théologie, puis sert en 1943 dans l’armée américaine du Pacifique. Une fois diplômé, il enseignera à Princeton, Oxford, Cornell et Harvard. Son chef-d’œuvre, Théorie de la justice, a été reçu comme une œuvre majeure parce qu’elle conciliait les valeurs du libéralisme avec les principes de la solidarité sociale. De lui, on pourra lire aussi Justice et Démocratie, Seuil, 1993, Libéralisme politique, Puf, 1995, et Paix et Démocratie, La Découverte, 2006.

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