John Rawls
Théoriser la justice, c’est d’abord accorder un privilège au
« juste » par rapport au « bien », et s’il existe en philosophie
plusieurs définitions de ce dernier (le bonheur, la satisfaction de
désirs rationnels, le développement de soi), le juste, lui, se soucie
surtout, plus largement, de la manière dont ces divers biens vont être
distribués aux hommes. John Rawls, dans ces 600 pages d’une densité
exceptionnelle, traite ce point de la manière la plus large qui soit :
il s’agit pour lui de définir les principes généraux et universels sur
lesquels devraient s’appuyer ceux qui auraient pour charge de concevoir
la société la plus juste possible. Il ne dérive pas ces principes d’un
argument ontologique ou de nature, mais se place d’emblée dans le cadre
d’une société démocratique et libérale. Emmanuel Kant avait tiré de la
simple logique la maxime fondamentale de toute morale. Rawls lui rend
hommage, mais prend une autre voie pour déduire ces principes : celle
d’une procédure juste, c’est-à-dire issue de la délibération d’individus
rationnels et égaux. Faute de trouver une telle situation dans une
société concrète, on fait « comme si » (c’est, écrit Rawls, une « métaphore ») tous les individus étaient également informés des désirs et des motivations des autres, mais « ignoraient »
leurs propres intérêts et moyens de les atteindre. C’est ce qu’il nomme
la « position originelle sous voile d’ignorance ». C’est la condition
d’une délibération juste, où l’équité serait le but poursuivi, dans
l’ignorance des avantages donnés au départ à chacun (inégalités de
nature, de talent, d’héritage). Quels seraient ensuite les grands
principes d’une société juste ? Ils sont au nombre de deux. D’abord, que
tous les citoyens sont protégés par la règle d’égale liberté,
c’est-à-dire d’avoir des buts propres, de faire des choix parmi leurs
intérêts, qu’ils ont tous également le droit de poursuivre. C’est ce que
l’on appelle aussi l’égalité des chances. Or, de cette liberté,
résultent, forcément, des répartitions inégales : des différences de
fortune, de condition, de prestige, de culture. Deuxième principe,
donc : ces inégalités ne seront légitimes que dans la mesure où leur
instauration profite aussi aux plus défavorisés. Exemple : il est
courant de constater que le développement d’un pays pauvre augmente les
écarts constatés de revenu. L’équité, selon Rawls, peut être cependant
respectée si les plus pauvres voient, dans le même temps, leurs
ressources augmenter. Intérêts individuels, inégalités ? Voilà donc un
vocabulaire largement partagé par une doctrine traditionnellement
associée au libéralisme classique anglo-saxon : l’utilitarisme. Et
pourtant, c’est précisément contre cette pensée que Rawls construit sa Théorie de la justice.
Pourquoi ? Parce que, même si l’utilitarisme reconnaît des droits
fondamentaux aux individus, il ne rechigne pas au principe du
sacrifice : les intérêts d’une minorité peuvent être négligés si
l’utilité globale de la société est augmentée. C’est donc souvent au
principe d’équité améliorée que l’on attribue la valeur et l’originalité
de la pensée de Rawls. Attention : on lui a aussi adressé des
reproches, comme celui d’inventer l’artifice du « voile d’ignorance » et
de ne pas savoir quels remèdes porter aux ressentiments qu’appellent
des inégalités trop ostentatoires. Quant au fait de vouloir sauver les
meubles du libéralisme, il est donné par construction.
John Rawls (1921-2002)
John Bordley Rawls est l’un des philosophes politiques américains
le plus lus et commentés du XXe siècle. Étudiant à Princeton, il est
tenté par la théologie, puis sert en 1943 dans l’armée américaine du
Pacifique. Une fois diplômé, il enseignera à Princeton, Oxford, Cornell
et Harvard. Son chef-d’œuvre, Théorie de la justice, a été reçu comme
une œuvre majeure parce qu’elle conciliait les valeurs du libéralisme
avec les principes de la solidarité sociale. De lui, on pourra lire
aussi Justice et Démocratie, Seuil, 1993, Libéralisme politique, Puf,
1995, et Paix et Démocratie, La Découverte, 2006.
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