Jon Elster
« Si vis pacem, para bellum » (« Si tu veux la paix, prépare la guerre »),
dit le proverbe. Toute l’œuvre de Jon Elster tient dans ce principe des
contraires : si tu veux comprendre la raison humaine, explore ses
impasses.
Et le premier pas dans ce labyrinthe remonte à 1979, avec Ulysse et les Sirènes,
qui occupe la seconde partie de ce recueil. Le problème traité dans ce
texte à l’écriture serrée peut se ramener à une question simple et
fondamentale. La théorie de l’acteur rationnel postule que, chaque fois
que nous faisons un choix, nous satisfaisons à nos préférences du
moment. Nous en subissons les conséquences après. Mais l’homme est un
être qui vit aussi dans le futur : il prend des résolutions pour
l’avenir… et souvent ne parvient pas à s’y tenir. Combien de fois
n’avons-nous pas cédé à la tentation de faire ce que nous ne voulions
pas faire ? Ce problème (que l’on appelle « faiblesse de la volonté »)
est celui d’une inconséquence et des mesures que nous prenons pour
l’affronter. Ulysse, approchant l’île où vivent les Sirènes et voulant
se prémunir contre l’attrait magique de leurs chants, exigea de ses
marins qu’ils le ficellent au pied du mât, et cessent d’obéir à ses
ordres. Paradoxe, il lui faut renoncer à lui-même pour accomplir sa
propre résolution. Il y a d’autres solutions : Ulysse aurait pu se
mettre à l’amende, appliquer la méthode Coué (non, je n’irai pas),
décréter que les Sirènes chantent faux, se persuader qu’elles n’existent
pas, faire changer de cap, etc. À supposer que l’homme soit, au fond et
malgré tout, un être partiellement rationnel, quelles sont leurs
probabilités de fonctionner ? L’argumentation d’Elster s’appuie sur
différentes sortes d’exemples vécus, virtuels ou littéraires : celui du
fumeur qui ne peut pas arrêter, celui d’une marquise stendhalienne,
celui du pari de Blaise Pascal. Son premier souci est d’y voir clair :
il classe ces stratégies selon qu’elles modifient l’éventail des choix
possibles (cas d’Ulysse), le caractère de l’acteur ou l’information dont
il dispose. Il ne cache pas que vu le faible taux de réussite des
psychothérapies, Ulysse avait choisi la bonne voie : mobiliser autrui
(ou l’environnement) pour se contenir lui-même et restreindre son choix.
Mais n’est-ce pas là une impasse de la raison ?
L’autre paraît d’abord moins grave, et pourrait s’appeler « les
détournements de la volonté ». Il passe en revue ces situations où la
volonté (explicite) invalide ce que la spontanéité (irréfléchie)
obtiendrait, et réciproquement. Il y a ce fameux cas de l’injonction
paradoxale du chef pervers qui dit à ses troupes : « Faites ce que je dis, mais pas parce que je le dis ! »
Il y a le cas éponyme du laboureur mourant qui invite ses fils à
chercher un trésor, et fait ainsi qu’ils labourent la terre,
s’enrichissent mais n’exhument aucun trésor. Il y a ce cas plus grave
des utopies sociales qui n’obtiennent rien d’autre que précisément leur
contraire. Plus qu’une impasse, il y a là un piège de la raison auquel
Elster, passant au crible l’œuvre de Pierre Bourdieu et de Michel
Foucault, donne soudain une épaisseur critique qui le situe plus
clairement dans le paysage des penseurs de notre temps.
L’irrationalité, Traité critique de l’homme économique, t. II, 2010.
« Les hommes font parfois des choix qui vont à l’encontre de leurs intérêts », confiait Jon Elster à Sciences Humaines
en 2001. Mais ce constat élémentaire suffit-il à les qualifier d’êtres
irrationnels ? Non car, pour autant, leurs agissements obéissent à des
tendances dont l’observation rapprochée, voire expérimentale, montre
qu’elles sont répétitives. C’est au catalogue récapitulatif de ces
anomalies motivées qu’Elster consacre, dix ans plus tard, ce deuxième
tome de sa critique de la théorie du choix rationnel. On y trouvera donc
commentés et expliqués, d’une part, certains tourments intrinsèques à
la théorie du choix rationnel (comme les cas d’indécidabilité) et,
d’autre part, les biais qui, en société comme chez l’individu, font que
nos décisions peuvent être contraires à nos attentes : l’excès de
calcul, les croyances fausses, l’aveuglement volontaire, les émotions,
la sous-estimation du futur, les heuristiques hâtives, l’aversion à la
perte. Ces notions, Elster ne les a pas inventées mais empruntées à
cinquante ans de recherche en théorie des jeux et en psychologie
expérimentale. Son talent consiste à nous montrer que ces biais de la
décision ont intrigué fabulistes, romanciers, moralistes et chroniqueurs
depuis l’Antiquité. Ainsi, l’aveuglement volontaire, par exemple le
fait de se persuader que l’on ne veut pas ce que l’on ne peut pas avoir,
est très exactement le sujet de la fable Le Renard et les Raisins de Jean de La Fontaine.
Jon Elster
Né en 1940 en Norvège, Jon Elster a étudié à l’école normale
supérieure de Paris, puis enseigné à Oslo, Chicago et New York
(Columbia). En 2005, il a été nommé professeur au Collège de France. Il a
consacré toute sa carrière à deux tâches : l’analyse critique du
marxisme et les limites de la rationalité. De lui, on lira aussi Agir
contre soi, Odile Jacob, 2007, et Psychologie politique, Minuit, 1990.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire