mardi 4 décembre 2012

Le Laboureur et ses enfants

Jon Elster 

“Les bonnes choses de la vie sont des effets essentiellement secondaires.”
« Si vis pacem, para bellum » (« Si tu veux la paix, prépare la guerre »), dit le proverbe. Toute l’œuvre de Jon Elster tient dans ce principe des contraires : si tu veux comprendre la raison humaine, explore ses impasses.


Et le premier pas dans ce labyrinthe remonte à 1979, avec Ulysse et les Sirènes, qui occupe la seconde partie de ce recueil. Le problème traité dans ce texte à l’écriture serrée peut se ramener à une question simple et fondamentale. La théorie de l’acteur rationnel postule que, chaque fois que nous faisons un choix, nous satisfaisons à nos préférences du moment. Nous en subissons les conséquences après. Mais l’homme est un être qui vit aussi dans le futur : il prend des résolutions pour l’avenir… et souvent ne parvient pas à s’y tenir. Combien de fois n’avons-nous pas cédé à la tentation de faire ce que nous ne voulions pas faire ? Ce problème (que l’on appelle « faiblesse de la volonté ») est celui d’une inconséquence et des mesures que nous prenons pour l’affronter. Ulysse, approchant l’île où vivent les Sirènes et voulant se prémunir contre l’attrait magique de leurs chants, exigea de ses marins qu’ils le ficellent au pied du mât, et cessent d’obéir à ses ordres. Paradoxe, il lui faut renoncer à lui-même pour accomplir sa propre résolution. Il y a d’autres solutions : Ulysse aurait pu se mettre à l’amende, appliquer la méthode Coué (non, je n’irai pas), décréter que les Sirènes chantent faux, se persuader qu’elles n’existent pas, faire changer de cap, etc. À supposer que l’homme soit, au fond et malgré tout, un être partiellement rationnel, quelles sont leurs probabilités de fonctionner ? L’argumentation d’Elster s’appuie sur différentes sortes d’exemples vécus, virtuels ou littéraires : celui du fumeur qui ne peut pas arrêter, celui d’une marquise stendhalienne, celui du pari de Blaise Pascal. Son premier souci est d’y voir clair : il classe ces stratégies selon qu’elles modifient l’éventail des choix possibles (cas d’Ulysse), le caractère de l’acteur ou l’information dont il dispose. Il ne cache pas que vu le faible taux de réussite des psychothérapies, Ulysse avait choisi la bonne voie : mobiliser autrui (ou l’environnement) pour se contenir lui-même et restreindre son choix. Mais n’est-ce pas là une impasse de la raison ? 


L’autre paraît d’abord moins grave, et pourrait s’appeler « les détournements de la volonté ». Il passe en revue ces situations où la volonté (explicite) invalide ce que la spontanéité (irréfléchie) obtiendrait, et réciproquement. Il y a ce fameux cas de l’injonction paradoxale du chef pervers qui dit à ses troupes : « Faites ce que je dis, mais pas parce que je le dis ! » Il y a le cas éponyme du laboureur mourant qui invite ses fils à chercher un trésor, et fait ainsi qu’ils labourent la terre, s’enrichissent mais n’exhument aucun trésor. Il y a ce cas plus grave des utopies sociales qui n’obtiennent rien d’autre que précisément leur contraire. Plus qu’une impasse, il y a là un piège de la raison auquel Elster, passant au crible l’œuvre de Pierre Bourdieu et de Michel Foucault, donne soudain une épaisseur critique qui le situe plus clairement dans le paysage des penseurs de notre temps.
 
L’irrationalité, Traité critique de l’homme économique, t. II, 2010.
« Les hommes font parfois des choix qui vont à l’encontre de leurs intérêts », confiait Jon Elster à Sciences Humaines en 2001. Mais ce constat élémentaire suffit-il à les qualifier d’êtres irrationnels ? Non car, pour autant, leurs agissements obéissent à des tendances dont l’observation rapprochée, voire expérimentale, montre qu’elles sont répétitives. C’est au catalogue récapitulatif de ces anomalies motivées qu’Elster consacre, dix ans plus tard, ce deuxième tome de sa critique de la théorie du choix rationnel. On y trouvera donc commentés et expliqués, d’une part, certains tourments intrinsèques à la théorie du choix rationnel (comme les cas d’indécidabilité) et, d’autre part, les biais qui, en société comme chez l’individu, font que nos décisions peuvent être contraires à nos attentes : l’excès de calcul, les croyances fausses, l’aveuglement volontaire, les émotions, la sous-estimation du futur, les heuristiques hâtives, l’aversion à la perte. Ces notions, Elster ne les a pas inventées mais empruntées à cinquante ans de recherche en théorie des jeux et en psychologie expérimentale. Son talent consiste à nous montrer que ces biais de la décision ont intrigué fabulistes, romanciers, moralistes et chroniqueurs depuis l’Antiquité. Ainsi, l’aveuglement volontaire, par exemple le fait de se persuader que l’on ne veut pas ce que l’on ne peut pas avoir, est très exactement le sujet de la fable Le Renard et les Raisins de Jean de La Fontaine.
 
Jon Elster
Né en 1940 en Norvège, Jon Elster a étudié à l’école normale supérieure de Paris, puis enseigné à Oslo, Chicago et New York (Columbia). En 2005, il a été nommé professeur au Collège de France. Il a consacré toute sa carrière à deux tâches : l’analyse critique du marxisme et les limites de la rationalité. De lui, on lira aussi Agir contre soi, Odile Jacob, 2007, et Psychologie politique, Minuit, 1990.

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