Penser rationnellement, scientifiquement, n’est pas un processus
spontané de l’être humain. Cela ne peut se faire qu’après avoir surmonté
un certain nombre d’obstacles épistémologiques. Telle est la thèse
centrale de l’ouvrage majeur de Gaston Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique
(1938). Témoignant d’un attachement profond pour la fonction de
professeur qu’il exercera jusqu’à la fin de sa vie, Bachelard puise le
cœur de son épistémologie dans l’enseignement. Soucieux de comprendre le
développement de l’esprit humain, il reproche aux professeurs de
sciences de ne pas assez prendre conscience des connaissances empiriques
déjà accumulées par l’élève lorsqu’il arrive à l’école. Le professeur
n’a donc pas pour rôle de transmettre un savoir expérimental mais de le
changer, « de renverser les obstacles déjà amoncelés par la vie quotidienne ».
À partir de cette observation de professeur, Bachelard conçoit
l’avancée scientifique comme une lutte permanente contre les « obstacles
épistémologiques ». Le premier obstacle épistémologique à surmonter,
selon Bachelard, est l’observation elle-même, s’opposant, dès lors à la
« perception immédiate » comme instrument de connaissance et notamment
au principe de l’induction, propre aux empiristes. Pour lui, la science
ne provient pas du raffinement de l’intuition sensible. La vérité
scientifique n’est pas à chercher dans l’expérience ; c’est l’expérience
qui doit être corrigée par l’abstraction des concepts. Mais ces
obstacles épistémologiques ne sont pas de simples erreurs contingentes.
Ils sont constitutifs en eux-mêmes du développement scientifique.
L’esprit doit alors commencer par critiquer ce qu’il croit déjà savoir,
c’est-à-dire en rompant avec le sens commun qui procède généralement par
images et qui nuit à l’élaboration de concepts précis. Pour illustrer
son propos, Bachelard prend l’exemple de l’électricité. Au
xviiie siècle, on se pressait aux amusantes expériences dans lesquelles
un public mondain tressaillait sous l’effet des chocs électriques alors
qu’« il faut attendre la science ennuyeuse de Coulomb pour trouver les premières lois scientifiques de l’électricité ».
Dans un cas, il y a perception immédiate d’un phénomène mais sans
compréhension, dans le second se développe un véritable processus
d’interprétation dû à un effort d’abstraction. L’approche scientifique
se constitue donc en rupture radicale avec nos modes habituels de pensée
et d’expression. Bachelard réfute donc ceux qui tiennent notre
perception immédiate pour un instrument de connaissance. C’est la
capacité de formuler des interrogations pertinentes qui signe la marque
du véritable esprit scientifique : « Toute connaissance est une
réponse à une question. S’il n’y a eu de question, il ne peut y avoir de
connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout
est construit. » Cependant, Bachelard comprend qu’il ne suffit pas
d’énoncer ces obstacles pour les voir disparaître. Il les soupçonne
d’avoir une consistance psychologique, de faire partie d’une sorte
d’inconscient épistémologique, une antichambre de la raison. Très
inspiré par les travaux de Carl G. Jung, Bachelard va alors inventer
« la psychanalyse de la connaissance objective ». Alors que la
psychanalyse a pour but d’aider à se libérer d’un passé traumatique, la
psychanalyse de la connaissance objective devrait, pense Bachelard,
permettre à la raison de se libérer de ses croyances antérieures, des
images poétiques qui la hantent. Il réalise, par ailleurs, que cet
inconscient cognitif est lié, comme l’inconscient freudien, à des
représentations sexualisées. En témoigne l’interprétation sexuelle d’une
réaction chimique dans laquelle deux corps entrent en jeu. Il est
fréquent d’analyser ces deux corps en considérant l’un comme actif
tandis que l’autre serait passif selon une logique sexuelle. Cette
vision va à l’encontre de l’esprit scientifique mais elle est, selon
Bachelard, une étape inévitable : « Toute science objective naissante passe par la phase sexualiste. »
C’est alors que le rationalisme engagé qui semble guider son projet
philosophique va le mener vers une tout autre voie, celle de la poésie
et de l’imagination qui aboutira, la même année, à son œuvre la plus
étudiée aujourd’hui, La Psychanalyse du feu (1938). Car, en
effet, si Bachelard compte encore beaucoup dans le paysage français, il
s’agit davantage du Bachelard « nocturne », celui qui étudie la poésie,
qui influence de manière décisive la critique littéraire. Des auteurs
comme Roland Barthes et le cercle de Genève ont su tirer parti de cette
œuvre et montré comment elle conformait l’unité d’une pensée.
Surrationalisme
Dans la théorie historique des sciences de Gaston Bachelard se
dessine en filigrane une anticipation du futur de la science, la
certitude qu’une nouvelle théorie scientifique viendra modifier
radicalement le socle actuel de nos connaissances. Ce progressisme à
toute épreuve, ce rejet de l’ordre établi, Bachelard l’appelle le
« surrationalisme ». Par analogie avec le surréalisme, le
surrationalisme se place comme l’avant-garde du rationalisme. De même
que les surréalistes ont rompu avec l’esthétique traditionnelle et
institutionnelle, le surrationalisme rompt avec le conservatisme de la
raison. La référence au surréalisme évoque le caractère subversif de sa
constitution. La raison devient une valeur, plus qu’un système normatif.
Un idéal régulateur vers lequel l’esprit scientifique doit tendre, en
opposition avec le sens commun. Elle n’est alors jamais acquise.
Bachelard lui-même n’a cessé d’y aspirer : « Rationaliste ? Nous essayons de le devenir. »
Gaston Bachelard (1884-1962)
Né à Bar-sur-Aube en 1884, Gaston Bachelard suit un itinéraire
philosophique atypique et ne se tournera que tardivement vers
l’épistémologie. Né dans une famille d’artisans cordonniers, il
travaille aux Postes et Télégraphes pendant de nombreuses années. Il se
tourne vers les sciences et devient, au retour de la guerre, professeur
de physique et de chimie au collège de Bar-sur-Aube. Il se tourne
ensuite vers la philosophie, obtient en 1922 l’agrégation et enseigne à
l’université de Dijon avant de devenir professeur à la Sorbonne puis
directeur de l’Institut des sciences et des techniques.
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