“Une trace ineffaçable n’est pas une trace.”
Dans l’histoire de la philosophie, Jacques Derrida s’inscrit d’une
façon bien singulière. Menant un long et minutieux travail de relecture
des textes philosophiques, il ne cherche en vérité qu’à déchiffrer, dans
les marges et entre les lignes des discours, un tout autre texte que
celui qui se donne à lire. Ce travail porte un nom : la
« déconstruction ». Notion utilisée par Martin Heidegger, la
déconstruction a eu un grand succès aux États-Unis. Mais c’est à Derrida
qu’il incombe d’en avoir théorisé la pratique, lui conférant une
renommée internationale. Loin d’être une méthode que l’on pourrait
appliquer selon des règles, la déconstruction est le principe de ruine
logé au cœur de tout discours et de toute construction. Ce n’est pas une
destruction. Déconstruire un texte, c’est interroger ses présupposés
pour ouvrir une nouvelle lecture, une nouvelle interprétation. Ainsi,
Derrida parvient à faire dire aux textes ce qu’ils ne semblaient pas
dire jusque-là. Dans L’Écriture et la Différence, Derrida fait
apparaître que la tradition philosophique n’a cessé de subordonner à la
présence de la parole vive l’écriture, comprise comme un supplément
technique et artificiel sans substance. En effet, la pensée occidentale,
de Platon à Rousseau, pense atteindre le sens ultime des choses à
travers le logos (la raison, la loi, le discours) qui s’exprime
de façon naturelle à travers la parole. L’objectif étant alors de
libérer l’écriture de sa présupposée secondarité à la parole qui
occulte, selon Derrida, le rôle médiateur et structurant de l’écriture
sur la pensée. C’est alors une illusion de croire que l’esprit peut
accéder immédiatement au sens sans la médiation du langage. Jamais nous
ne pouvons accéder immédiatement ni à ce que nous sommes ni à ce que
voulons dire. Toute intention doit passer d’abord par un processus de
significations qui suppose deux conditions : un déploiement dans le
temps, qu’il appelle « différance » (1),
et l’inscription dans des « traces », c’est-à-dire des éléments
matériels qui se combinent dans un système de signes. C’est là le cœur
de la théorie derridienne du langage. Prendre conscience que ce je pense
implique une durée durant laquelle je me transforme. Je ne suis alors
déjà plus le même au terme de mon énoncé. Il en est de même pour ce que
je veux dire. Ce que j’énonce dépasse toujours ce que je croyais vouloir
dire.
1. Ce participe présent substantivé du
verbe « différer » est le terme que choisit Jacques Derrida pour
signifier le délai qu’implique la médiation du langage. Elle correspond
aussi à l’écart de la différenciation, « différer de », « ne pas être
identique », par lequel un sujet diffère de lui-même dans l’espacement
de l’écriture.
Jacques Derrida (1930-2004)
Né en Algérie, il rentre, après la guerre, au lycée
Louis-le-Grand, où il rencontre Pierre Bourdieu, Michel Deguy, Michel
Serres. Il est ensuite invité à enseigner à l’École normale supérieure
de la rue d’Ulm par Jean Hyppolite et Louis Althusser. En 1967, il
publie De la grammatologie, La Voix et le Phénomène et L’Écriture et la
Différence. Jacques Derrida commence alors à donner des cours et des
conférences dans le monde entier.
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