Bernard Stiegler, philosophe féru de nouvelles technologies,
dirige depuis 2002 l'Ircam. Rencontre avec un intellectuel autodidacte
Nous souhaitions le rencontrer
dans un lieu un peu intime, qui lui ressemble. «Son bureau !», s'était
enthousiasmée l'une de ses collaboratrices. Perché au dernier étage de
la tour rouge de l'Ircam, située en face de la fontaine Stravinski, non
loin du Centre Georges-Pompidou à Paris, le bureau de Bernard Stiegler,
53 ans, encore pour quelques jours directeur de ce haut lieu où se
fabriquent les sons de demain, ressemble à un cabinet de curiosité. Les
murs sont tapissés de bibliothèques, dans lesquelles se chevauchent
livres, CD, DVD, revues
À droite d'un bureau surchargé, trônent
des copies de statues grecque et asiatique. Le moindre interstice est
recouvert, ici d'un tableau, là des dessins colorés et abstraits d'Elsa,
sa fille de 6 ans. On se met à espérer que le bureau qui l'attend au
Centre Pompidou sera plus spacieux. « Non, il est plus petit », sourit
cet homme mince et sportif, dont les yeux curieux pétillent à travers de
fines lunettes rondes.
Certains lecteurs se demandent peut-être
qui est Bernard Stiegler. Il est vrai que l'homme n'est pas très
médiatique. Le petit écran n'a guère son estime. Cependant, il se rend
volontiers à des conférences ou dans les studios de radios, de
préférence publiques, pour peu qu'on lui laisse le temps de développer
ses idées.
Si vous avez l'occasion de l'écouter, ses paroles ne
vous laisseront pas indifférent, tant elles savent cerner les maux de
nos sociétés modernes. Vous vous surprendrez même à chercher un crayon
pour gribouiller sur un bout de papier une phrase entendue ou les
références de ses livres. Deux récents ouvrages, Passer à l'acte
(1) et Aimer, s'aimer, nous aimer
. Du 21 septembre au 21 avril
(2), plus courts mais aussi moins pétris de références philosophiques que d'autres, ont connu un joli succès.
«Le portable, les e-mails captent notre libido»
Bernard Stiegler façonne sa réflexion en se nourrissant de l'actualité
chaude. À chaque nouvel ouvrage, il recoupe, aiguise sa pensée. Quel
point commun existe-t-il entre Richard Durn, l'assassin de huit membres
du conseil municipal de Nanterre en mars 2002, Maxime Brunerie, qui
tenta de tirer sur Jacques Chirac le 14 juillet de la même année, Marie
L., qui simula une agression raciste dans le métro en juillet 2004, et,
plus proche de nous, les jeunes qui brûlèrent des voitures dans les
banlieues françaises ? « Interrogés sur leurs motivations, relève le
philosophe, tous ont répondu : "Je n'avais pas l'impression d'exister.
Par cet acte, je suis devenu quelqu'un. On parle de moi." »
Comment
expliquer cette perte d'identité, cette sensation de n'être rien ni
personne ? D'après Bernard Stiegler, nos sociétés de consommation, dans
lesquelles le marketing et les industries culturelles prescrivent ce
qu'il faut avoir et être, ôteraient aux individus leur « singularité ». «
Je » s'effacerait ainsi au profit d'un « on » moutonnier.
«
L'objet de consommation, le portable, les e-mails
captent notre libido,
nos temps disponibles, ce qui nous rend indisponibles pour nos enfants,
nos parents, la vie de la cité
Dès lors, il y a une démotivation, un
désinvestissement social, qui peut aller jusqu'à un phénomène de
destruction. Si bien que lorsqu'il y a passage à l'acte, il n'y a plus
de limite. Les gens agissent sans vergogne », explique-t-il.
L'urgence
consisterait donc à redonner du sens au « nous ». Au collectif. Au
vivre ensemble. Entre gens singuliers. « D'accord avec le diagnostic.
Mais, qu'allez vous faire maintenant ? » La sempiternelle question est
revenue à l'issue d'une conférence, à Berlin, en avril dernier. Bernard
Stiegler a alors décidé, « sur-le-champ », de créer une association.
«Grâce à ma mère, j'ai acquis le culte de la culture»
« Le Medef dit qu'il faut construire un capitalisme de l'intelligence
et de la connaissance, faisons-le réellement. Il s'agit de redonner du
désir, développer les technologies de l'esprit, élever le niveau de
connaissance, de culture, et ainsi relancer un processus
d'individualisation. Ce qui suppose aussi une politique publique. »
ARS
Industrialis (3), l'Association internationale pour une politique
industrielle des technologies de l'esprit, est née, hasard du
calendrier, un
18 juin. En sont membres fondateurs, les philosophes
Catherine Perret, George Collins ou encore le chercheur Marc Crepon.
«
Nous n'avions pas voté la même chose au référendum sur la Constitution
européenne, mais nous voulions tous construire une Europe sur d'autres
bases. » Depuis, des débats publics sont régulièrement organisés au
théâtre de la Colline, à Paris.
Dans son dernier ouvrage, Constituer l'Europe
(4), Bernard Stiegler explique que le consommateur « souffre » d'être
toujours « passif » et qu'il serait bien plus épanoui s'il se
convertissait en « amateur » ; et si, acteur des nouvelles technologies,
il diffusait lui-même du contenu, comme sur Internet.
Ce qui
supposerait de nouveaux outils de formation, pour la fabrication
d'images notamment. Cette vision a beaucoup intéressé le Centre
Pompidou, qui souhaiterait « créer des cercles d'amateurs ». De
nouvelles « pratiques individuelles et collectives » seraient ainsi
suscitées autour des technologies numériques.
Ce fils
d'électronicien qu'est Bernard Stiegler a toujours nourri un vif intérêt
pour la technique. Enfant, il lisait aussi beaucoup, écoutait de la
musique classique. «Grâce à ma mère, j'ai acquis le culte de la culture.
Je suis issu d'un milieu modeste, mais nous étions abonnés à la Guilde
du disque, à l'Histoire universelle de la peinture, au Club du livre.»
« La prison sera la chance de ma vie »
Il grandit en banlieue, avec ses quatre frères et soeurs, à
Villebon-sur-Yvette (Essonne), qu'il quitte à 7 ans pour Sarcelles
(Val-d'Oise). On le dit « très gentil, affectueux ». Entre 9 et 13 ans,
il aime l'école. « J'étais un bon élève, répète-t-il. Mais, adolescent,
ça a changé, en partie en raison du divorce de mes parents. »
Très
tôt, Bernard Stiegler est orienté vers des filières professionnelles.
C'est un crève-coeur «et ça s'est très mal fini», résume-t-il. Il a déjà
ce sentiment de trahison quand son professeur principal, qu'il
appréciait tant, le fait redoubler. Il cesse alors les études,
s'amourache du théâtre, du jazz. Mai 68 arrive. Membre de la Voix
ouvrière (extrême gauche), il vit les événements «de l'intérieur». À «
contre-courant» de sa génération, il entre ensuite au Parti communiste,
qu'il quitte en 1976, «quand l'union de la gauche est rompue». Depuis
lors, il n'a plus jamais été «encarté».
Manoeuvre dans une petite
exploitation, il rachète vers 22 ans une épicerie à Toulouse qu'il
transforme en restaurant musical, puis en club de jazz. Il est mal dans
sa peau, à l'époque. L'alcool est une fidèle compagne. La drogue aussi,
parfois. Un jour, il reçoit une lettre de sa banque lui annonçant la
suppression, du jour au lendemain, de son autorisation de découvert. La
rage lui monte au cerveau. Coup de folie, il file
braquer son agence.
Suivent
trois autres banques. Il est rapidement arrêté. La première chose à
laquelle il pense, en arrivant au poste, est de sauter par la fenêtre. «
J'étais assez suicidaire », se souvient-il. Mais l'instinct de vie
l'emporte. En arrivant à la prison Saint-Mihiel de Toulouse, il demande à
l'administration une cellule pour lui seul. Il faudra une grève de la
faim pour qu'il y parvienne.
« La prison sera la chance de ma vie
», confie aujourd'hui Bernard Stiegler. Il n'oublie pas ce qu'il doit
au philosophe Gérard Granel, doyen de la faculté de philosophie de
Toulouse, décédé en novembre 2000. Cet ancien client de son club de
jazz, avec qui il s'était lié d'amitié, lui promet d'aller « voir le
juge » pour qu'il puisse avoir les livres qu'il souhaite.
Le complexe de l'autodidacte
Bernard Stiegler passe alors ses journées à lire et écrire. Il
s'inscrit à un examen d'entrée à l'université. Il a, certes, des « accès
de dépression », mais parle d'«années fabuleuses». Lors de sa première
permission, il rencontre Jacques Derrida, le père du concept de «
déconstruction », décédé en octobre 2004, qui deviendra son directeur de
thèse
Deux ans après sa soutenance, en 1994, Bernard Stiegler
réalise avec Jean-Christophe Rosé un long entretien avec Derrida pour
l'Institut national de l'audiovisuel (INA), dont il devient deux ans
plus tard le directeur général adjoint, chargé de l'innovation.
Aujourd'hui,
ce père de trois enfants et grand-père de trois petits-enfants essaie
de maintenir une discipline. Il a pris l'habitude d'écrire chaque matin,
avec juste un café dans le ventre. Si la prison lui a fait découvrir «
la vertu du silence », Bernard Stiegler apprécie aussi d'avoir une vie
sociale. Tous les mardis, il donne par ailleurs des cours à l'université
de Compiègne.
En chemin, il travaille. Il parle à un dictaphone
au volant de sa voiture. Cette méthode le « désinhibe », l'oblige à
adopter un langage plus simple, à se débarrasser du complexe de
l'autodidacte. Sa femme, Caroline, une ancienne avocate travaillant
désormais à ses côtés, retranscrit ensuite au calme ce qui va devenir un
livre.
Quel peut être, aujourd'hui, le rôle d'un philosophe dans
une société comme la nôtre ? « Il doit être à la pointe de la
politique. Penser la cité et les contradictions de la cité. Ne pas
parler dans l'absolu, mais penser la technique aujourd'hui, car elle
bouleverse nos sociétés », répond-il. En cela, Bernard Stiegler est un
homme fait dans un bloc de marbre. Chaque acte est mis en conformité
avec ses idées, et réciproquement. Une nécessité.
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