Le crépuscule d’une idole — L’affabulation freudienne
Donc,
de Platon à Heidegger, en passant par Tertullien et Schopenhauer, toute
la philosophie occidentale ne serait à ses yeux qu’une longue
répression sexuelle et sociale, une persistante négation de la vie et de
la liberté, un nihilisme en pensée et en acte et qui ne pouvait aboutir
qu’aux camps. Jérusalem – Sodome (des Cent-vingt journées) – Auschwitz :
l’histoire de la pensée occidentale selon Michel Homais qui au jeu des
points de Godwin n’a pour l’instant rencontré personne de sa force. On
caricature ? Mais comment faire autrement avec quelqu’un qui écrit sans
sourciller qu’Hitler est le dernier disciple de Saint Jean et que le
christianisme est la matrice du nazisme ?
Aucun philosophe comme
il en aurait voulu. Sauf Nietzsche bizarrement, le seul philosophe qui
ait été récupéré réellement par les nazis, c’est drôle qu’il n’ait pas
vu ça, Michel. Et Aristippe de Cyrène, fondateur du Cyrénaïsme, forme
d’hédonisme ascétique, et dont lui, Michel Homais se veut le
représentant bienheureux et officiel. Et aussi Julien « Offray » La
Mettrie, ultra-matérialiste du XVIIIe siècle, car il porte le même nom
que lui, sacré Michel ! Pour les autres, il passe. Jamais assez athées,
les rebelles, jamais assez rebelles, les athées, jamais assez
gauchistes, les nietzschéens, jamais assez solaires, les hédonistes,
contrairement à lui évidemment – lui qui définit d’ailleurs son
existence d’après un « hapax », soit une occurrence qui ne se produit
qu’une seule fois, un événement unique qui coupe l’existence en deux :
un chemin de Damas, une madeleine, une chute de cheval — et pour lui un
infarctus qui manque de l’emporter à 28 ans. Tant mieux pour lui, tant
pis pour la philosophie. Du reste, Michel Homais aime-t-il la
philosophie ? C’est toujours la question que l’on se pose à la lecture
de ses livres qui tombent des mains. Non, en vérité, ce qui botte Michel
Homais depuis le début, c’est refaire l’histoire de la philosophie,
c’est proposer une contre-histoire de la philosophie, une histoire «
occulte » de la philosophie. Qui ne soit ni judéo-chrétienne ni nazie –
un pléonasme pour Michel Homais dont le souci premier est, comme le
pharmacien de Flaubert dont le nom lui va si bien, de « marcher avec son siècle. »
« Il rappelait la Saint Barthélemy à propos d’une allocation de cent francs faite à l’église… »
Notre jouissif révisionniste s’en prend aujourd’hui à Freud avec Le crépuscule d’une idole — L’affabulation freudienne,
au grand dam des freudiens de gauche et des antifreudiens de droite.
Les premiers ne comprennent pas pourquoi leur normand préféré qui avait
l’air jusqu’à présent d’être de tout cœur avec Freud contre la loi de
Moïse, le citant sans cesse comme un dans ses auteurs préférés, et
allant même jusqu’à offrir Totem et tabou au futur président de
la république, ait fait volte-face sur celui-ci (Sigmund, pas Nicolas)
et le traite désormais comme il traitait le christianisme. Les seconds
ne voient pas comment on peut être à la fois antichrétien et
antifreudien, moderne et antimoderne, anti-Moïse autant
qu’anti-anti-Moïse. À tous, il faut expliquer.
C’est que pour
Michel Homais, Freud est le dernier avatar de Moïse et la psychanalyse
la dernière religion monothéiste. Une religion, d’inspiration catholique
et romaine, qui ne sait fonctionner qu’en termes de dogmes et de sacré,
de conclaves et de confessions, d’hérésies et d’inquisition,
d’excommunications et de bûchers. Pire : on pensait que Freud était un
grand moderne scandaleux et libérateur, ami des femmes et des pervers,
on apprend qu’il est un salaud de réactionnaire phallocrate, misogyne et
homophobe. D’ailleurs les gays ne s’y trompent pas en refusant depuis
belle lurette de se référer à lui pour qui, faut-il le rappeler,
l’homosexualité reste un désordre mental (en fait, un arrêt du
développement sexuel) et la distinction sexuelle l’indépassable réalité
anthropologique – des choses que pensent aujourd’hui des gens aussi
horribles qu’Éric Zemmour et cette bande de culs terreux qu’on appelle
les hommes et les femmes de cette terre. Quant aux féministes, elles
n’en peuvent plus d’entendre parler de la femme en termes de « continent
noir », sinon en ceux d’« origine du monde. » Courbée là quand ? Et
c’est un fait que Freud pense le monde comme la Bible. Freud pense Adam
et Eve, Caïn et Abel, Joseph et Marie. Certes, les mythes grecs sont
dans sa méthode plus à l’honneur que les récits de la Bible mais Freud a
tout fait tout pour qu’ils deviennent des vérités bibliques. Qu’on le
veuille ou non, et là-dessus, Michel Homais a absolument raison, la
castration a la même signification pour Freud que celle du péché
originel pour les chrétiens. L’Immaculée Conception (soit le Fils qui a
une action prévenante et rétroactive sur sa mère) n’est qu’une façon
d’abolir le père (Joseph) pour pouvoir coucher, au moins symboliquement,
avec la mère. L’inconscient ne fut jamais qu’une affaire de démons
comme l’épilepsie ne fut jamais qu’une affaire de possession. Enfin,
meurtre du père ou meurtre du frère (Abel), il s’agit toujours de poser
la condition humaine comme une fêlure et l’Histoire comme un sacrifice.
Bref, l’opposition entre judéo-chrétiens et freudiens est une opposition
de façade – la psychanalyse ayant par ailleurs souvent été taxée par
ses disciples autant que par ses contempteurs de « science juive ». En
accord pour définir l’humanité par la blessure, la dette, la
circoncision ou la croix, psys et curés ne font que se disputer le
pouvoir.
Freud est en ce sens un penseur tragique. Et c’est ce
sens tragique que Michel Homais, à l’instar de tous les positivistes
scientistes (et au contraire de Nietzsche dont Michel se réclame tant),
veut abolir. Ni péché ni castration, disent-ils. Ni Œdipe ni Caïn. Ni
Sophocle ni Dostoïevski.
Au reste, la littérature, tout comme la
philosophie, intéresse moins Michel Homais que ceux qui en font. En
nietzschéen primaire qui confond la généalogie avec le génie et la vie
avec l’œuvre, le voilà qui s’en prend à la personne de Freud — un être
profondément névrotique selon lui et qui aurait fait de sa névrose la
névrose du monde. Le complexe d’Œdipe ? Une pathologie du seul Sigmund
étendue abusivement au monde entier. Cette idée pénible qu’un homme
pourrait tromper tous les autres pour l’éternité. Cette croyance
complotiste que ce sont les illusions collectives qui mènent le monde.
Avouons-le, nous avons toujours eu du mal à adhérer à ce genre de
critique paranoïaque – que les grands courants philosophiques et
religieux n’aient été que de grossières manipulations, que les grands
penseurs et les grands prophètes ne furent que de fieffés imposteurs,
que Socrate, Jésus, Confucius, Mahomet… et Freud ne soient que des
idoles indignes méritant d’être renversées et brisées en morceaux comme
des statues de Staline. Comment croire sérieusement que l’humanité ait
pu être ainsi bernée ? Ne serait-ce pas nous insulter nous-mêmes que de
soutenir Mordicus qu’un Christ ou qu’un Bouddha sont venu se foutre de
notre gueule il y a deux mille et deux mille cinq cent ans et continuent
de le faire ? Une imposture, ça peut durer dix ans, cinquante ans,
soixante-dix ans même, comme le communisme, mais ça ne dure pas deux
mille ans. On ne crée pas une civilisation sur un simulacre. Si une
pensée persiste dans le temps (et nous gageons qu’on reparlera de Freud,
et d’ailleurs de Marx qui a aussi correspondu à un besoin de l’esprit
humain, dans trois siècles), c’est qu’elle avait une bonne raison
humaine, humaniste, amoureuse, de le faire. C’est qu’elle était en écho
avec l’Adam éternel qui est en nous. Pour en revenir au complexe
d’Œdipe, il est évident que d’Hamlet au Narrateur de la Recherche, en
passant par les Karamazov ou par nos propres familles, on n’a rien
trouvé de mieux pour expliquer les rapports filiaux. Au fond, la
psychanalyse ne fait que rejoindre la littérature qui elle-même n’est
qu’une transsubstantiation de la théologie. Freud est avant tout un
grand écrivain, c’est-à-dire quelqu’un qui prend le Logos au sérieux,
qui fait de la vie l’expression du Logos.
Quant au préjugé
antireligieux qui semble seul mettre en branle les mécanismes mentaux de
Michel Homais, il finit par faire long feu. « Le christianisme est une
secte qui a réussi », éructent les imbéciles. Autant dire que Le Gréco
est un barbouilleur qui a réussi en peinture ou que Dante est un
scribouilleur qui a réussi en littérature. Michel Homais parle de
religion freudienne et trouve que c’est un argument pour réfuter le
freudisme, alors qu’à nos yeux, ce serait plutôt une bonne raison d’y
adhérer. Seul ce qui devient religieux est vrai. Seul ce qui relie les
hommes les uns aux autres, autour d’une personne ou d’une idée, vaut
notre considération. Tant pis pour la biographie à charge et la
psychologie complotiste (Freud vénal, corrompu, falsificateur, ne
recherchant que la gloire et la fortune) qui constituent la douteuse
méthode de Michel Homais. Quelle que soient l’approximation de certains
de ses concepts, le dogmatisme autoritaire avec lequel lui puis ses
suiveurs les imposèrent, l’incertitude de la réussite thérapeutique et
présente depuis le début, le génie de Freud aura été pour l’éternité
d’avoir introduit, c’est le cas de le dire, le sexuel dans la
conscience, réinventé le roman familial, et, ce faisant, libéré
l’individu de ce dont il n’était pas responsable, re-sacralisé la
parole, creusé enfin un trou dans le sujet afin que celui-ci ne se
trouve plus réduit et condamné à lui-même. Qu’est-ce que le freudisme ?
Une trouée de l’être par laquelle celui-ci peut s’aérer, se reposer de
son négatif, trouver en lui autre chose que du réel rationnel ou de la
bête immonde – et que, nous le verrons, Michel Homais, adepte d’une
sexualité et d’une conscience totalement solaires, s’exhorte à boucher.
« L’effet doit cesser, c’est évident. »
Passons
sur l’objection scientiste, assez basse, qui prétend que la
psychanalyse n’est pas « scientifique ». Comme le remarque Marcel
Gauchet, ce grand goethéen de la pensée française qui a relu le
christianisme comme religion de la sortie de la religion, et qui
travaille à la réconciliation des sciences exactes et des sciences
humaines, elle ne l’est certes pas, mais au même titre que l’histoire,
la philosophie, l’ethnologie, l’anthropologie, la linguistique
l’économie, ou n’importe quelle autre science humaine et sociale. Par
ailleurs, même si le nouveau paradigme tourne aujourd’hui autour de la
psychologie cognitive et des neurosciences et marque de ce point de vue
un retour à l’évolutionnisme, la psychanalyse freudienne reste un pas
essentiel dans l’autonomie de l’individu et l’élargissement de sa
conscience. Elle a indéniablement permis à l’individu contemporain de se
redécouvrir comme sujet infini et inconnu (mais d’un inconnu
profondément apaisant), de retrouver une possibilité de sortir de
lui-même, de n’être plus simplement un système nerveux qui menace
d’imploser — ce qui, à notre époque d’ipséité ontologique, était la
meilleure chose qui pouvait nous arriver.
Avec l’avènement de la psychanalyse, le sujet retrouvait une nouvelle innocence. C’est la raison pour laquelle les masses, après avoir été vaguement hostiles à l’enseignement freudien, ne s’en sont plus passées jusqu’à nos jours (« même le boulanger du coin sait qu’il est travaillé par le complexe d’Œdipe », dit Gauchet) – alors que paradoxalement, c’est l’opinion savante, ou demi-savante, qui est devenue de plus en plus méfiante à l’égard du freudisme, et qui ne comprend pas, malgré des attaques répétées contre lui (Wittgenstein, Sartre, Deleuze-Guattari, et récemment le Livre noir de la psychanalyse), que celui-ci continue d’avoir sur les esprits un effet qui aurait dû cesser depuis longtemps. C’est qu’on ne se débarrasse pas comme ça d’une explication littéraire, ce qu’est fondamentalement la psychanalyse.
« Car il savait qu’il faut, dans tous les empoisonnements, faire une analyse. »
S’il
est une sagesse immémoriale des peuples, celle-ci réside dans
l’acceptation toute religieuse, quoique non politique, de sa condition
tragique. L’homme éternel est celui qui croit à sa mort prochaine autant
qu’à la possibilité historique d’améliorer son sort. L’homme éternel
s’accepte mortel et perfectible. Au contraire, l’homme moderne, ou
plutôt post-moderne à la Michel Homais, se définit plutôt comme immortel
et parfait. Certes, il est bien obligé de reconnaître que tout n’est
pas parfait en ce bas monde, mais son idée est que tout devrait l’être,
et c’est l’erreur, sinon le crime, de l’ancien monde de s’être défini
justement comme un « bas monde » — c’est-à-dire comme un monde qui se
jugerait par un autre plus « haut », et qui de plus, quelle que soit
l’action des hommes de bonne volonté sur lui, resterait à jamais entaché
par le péché, la culpabilité, le principe de cruauté. Le tragique comme
condition inhérente de l’existence, c’est ce que le post-moderne ne
peut plus voir en peinture. Non à la tragédie de l’existence ! Non aux
philosophes, aux religieux et aux littéraires qui, de Platon à
Dostoïevski, de Pascal à Kafka, de Schopenhauer à Houellebecq, ont tout
fait pour intoxiquer les esprits en leur imposant cette croyance
sadomasochiste que tout n’est que souffrance et abstinence en cette vie !
Non aux penseurs ravagés qui ravagent le monde ! Freud lui-même ne
disait-il pas sur le bateau qui le menait aux États-Unis « qu’il leur
apportait la peste » ? Eh bien voilà, c’est de cette peste
psychanalytique, de ce choléra littéraire, de cette syphilis religieuse
que l’humanité vraiment adulte devrait aujourd’hui savoir se passer !
Hourra pour un monde sans tragique, sans négatif, sans mort ! Hourra
pour un monde éthique et hédoniste, où tout ce qui serait possible serait avant tout légal! Car
attention, le libertaire n’est pas transgressif. Le libertaire, comme
Michel Homais l’expliquait lui-même à Nicolas Sarkozy lors d’un fameux
entretien de Philosophie magazine, souhaite qu’il y ait « peu de règles, mais qui puissent être respectées, non pas transgressées.
» Au contraire, c’est le conservateur qui adore les interdits autant
que les transgressions, qui n’est jamais aussi heureux que lorsqu’il a
désobéi à une règle qu’il chérit par ailleurs et par laquelle il a
éprouvé sa liberté. Monde ouvert (et par là même susceptible d’en
rencontrer un autre), amoral et singulier de l’homme éternel. Monde clos
sur lui-même, auto-référent, auto-suffisant, de l’homme post-moderne.
Liberté opératoire du premier avec ses risques et sa souveraineté.
Liberté entièrement légalisée du second qui confond le réel avec le
droit et le droit avec l’abolition de la souffrance. La souffrance comme
expiation de l’existence, voilà le vrai scandale pour l’homme
post-moderne ! C’est qu’à l’époque de Matrix et d’Avatar, la souffrance
apparaît comme la chose la plus indigne qui puisse arriver à l’individu
et la mort comme la suprême insulte ! L’homme post-moderne ne veut
surtout pas entendre parler de la mort — alors un Freud qui vient
remettre la pulsion de mort au centre de son anthropologie… ! Dès lors,
tout est bon à mettre en œuvre pour discréditer cette très empoisonneuse
pensée — et comme on accuse son chien de la rage quand on veut le
noyer, on accuse une philosophie ou une religion d’être nazifiante quand
on veut la démolir. Pour Michel Homais, Freud a autant pensé la pulsion
de mort qu’il y a participé historiquement. Tout ce qui, au siècle
dernier, a massacré en gros (« boucherie de 14-18, génocide rwandais, totalitarisme nazi »,
comme il le précise lui-même dans son livre) ne seraient pas sans
rapport avec l’influence freudienne. Pire, Freud lui-même aurait été, au
moins symboliquement, complice du génocide juif par haine de sa propre
communauté – par antisémitisme inconscient ! La boucle est bouclée :
Freud, pessimiste nihiliste, nihiliste juif, juif antisémite, et
d’ailleurs la preuve : partisan des régimes autoritaires, saluant
Mussolini en Italie, ou Engelbert Dollfuss en Autriche. Freud, voix
impénétrable qui a mené l’Occident aux camps de la mort. Freud, chaînon
manquant entre Saint Jean et Hitler. On croit rêver. Mais non. C’est une
analyse de Michel Homais.
Tout cela dit sans méchanceté, car il
ne nous a jamais été antipathique, Michel Homais. Pas plus qu’il n’a de
haine pour Freud, nous avons de haine pour lui. Et lui qui aime les
procès en autobiographie, nous avouons qu’il se sort très bien du sien.
Un type un peu sec peut-être, mais pince-sans-rire, agréable à écouter,
assurément séduisant avec ses grosses lunettes rectangulaires et sa
gueule de lion à la crinière inspirée, et qui, il faut l’admettre, fait
beaucoup pour les autres (université populaire de Caen, université du
goût d’Argentan) et même pour sa famille – ses parents qu’il célèbre en
permanence (Le corps de mon père, suivi de Autobiographie de ma mère), ce père dont il réalise le rêve en l’emmenant au Pôle Nord (Esthétique du Pôle Nord), cette mère à qui il a pardonné de l’avoir battu, rejeté et abandonné « une belle après-midi d’automne » dans un horrible orphelinat catholique, mais parce qu’elle aussi fut, enfant, battue et abandonnée (La puissance d’exister).
La dernière fois qu’il a pleuré, c’est à la mort de sa vieille
institutrice. À part ça, il vit depuis vingt-six ans avec Marie-Claude,
sa compagne adorée pour qui il invente chaque soir, paraît-il, un
nouveau plat. Elle et lui forment un couple de miraculés. Lui guérit
d’un infarctus à 28 ans, comme on l’a dit, elle ayant surmontée un
cancer du sein — comme il le raconte au début de ses Féeries anatomiques — Généalogie du corps faustien. Non, un très brave type, ce Michel Homais.
Mais
pourquoi cette insensibilité absolue aux blessures et aux besoins
éternels de l’homme ? Pourquoi ces analyses psychorigides qui
transforment en plomb tout ce qu’elles touchent ? Pourquoi cette
érudition si sèche et si creuse ? Pourquoi cette pensée policière qui
met en garde à vue tout ce qu’elle rencontre ? Sa mère, avoue-t-il, le
menaçait sans cesse, comme on faisait dans l’ancien temps, de maison de
correction, ou lui criait qu’il finirait sur l’échafaud. Mais c’est
exactement ce qu’elle est, l’œuvre de Michel Homais – une maison de
corrections pour philosophes, une guillotine permanente pour
platoniciens, chrétiens et freudiens. Au reste, le couteau, il aime ça,
Michel. Et les femmes qui le portent, encore plus (La Religion du poignard. Éloge de Charlotte Corday).
Lui-même se comporte un peu comme la reine d’Alice au Pays des
Merveilles qui veut couper la tête à tout le monde. Transfert de la
méchante mère sur son gentil fils ? Peut-être. On comprend qu’il en
veuille à Freud d’avoir conçu ce complexe d’Œdipe que tout le monde a
l’air d’avoir vécu avec une certaine douceur, sauf lui. Difficile en
effet de désirer la femme qui vous a mis au monde sans jamais vous
désirer.
« Moi, si j’étais le gouvernement… »
Plus
sérieusement, à l’entendre, à le voir, on a toujours l’impression que
tout ce qui ressemble de près ou de loin à une contradiction, une
dissonance, une antinomie, un chiasme, un clinamen qui déconne, doit
être immédiatement et impitoyablement tranché. Accorder sa vie et sa
pensée, confondre son identité avec son action, être en harmonie totale
avec soi, Michel Homais le répète trop pour être honnête. Avec lui, ça
passe ou ça casse. Il est trop conséquent, pourrait-on dire, trop
positivement politique ou politiquement positif. C’est un maniaque de
l’adéquation. Un intégriste de l’intégrité. Ma vie, c’est mon œuvre, mon
œuvre, c’est ma vie, je dis ce que je fais, je fais ce que je dis
(tiens, comme Jospin), point barre. Pas de part maudite chez lui, pas de
ligne de fuite non plus, pas d’ombre, pas d’inconscient, pas de trouée
de l’être. Du soleil partout. On comprend qu’un Saint Paul avec son « je ne fais pas ce que je veux ou je ne veux pas ce que je fais »
ou un Freud avec ses rêves, ses actes manqués et ses lapsus lui fassent
horreur. Michel Homais, c’est l’homme sans ombre, sans rêve, sans
relief. L’homme qui possède son moi intégralement sans porte ni fenêtre.
L’homme qui n’est qu’ipséité, légalité, austérité. L’homme robot sans
défaillance, sans délivrance, jamais, qui se possède entièrement comme
dans une boite noire. Black Box Homais.
C’est pourquoi lorsque
Sarkozy lui répond dans l’entretien déjà cité, et pour y revenir, que
contrairement à la fameuse formule grecque, il est impossible de se
connaître vraiment soi-même, il a l’impression d’avoir affaire à un
monstre incompréhensible. Alors que le monstre trop compréhensible,
c’est lui en l’occurrence, Michel Homais. Qui n’imagine pas une seconde
qu’on puisse échapper à soi-même. Qui croit dur comme fer à la
conscience toute puissante, écrasante, asphyxiante – tout le reste étant
littérature ou mauvaise foi. Et qui en effet ne peut que s’acharner sur
Freud pour lequel « le moi n’est pas maître dans sa propre maison »,
mais en oubliant que Freud se situe ici dans la lignée d’un Montaigne,
pourtant un des auteurs fétiches de Michel, qui écrivait que « notre fait, ce ne sont que pièces rapportées ».
Diable ! Va-t-il nous déboulonner Montaigne après nous avoir déboulonné
Freud ? Et si un jour il découvrait, lui, Michel Homais, qu’il est en
contradiction avec lui-même, si un jour il découvrait qu’il a malgré
tout une part d’humanité et de liberté (puisque « la liberté, c’est la contradiction »
comme disait Kierkegaard, auteur peu prisé par Michel), qu’est-ce qu’il
ferait, notre Robocop de la congruence ? Il se jetterait dans l’Orne ?
C’est qu’à force de vivre sa pensée et de penser sa vie comme Javert, on
aurait peur qu’il pète un plomb, notre Philosophe Ventru. Au reste, de
ventre, il n’en a pas, Michel. On sait qu’il se couche souvent à jeun.
Qu’il mange et boit peu. Qu’il n’est jamais ivre. Qu’il mène une vie
d’ascète. Plus janséniste qu’hédoniste finalement. La raison gourmande,
l’art de jouir, le corps amoureux, tout ça, ce sont plus des idées que
des réalités pour lui. C’est l’idée du baba au rhum plutôt que le baba
au rhum qui l’inspire. Au contraire de ce que disait Sade, il pense que
rien n’est bon quand c’est excessif, sauf peut-être l’athéisme.
Et puisqu’on a cité Sade, il est temps de parler un peu de cul, il est temps d’ouvrir un peu son Souci des plaisirs – Construction d’une érotique solaire dans
lequel il commence par dézinguer le Divin Marquis, puis Georges
Bataille, au prétexte qu’ils seraient trop chrétiens. Quand on est
sadique et vicieux, c’est la preuve pour Michel Homais qu’on est
judéo-chrétien (l’inverse se tient aussi). Et pour le prouver, que Sade
est sadique, le voilà qui se lance sur plusieurs pages dans une
énumération méthodique de tous les actes sexuels commis dans Les Cent vingt journées de Sodome –
ce qui, il faut l’avouer, ne laisse pas d’inquiéter. Entre l’auteur du
livre le plus obscène et le plus scandaleux de toute l’histoire de la
littérature et son contempteur qui fait la recension complète et
critique de toutes les horreurs contenues dans celui-ci, on se demande
lequel d’entre les deux est le plus gravement atteint : Sade écrivant
son chef-d’œuvre ou Homais se faisant une liste à charge de tout ce que
l’on peut y lire d’odieux ? À ce jeu antilittéraire, le profanateur
risque de paraître bien moins dangereux que le censeur, le romancier fou
bien moins antisocial que l’hygiéniste. Une fois de plus, il faut, aux
yeux du Vertueux Foudroyé, conjurer le négatif, sinon l’abolir
définitivement du champ humain – et Sade est en effet le négatif absolu,
l’ennemi à abattre, l’éternel retour du refoulé. Et Michel Homais, il
n’en peut plus de ce refoulé, de cette sexualité sado-chrétienne
forcément culpabilisante. On va vous le répéter encore pour que vous le
compreniez vraiment, mais nous les modernes, on plaide pour un autre
paradigme social et moral, une autre anthropologie qui se passerait de
Sade, de Freud, des Tragiques et aussi des Comiques. Y en marre de la
castration, marre du péché, marre de l’Œdipe, marre de l’Hamlet ! Voilà
ce qu’un gouvernement adulte devrait faire – nous éradiquer cette
saloperie biblo-freudienne ! Vous, je ne sais pas, mais nous, nous
n’avons pas tué notre père, nous n’avons pas baisé notre mère. Nous ne
sommes responsables d’aucune peste réelle ou métaphorique. Nous aimons
nos parents, nos parents nous m’aiment, nos beaux-parents encore plus,
et on pense tous que Sophocle n’a jamais fait que raconter ses fantasmes
de merde, c’est tout. Nous ne sommes pas pécheurs, nous ne sommes pas
castrés, nous ne sommes pas sadiques. Nous sommes attachés autant à la
justice qu’à nos mamans, et nous emmerdons tous les Œdipes et tous les
Jobs de la terre. Les mythes, ça ne vaut rien pour l’humanité, surtout
ceux-là, tous plus dégueulasses les uns que les autres ! Tant pis pour
eux, tant pis pour vous si vous n’en décollez pas, mais nous, on n’a
vraiment pas besoin de ce genre de truc pour vivre. Alors, laissez-nous
tranquilles, curés que vous êtes, freudiens maudits, écrivains merdiques
! Car sains, heureux et innocents, oui, nous le sommes. Et puis,
l’épilepsie, ça se soigne mon cher Dostoïevski !
« Il devenait dangereux. »
Ainsi
chialait Michel Homais – et l’époque avec lui. Quant à la bagatelle,
puisque le christiano-freudisme n’avait engendré qu’une sexualité de
tordu, il fallait chercher sa légitimité ailleurs. Voyager. Se faire
Desireless.
Son truc, à Michel Homais, c’est l’Inde. Un peu comme
les Beatles à la fin des années soixante. Ou comme les Théosophes au
milieu du XIXe siècle. La tentation indienne. Le Kama Soutra et ses
positions performatives mais à la signification autrement plus «
spiritualiste » que notre pauvre coït chrétien reproductif. Shiva qui
permet, grâce à ses nombreux bras et jambes, des orgasmes mille fois
plus érogènes, plus « sains », plus libérateurs, plus « éthiques » que
notre Cantique des Cantiques. L’Eros solaire indien versus le Thanatos
nocturne chrétien. La religion enfin sans obstacles. La nature super
gentille. Tiens, tiens… Mais où avons-nous déjà entendu parler de ça ?
Mais dans Le XIXe siècle à travers les âges de Philippe Muray, bien sûr,
ce grand livre parmi les grands, essentiel à la compréhension de notre
époque, et qui nous appris que le fantasme de la grande libération
solaire ne date pas d’aujourd’hui mais remonte à l’homo dixneuviemis.
Comme jadis, on fait comme si la société indienne était une société
ultra-cool, sans Weltanschauung trop fâcheuse, sans interdits surtout
(ces horribles interdits que l’on ne trouve décidément que chez nous !),
on oublie les castes, les bûchers, les enterrements vivants, les femmes
sacrifiées, les vaches sacrées, les rituels affamants, on oublie tout
ce qui fait le négatif d’une civilisation et ce par quoi elle tient, et
au vu de trois statues priapiques et deux livres d’érotologie, on se
persuade que cette civilisation-là est moins farouche que la nôtre.
Aussi absurde que si un Michel Homais tamoul écrivait une « Construction
d’une érotique anversoise » après avoir vu un Rubens à Anvers ! Bref, à
nous les Chakras-frottis, les Vedas vulviens, les Upanishads-suçons,
les Arahts aux jardins parfumés… en attendant les Aryas aux fleurs de
Lotus et leurs drôles de Svastikas. Au XIXe siècle, ils y ont tous cru,
les Rudolf Steiner, les Helena Blavatsky, les Annie Besant, les Allan
Kardec, aux corps astraux spermatiques, au tantrisme spasmo-socialiste, à
l’eurythmie cosmique anti-péché originel, à la Divine Matter-Substance
top-égalitaire. Tous plus Kalima que Marie-Madeleine ! Tous pour le
grand voyage cosmique plutôt que pour la Croix ! Tous, d’ailleurs,
contre la Croix et l’Étoile de David ! Car comme dira Madame Blavatski,
la grande prêtresse de ce siècle qui reste en grande partie le nôtre : «
toutes les religions sont une… sauf la juive ». Cette religion
juive qui a en effet introduit pour notre malheur la distinction dans
le monde, la distinction et la différence, la différence et fracture, la
fracture et le manque, le manque et la cicatrice – des propos que
pourrait tenir notre Homais. Circoncision, crucifixion – en attendant la
castration freudienne. Irrécupérable judéo-christianisme !
Impardonnable blessure narcissique faite à l’humanité ! Ce n’est pas un
hasard si Hitler choisira le Svastika, soit cette croix gammée comme
symbole de sa lutte contre l’Étoile de David, et qui représenta aussi,
comment le nier, une contre-figure de la croix chrétienne. Finalement,
c’est plus à Brihadisvara qu’à Jérusalem que se conçoit l’imagerie de la
solution finale. Mais entre deux levrettes, trois unions de l’aigle,
une de lotus, et quatre Andromaques, on pense pour l’instant à autre
chose.
Et puis, il y a la métempsychose qui pour un occidental
moyen (c’est-à-dire pour quelqu’un qui ne comprend rien à la
métempsychose) apparaît comme une sorte de résurrection « live », une
possibilité de vie éternelle sur terre (ou sur une île), un principe
nouveau ou tout est dans tout et réciproquement — une immortalité hic et
nunc. Entre les morts qui reviennent ou les âmes qui migrent dans
d’autres corps, on pourrait s’arranger – même si on est athée. En
vérité, notre Michel Homais national n’est pas si loin de les rejoindre,
les occultistes du XIX ème. Certes, il est un peu plus matérialiste et
un peu moins antisémite qu’eux (même s’il compense par cet
antichristianisme sauvage qui a fait son succès et qui, du reste, est
permis et encouragé par l’époque), mais est tout aussi prêt à défier la
mort par tous les moyens. De la métempsychose au clonage, ma foi, il
doit y avoir un truc à faire.
Pas étonnant qu’il ait été rameuté
par Raël. Son histoire la plus drôle à ce jour et la plus hautement
significative. Donc, en mars 2006, notre fougueux Solaire se voit
attribuer le titre de « prêtre honoraire » par Claude Vorilhon, le
fameux prophète raëlien, représentant sur terre de la congrégation
Elohim (les extraterrestres), et qui, comme chacun sait, se targue
d’avoir déjà pratiqué avec succès le clonage humain. Pour le gourou,
l’œuvre et la pensée de Michel Homais rejoignent en tout point la
religion raëlienne. En effet, celle-ci prône l’athéisme militant, la
détestation des monothéismes, l’hédonisme comme art de vivre, la révolte
contre tous les dogmatismes et la célébration de toutes les fééries
anatomiques – exactement comme dans les livres de Michel ! Le corps
faustien vraiment réalisé par la science, Homais en avait rêvé, Raël l’a
fait. Ils ne pouvaient que se tomber dans les bras et se congratuler
mutuellement ! Évidemment, notre contre-philosophe prit assez mal qu’on
appréhenda sa contre-philosophie avec autant de sérieux et qu’on en tira
ses incidences ultimes dignes d’un épisode de Star Trek. Il tenta bien
de rétorquer, dans une contre-réponse plutôt vaseuse, qu’il n’avait rien
à faire avec ces « crétins sidéraux »-là, mais le lien était fait.
Comment ? L’athée faustien était récupéré par des athées prométhéens
encore plus conséquents que lui ? Quoi ? Au prétexte que l’on vidait le
ciel de Dieu, on remplissait celui-là et on remplaçait celui-ci par des
extraterrestres ? What ? Ce n’était pas Michel Houellebecq, pourtant «
sympathisant » du mouvement, qui était honoré, mais lui, Michel Homais,
anti-houellebecquien convaincu ? Peuchère ! Notre apprenti sorcier
apprenait à ses dépens qu’entre la littérature et la philosophie existe
une différence majeure qui est que la littérature décrit l’état ou
l’avenir des choses (et c’est ce que fait Houellebecq dans La possibilité d’une île)
alors que la philosophie, surtout quand elle se veut politique et
sociale comme la sienne, participe à cet état et à cet avenir des
choses. Certes, entre le clonage thérapeutique pour lequel le
contre-philosophe milite et le clonage reproductif de l’élu de Pandora,
il y a une différence de taille, mais celle-ci est peut-être plus de
degré que de nature – et puis, quand on glorifie Faust, il est dans
l’ordre des choses de rencontrer un jour le diable. On comprend qu’il
s’en défende, Michel, mais Raël, c’est l’aboutissement naturel de sa
philosophie de la contre-nature. Raël, c’est le Méphistophélès de ce
Faust de Michel Homais. Il peut ensuite le traiter de tous les noms dans
un droit de réponse, il n’en reste pas moins que c’est lui qui l’a fait
surgir par ses incantations. Splendeur de la catastrophe, comme il
dirait, ou plutôt, comme il ne dirait plus.
« S’être, lors du choléra, signalé par un dévouement sans bornes. »
Voilà
donc ce qui arrive quand on joue trop avec le feu, quand on se prend
pour Faust ou Prométhée, quand on fait le téméraire, quand on plaide
pour le clonage, la manipulation du génome, la transgénèse,
l’optimisation technique de l’enfant à naître, la fabrication
frankensteinienne des corps, « toutes ces choses qui font peur », comme l’écrivait superbement Alain Finkielkraut dans son Nous autres modernes
: on se retrouve maître à penser des pires sectes, idole des crétins,
complice des gourous, collaborateur du diable, otage des extraterrestres
! Pauvre Michel Homais qui prônait le surhomme et qui se retrouve «
guest star » chez les Vénusiens !
Et l’héroïque Finkie de se
lancer, contre Michel Homais et son « heuristique de l’audace », dans
une « heuristique de la peur » en laquelle il voit la meilleure défense
immunitaire contre les ravages de la modernité — et au risque de passer
pour un lâche. Car au sens du moderne, la peur est par excellence le
péché non rémissible. La peur est négation de Prométhée et honte de
Zarathoustra. Être moderne, c’est ne pas avoir peur de la vie – mais de
la mort o combien ! C’est ne vouloir craindre la mort que dans le péril.
Or, comme l’écrivait Pascal, il faut craindre la mort aussi hors du
péril « puisqu’il faut bien être homme ». Mais être homme n’intéresse
plus le moderne. Être homme signifie être vulnérable, mortel, croyant,
et cela, on ne le veut plus. Du tout. Ni Dieu ni mort. Ni infini ni
finitude. Non, on veut quelque chose d’autre. C’est ce qu’a bien vu
l’Anti-Défaitiste de la Pensée en très attentif ausculteur de notre
époque, et paradoxalement bien plus « nietzschéen » que tous ces
forcenés vitalistes. Le moderne, c’est en effet « l’ homme que la mort fait claquer des dents, l’ homme qui maudit la mort, l’homme que la mort empêche de dormir ».
Et c’est précisément le cas de l’« audacieux » Michel Homais qui semble
finalement ne glorifier le plaisir d’exister et l’innocence du devenir
que par panique devant le principe de cruauté qui fonde la vie… et la
mort. « De toutes mes forces, je m’opposerai éternellement à Vous », écrit-il à Celle-ci, au début de ses Fééries anatomiques,
et après la découverte par les médecins du cancer de sa compagne. On
comprend évidemment la douleur, la rage et l’épouvante de l’homme, tout
philosophe qu’il soit, devant « la faucheuse » — mais le philosophe est
justement celui qui apprend à mourir alors que Michel Homais apparaît au
contraire comme le philosophe qui ne veut surtout pas penser à la mort,
comme l’athée désemparé qui s’enivre de « vie » pour oublier qu’il va
mourir, ce qui n’est pas, admettons-le, très philosophique, surtout
lorsqu’on se réclame de Montaigne et d’Epicure. Jouisseur par défaut et
matérialiste par échappatoire, il incarne à merveille ce vivant trop
vivant qui a refoulé sa mortalité et qui se retrouve pathétiquement sans
aucun repère quand celle-ci s’impose à lui. Misère de la philosophie
vitaliste. Désastre de l’hédonisme urgentiste. Voilà notre Désirant
Vulcanologue qui se met à délirer les fantasmes d’une santé parfaite,
d’une immortalité envisageable, d’une possibilité d’une île (un comble
pour lui qui déteste Houellebecq !), sans se rendre compte que la
possibilité du divin était peut-être la plus désirable… et la moins
inhumaine. À moins qu’il ne se décide à engendrer – autre forme de
résistance adamique à la mort. Mais la reproduction, ça lui fait horreur
à Michel Homais ! Faire un enfant, ça veut dire qu’on a accepté sa
mortalité et qu’on fait partie de l’espèce. Pire : qu’on a accepté
d’être parent, c’est-à-dire qu’on a accepté d’être une « fonction », une
« autorité », une « loi » — toutes choses contre lesquelles le
contre-philosophe se bat et se débat. Vouloir la vie d’autrui, c’est
tirer son chapeau à Dieu, c’est accepter les lois de la création, c’est
faire allégeance à la pulsion de mort. Il en est alors réduit à plaider
pour une « métaphysique de la stérilité » et à utiliser des arguments à
la Cioran : les enfants que je n’ai pas eu, s’ils savaient le bonheur
qu’ils me doivent ! Homais – Cioran : encore un lien que celui-ci
n’avait pas prévu (et pour le coup vraiment honorifique, même si Michel
ne l’appréciera pas plus que l’autre). Donc, pas d’enfant — trop divin
sans doute. Plutôt la vie stérile que la petite mort procréatrice !
Plutôt se tuer que dire oui à la mort !
Longue et belle vie à
vous, Michel Homais — mais vous aurez beau vous escrimer à penser votre
vie, vivre votre pensée et continuer à vous illusionner dans votre
existence sans illusion, comme vous l’aurait dit Freud lui-même : « vous n’annulerez jamais l’instinct de mort ».
Ah ce Freud qui s’est révélé votre principal ennemi depuis que vous
avez découvert qu’il n’était qu’un substitut au monothéisme, un
refondateur de la vie dans la mort, un Archè tragique, incompatible avec
votre Black Box étouffante, et qui pourtant avait été celui qui avait
naguère déculpabilisé vos masturbations d’adolescent, comme vous tentez
de le tuer, pauvre Anti-Œdipe que vous êtes, encore plus castré que
n’importe lequel d’entre nous et qui joue au priapique ! Hélas pour
vous, Michel Homais, vous n’abolirez jamais le négatif, vous ne nous
débarrasserez jamais de ce qui fait le sel de la vie, vous échouerez
toujours à « détragédiser » la condition humaine. On vous plaint
beaucoup, vous savez. Et si on hait votre erreur, en tant que chrétien,
on chérit votre personne. Peut-être vous apercevrez-vous un jour que
c’est lorsqu’il va mourir que l’homme de la mort de Dieu se met à
cruellement regretter Celui-ci. Pourtant, Dieu veille même sur cet
homme-là, vous savez. Et vous n’êtes pas forcé de persister dans votre
ipséité si peu goûteuse. Si la philosophie est là pour nous préparer à
la mort, alors, vous ne nous avez préparé à rien, Michel Homais, et vous
êtes tout, sauf un philosophe. Quelle importance, me direz-vous,
puisque votre Freud va être un best-seller et que vous allez encore
faire « une clientèle d’enfer » ?
Pierre Cormary
(1) Philippe Muray appelait Onfray « Michel Homais » en référence au pharmacien anticlérical de Flaubert de Madame Bovary.
Bibliographie sélective :
Philippe Muray, Le XIXe siècle à travers les âges, Tel Gallimard
Alain Finkielkraut, Nous autres modernes, Ellipses/École polytechnique, 2005
Clément Rosset, Loin de moi – essai sur l’identité, Les éditions de minuitGustave Flaubert, Madame Bovary (tous les intertitres, ainsi que la dernière périphrase « infernale », sont des extraits parlant d’Homais) — Et bien sûr, la plupart des ouvrages de Michel Homais, dont Le Crépuscule d’une idole — L’affabulation freudienne, à paraître chez Grasset, vers le 21 avril.
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