mercredi 10 septembre 2008

Après 1830


Dans un monde où plus des cinq sixièmes des gens sont des gredins, des fous ou des imbéciles, les autres sont contraints de vivre à l'écart, surtout s'ils sont très différents, et, plus la distance sera grande, mieux cela vaudra. On doit se pénétrer de l'idée que le monde est un désert et qu'on ne peut compter sur la société. Comme les murs enferment le regard qui se libère dans les près et les champs, la société enserre mon esprit, et la solitude lui rend ses dimensions. Pour Giodano Bruno, celui qui cherche la vérité et la trouve cesse d'appartenir au vulgaire, au trivial, au peuple pour devenir un sauvage, tel le cerf ou l'erite du désert. Et tous ceux qui ont aspiré ici-bas à une vie d'une essence supérieure proclament d'une seule voix: Ecce elongavi fugiens et mansi in solitudine [Voici que je me suis éloigné en fuyant et suis resté dans la solitude]. Car à s'occuper des choses divines ils sont morts pour les masses (Opere, da A. Wagner, vol. II, p.408). Kleist ne dit rien d'autre et Schiller l'appuie: 
L'homme vrai doit s'éloigner des hommes.

Dans un monde aussi commun, celui qui ne l'est pas n'a qu'une solution: s'isoler, et il le fait effectivement. Plus on peut échapper à la société, mieux on se trouve. Même quand on est affamé on ne touche pas à une herbe vénéneuse, voire simplement non comestible: ce devrait être la maxime de celui qui veut entrer en contact avec les hommes tels qu'ils sont. C'est donc un grand bonheur, fort rare, de posséder en soi assez de richesse pour surmonter le dégoût de soi-même et l'ennui sans chercher la compagnie des hommes, dont le doux et noble Pétrarque écrit: Non enim vile tantummodo foedumque, sed (quod invitus dico, quodque utinam non tam late notum experientia fecisset, assidueque faceret) perniciosum quoque, varium et infidum et anceps et ferox et cruentum animal est homo! (De vita solitaria, praefat.) [En effet, non seulement c'est un animal vil et hideux - je le dis à regret; et j'eusse que l'expérience ne m'eût pas donné et ne m'en donne pas continuellement une si vaste connaissance - mais aussi dangereux, inconstant, déloyal, équivoque, féroce et sanguinaire que l'homme! (Sur la vie solitaire, préface)]

Arthur Shopenhauer, A soi-même, trad. de l'allemand par Guy Fillion, Cahors: L'anabase.

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