mardi 4 décembre 2012

Les conditions de l’homme moderne

Hannah Arendt et la question de la modernité

“Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, 
c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire.” 

Qu’est-ce qui caractérise la modernité ? C’est le fait d’avoir mis les hommes au travail, au détriment de toute autre forme d’activité. Voilà résumée la pensée directrice de Condition de l’homme moderne, publié en 1958. Hannah Arendt y opère la distinction fondamentale entre trois activités humaines : le travail, l’œuvre et l’action. Le travail, destiné à assurer la simple conservation de la vie, n’est pas spécifique aux hommes mais est commun à tout le règne animal. L’œuvre en revanche, parce qu’elle fournit un « monde artificiel d’objets » est une activité proprement humaine. Poètes, bâtisseurs ou artisans produisent des œuvres qui scellent leur appartenance au monde. L’action politique, ultime degré de la trilogie arendtienne de la vita activa, est la « seule activité qui mette directement en rapport les hommes », car elle implique de s’extraire du confort de la vie privée, de s’exposer et de se confronter aux autres en public. Dans la Grèce antique, la frontière était très marquée entre la sphère privée des femmes et des esclaves, et le domaine public, réservé aux hommes. Pour Arendt, l’avènement de la modernité dissout cette démarcation entre public et privé et provoque la confusion des genres : le travail y est alors élevé au rang d’activité publique et l’espace politique est envahi par des problématiques sociales, où une catégorie sociale spécifique – la bourgeoisie essentiellement – défend ses intérêts privés. 


Que les affaires sociales ne relèvent pas, pour Arendt, à proprement parler de l’action politique n’est pas sans poser problème à plusieurs de ses commentateurs. Ainsi, sa vieille amie Mary McCarthy lui demande : « Au fond, qu’est-ce que quelqu’un est supposé faire sur la scène publique, dans l’espace public, s’il ne s’occupe pas du social ? Ce qui veut dire : qu’est-ce qui reste ? (…) Il ne reste que les guerres et les discours. Mais les discours ne peuvent pas être simplement des discours. Ils doivent être des discours sur quelque chose. » Pour Arendt, la vertu première de l’action politique que ne possède pas le social, c’est la délibération, véritable expression de la pluralité des opinions. Les questions sociales répriment selon elle la diversité des points de vue, en ce qu’elles se situent bien souvent au-dessus de toute discussion. Parce qu’il est indiscutable que tous les hommes ont besoin d’un logement, cette question sociale n’appelle aucune délibération politique et n’attend qu’une solution comptable. 

Mais plus encore que le social, c’est le travail qui grignote la sphère de l’action politique pour Arendt. En déniant au travail l’expression de l’humanité des hommes, Arendt s’oppose fermement aux théories marxistes. Ces dernières placent dans le travail des qualités qu’Arendt ne concède qu’à l’œuvre : l’édification d’un monde humain. Le travail, pour Arendt, ne produit que des biens périssables et consommables. Produits en abondance, ils n’en deviennent pas moins éphémères pour autant : la cadence de consommation est alors accélérée, détruisant les objets à mesure qu’ils sont produits. La permanence et la stabilité des objets et du monde s’en trouvent menacées : pour Arendt, «  le danger est qu’une telle société, éblouie par l’abondance de sa fécondité, prise dans le fonctionnement béat d’un processus sans fin, ne soit plus capable de reconnaître sa futilité ».


Céline Bagault (Sciences Humaines)

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