RSLN : Que représente le développement de l’open data dans la grande aventure du numérique ?
Bernard Stiegler : C’est l’aboutissement d’une
rupture majeure déjà largement entamée, et qui n’a rien à voir avec les
précédentes. Toutes les technologies monopolisées par l’industrie de la
culture, au sens large du terme, pendant un siècle, sont en train de
passer entre les mains des citoyens.
C’est un événement d’une ampleur comparable à l’apparition de l’alphabet qui, comme technique de publication, c’est à dire de rendu public, est au fondement de la res publica, tout comme à ce qui s’est déroulé après Gutenberg et la Réforme, généralisant l’accès à l’écriture imprimée et au savoir.
À présent, toutes les activités industrielles, culturelles et
scientifiques laissent désormais une trace numérique que chacun peut
exploiter grâce à des outils de plus en plus accessibles. Il s’agit d’un
enjeu plus que majeur : c’est un changement d’époque. Et pour penser le
phénomène d’open data qui est en un aspect singulier, il faut réfléchir aux métadonnées : ce sont elles qui rendent les données actives.
RSLN : L’Open data n’est qu’un maillon de cette révolution…
Bernard Stiegler : Chacun d’entre nous
non seulement utilise désormais les outils numériques, mais participe à
travers leurs pratiques à la production des métadonnées. Or, les
métadonnées jouent un rôle déterminant dans les destin humain depuis la
protohistoire : on a découvert aux XIXè et XXè siècles des tablettes
d’argile couvertes d’écriture cunéiforme qui décrivaient le contenu
d’autres tablettes – ce sont les premiers systèmes d’indexation connus :
les premières métadonnées.
Celui qui maitrise la production des métadonnées a un pouvoir sur
la mémoire collective : il peut conditionner les débats publics et les
apprentissages. Avec le numérique, cette production qui était autrefois top down devient bottom up,
ce qui modifie la production et la diffusion des savoirs, qui n’est
plus l’apanage des seuls pouvoirs constitués (politiques, religieux,
industriels…) – l ’exemple typique de ce transfert étant Wikipédia.
Bien sûr, le mouvement est très désordonné et encore peu analysé,
outre que, si certains créent des métadonnées de façon consciente,
beaucoup le font sans s’en rendre compte via les cookies qui se « déposent » dans leurs ordinateurs ou en s’auto-indexant sur le web via Facebook ou sur leurs blogs.
Des idéologies différentes
RSLN : Comment ce désordre peut-il devenir vertueux ?
Bernard Stiegler : Le dessin de la société de
demain dépendra de la prise conscience de l’importance de ce phénomène.
Si elle est insuffisante, nous nous exposons à une véritable
robotisation de la société, dont seuls quelques-uns auront la maitrise.
Il faut donc absolument en délibérer de façon publique et raisonnée.
C’est dans le contexte de cette nouvelle possibilité démocratique que l’open data vient
s’inscrire. Quantité de pouvoirs détiennent des données qu’ils ne
veulent pas abandonner parce que leur pouvoir même repose sur cette
rétention de l’information. En même temps, nous savons que le secret
peut être nécessaire – qu’il s’agisse de celui qui protège la vie
privée, ou de celui qui permet d’éviter la guerre, et qui inscrit dans
le temps réel de al décision un temps différé qui est aussi celui de la
réflexion.
Reste que la démocratie est toujours liée à un processus de
publication – c’est à dire de rendu public – qui rend possible un espace
public : alphabet, imprimerie, audiovisuel, numérique. La critique
avancée par Platon de l’usage de l’écriture par les Sophistes nous
montre que cela comporte aussi bien des dangers.
C’est à une refondation totale de la chose publique qu’il va
falloir procéder – et ici, il ne faut pas laisser ce devenir se produire
à la seule initiative du monde économique, c’est à dire des seuls
intérêts privés, dont la crise économique nous montre qu’ils ne
coïncident jamais avec le bien public.
RSLN : Le mouvement Open data naissant semble néanmoins
répondre à des objectifs et même des idéologies parfois très différentes
?
Bernard Stiegler : C’est vrai. Ainsi, pour Barack
Obama et Al Gore qui le conseille, il s’agit sans doute de reconstituer
un pouvoir critique inspiré des Lumières et des « pères fondateurs »
contre l’hégémonie des industries culturelles.
Alors que dans l’esprit du néo-libéral David Cameron en
Grande-Bretagne, l’objectif consiste plutôt à court-circuiter les
services publics.
RSLN : Justement, le développement de l’Open data peut-il
résister aux exigences de rentabilité qui ne sont pas évidentes à court
terme ?
Bernard Stiegler : Je défends le modèle de
l’économie de la contribution, qui prend en compte ce que les
économistes appellent des externalités positives, où il s’agit de
valoriser des activités qui sont exercées en dehors du marché, et qui
procèdent aussi du développement de l'empowerment, au sens où en parle Amartya Sen. Pendant la période du baby boom,
le travail d’éducation de la mère qui s’exerçait en dehors de la sphère
économique était parfaitement pris en considération – et je ne crois
pas que l’on puisse monétariser cette activité en en faisant du «
service ».
L’intelligence collective est devenue la principale valeur
économique. Les meilleures idées naissent dans ces terreaux fertiles et
ces savoirs communs qui n’ont généralement pas de modèle immédiatement
rentable et relèvent de la « pollinisaiton ».
Le résultat est beaucoup plus intéressant que ce que peuvent nous
imposer l’Etat jacobin ou les grandes entreprises, dont l’intelligence
devrait être de se mettre au service de la valorisation de toutes ces
nouvelles plantes en germe. Le rôle de la puissance publique est, sans
doute dans le cadre de partenariats public-privé, de favoriser la
création d’espaces capables de favoriser ces processus de valorisation.
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