Par Hubert Guillaud,
le 07/10/08,
Retour sur quelques présentations des Entretiens du Nouveau Monde industriel qui se sont tenu les 3 et 4 octobre à Beaubourg.
“Ce que l’on appelle les réseaux sociaux touche au corps de ce qui constitue le social”, explique le philosophe Bernard Stiegler, directeur de l’Institut de recherche et d’innovation (IRI) du Centre Pompidou et cofondateur de l’association Ars Industrialis. Pour Aristote, ce sont les amis (la philia) qui fondent la base du social, comme dans Facebook, s’amuse le philosophe. “L’amitié est ce qu’il y a de plus nécessaire pour vivre”, dit Aristote dans L’Ethique à Nicomaque. La philia (qui désigne l’amitié, l’amour) est le “bien le plus précieux qui soit”
pour les individus, mais aussi pour les sociétés, car elle en constitue
le principe même, en tant que pouvoir de liaison capable de former des
solidarités qui constituent le socle des trames relationnelles.
Mais, les technologies relationnelles avancées que constituent les
systèmes sociaux numériques transforment les réseaux sociaux qui leur
préexistaient. Par exemple, sur Facebook, on décrit d’abord son réseau
d’ami en le déclarant et donc en effectuant une sélection entre nos
connaissances, qui n’est pas sans incidence puisque nos amis eux-mêmes
voient le résultat de notre sélection. “Les amis” sont la marque de la
procédure relationnelle qu’impose Facebook. Sur Facebook : on déclare,
on formalise et on publie (on rend public) ses amitiés. Bien sûr, la
déclaration publique de l’amitié a une valeur performative qu’on
pourrait critiquer, puisqu’elle oblige la relation alors que l’amitié ne
se nourrit pas nécessairement de formalisme ni de publicité. Quoique. “Peut-être y a-t-il toujours une déclaration publique de l’amitié ?”, se demande le philosophe, même si cette publicité est intime, relative, personnelle et informelle.
Reste à comprendre si ces technologies ne détruisent pas le social tout
en le formalisant ? En effet, de tels dispositifs permettent d’appliquer
des capacités de calcul à l’existence, au risque de détruire ce qui la
constitue. En même temps, c’est à partir de ces mêmes calculs que sont
nées les premières recherches sur les Social Networks ou celles
de Claude Levi-Strauss. Finalement, le droit ne fait rien d’autre en
formalisant des règles sociales. La Cité comme la Nation ne
reposent-elles pas sur une technologie de déclaration des relations
formalisée par l’écriture, l’Etat-Civil ?
Si l’écriture est un régime d’individuation – c’est-à-dire un
processus par lequel un individu se constitue comme tel, en se
différenciant de tout autre individu – qui renforce les liens sociaux,
elle peut aussi conduire à un processus de soumission et à un processus
de désindividuation. Michel Foucault, en examinant la société
disciplinaire, expliquait comment l’écriture consistait justement à
fixer les caractéristiques des individus : “L’examen fait entrer l’individualité dans un champ documentaire”, expliquait-il dans Surveiller et Punir.
Pour Stiegler, la grande question n’est pas tant celle du contrôle
policier de nos profils et de nos réseaux, que celle de leur utilisation
marketing qui risque de nous conduire à une servitude assistée par
ordinateur – ce qu’il appelle le “psycho-socio pouvoir”, pour désigner
les techniques de la culture et de la cognition comme techniques de
manipulation de l’esprit. Les réseaux sociaux ne se réduisent pas à la
police ni au marketing, prévient-il, et il ne faut diaboliser ni l’un ni
l’autre, car nous avons besoin des deux. Force est de constater que les
processus de grammatisation sont en oeuvre. La grammatisation, c’est un
processus de formalisation et de discrétisation qui isolent un geste,
une pensée ou autre pour les retranscrire en les rematérialisant
autrement. Par exemple, on peut dupliquer, en l’abstrayant de sa
provenance initiale, la voix – qui correspond au départ à un certain
état du corps et à la manière dont les organes qui le composent
communiquent et s’agencent entre eux -, en la matérialisant sous une
autre forme, numériquement. Les sites sociaux rendent possibles les
opérations de calcul et de contrôle et facilitent de ce fait la
grammatisation de nos actions. “Comme tous les processus de grammatisation, les réseaux sociaux sont pharmacologiques” : c’est-à-dire qu’ils sont à la fois le poison et son remède.
“Inventer l’avenir des réseaux sociaux, dans et avec les réseaux sociaux”
C’est peut-être cette question qu’il faut creuser, explique alors le
philosophe en proposant un programme de recherche sur la
transindividuation des réseaux sociaux, c’est-à-dire sur le croisement
de l’individuation psychique, collective et technique. “Les réseaux
sociaux sont aujourd’hui vécus comme un poison avant d’être un remède.
Or, il s’agit d’inventer l’avenir des réseaux sociaux, dans et avec les
réseaux sociaux”. C’est-à-dire de les comprendre suffisamment pour savoir s’ils peuvent nous permettre de mieux nous comprendre.
De nouvelles civilisations industrielles se font jour avec leurs
nouvelles catastrophes : psychiques, sociales et individuelles. La
famille, l’école, la citoyenneté, les relations de voisinage se délitent
du fait des excès des psychopouvoirs (que sont les médias, le
capitalisme culturel…) qui conduisent à une forme de désindividuation
psychologique et collective. La destruction des relations
intergénérationnelles, la capture de l’attention psychique et sociale
par les industries culturelles sont la marque de la mutation des
techniques de formation et de captation de l’attention. Les réseaux
sociaux participent de ce qui créé des processus de destruction du
social, mais sont aussi la seule voie pour développer de nouvelles
formes de construction du social.
Facebook et autres sont des réseaux non sociaux qui viennent suppléer
le manque de relation sociale, comme les jeux viennent suppléer le
manque de relations individuelles. La corrosion des liens traditionnels
(comme les liens familiaux, mais aussi les formes de relation de notre
vie quotidienne qui fondent la civilité ou l’urbanité, c’est-à-dire la
civilisation que nous partageons) explique en partie, pour Bernard
Stiegler, le succès des réseaux sociaux auprès des adolescents. Ce
constat porte en soi une bonne nouvelle. Ils montrent que la jeunesse
veut s’individuer, échanger, et pas seulement consommer, comme le montre
l’essor des systèmes P2P. Les espaces publics que forment les réseaux
sociaux technologiques permettent aussi de rompre avec les réseaux
télévisuels. L’adolescent veut développer son propre réseau social et
relationnel.
Mais les réseaux socio-technologiques ne suffisent pas à construire
les groupes sociaux : il faut réfléchir à l’agencement des réseaux
socio-technologiques avec les groupes sociaux existants en dehors du
numérique. Le philosophe ne doute pas que la grammatisation des réseaux
socio-technologiques va intégrer peu à peu tous les réseaux sociaux. Les
adultes doivent regarder avec responsabilité le développement de ces
réseaux et y participer, invite-t-il. Ce n’est qu’en permettant aux
générations de s’y croiser que nous arriverons peut-être à subvertir les
phénomènes de désindividuation qui y ont cours.
1 commentaire:
La meuse (France) : la brigade de Fresnes-en-Woëvre est contactée par une jeune femme très inquiète pour un de ses amis. Celui-ci vient de lui dire « adieu » sur le réseau social Facebook et l’a supprimée de ses contacts. Elle tente de le joindre par téléphone : aucune nouvelle… Elle pense qu’il est peut-être en train de faire une grosse bêtise. Les militaires interviennent chez cet habitant de Bouligny, accompagnés des pompiers. L’homme allait bien, il avait juste décidé de faire le tri dans ses amis…
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