lundi 13 août 2012

Le nouvel esprit du capitalisme Luc Boltanski et Eve Chiapello

Eric Barbo, Alternatives Economiques. Novembre 2005.

Résumé

Ou comment le capitalisme est en train de tourner la page du fordisme au profit d'une organisation en réseau, génératrice pour certains d'une plus grande liberté au travail, pour d'autres d'une plus grande précarité, et pour tous d'un asservissement accru à l'entreprise. Un livre épais, mais important.
 
Commentaire critique
 
Depuis une dizaine d'années, Luc Boltanski élabore une "sociologie morale" de l'action, qui étudie les valeurs et la construction des arguments mobilisés par les acteurs au cours d'épreuves ou de conflits, qu'ils soient professionnels ou politiques. Dans Le nouvel esprit du capitalisme, et à la suite de Max Weber, Luc Boltanski, avec Eve Chiapello, chercheuse à HEC, montre que ce sont les valeurs dominantes du capitalisme, des années 60 à aujourd'hui, et leur influence sur les décideurs qui ont permis à ce dernier d'assurer constamment sa légitimité auprès de la société, de désarmer les critiques de ses adversaires et de renouveler la nécessaire motivation des cadres.

Les auteurs rappellent les deux formes de critique du capitalisme, depuis ses origines: la critique "sociale" lutte contre la misère et les inégalités dues à l'égoïsme des intérêts particuliers; la critique "artiste" dénonce, quant à elle, l'inauthenticité de la société marchande et l'étouffement des capacités créatives de l'individu. Afin de dépasser les oppositions qui s'étaient développées après mai 68 face au capitalisme monopolistique et bureaucratique, les consultants en management et les dirigeants d'entreprise ont habilement récupéré les thèmes de la critique artiste, et imposé le réseau comme modèle emblématique d'un capitalisme… libertaire.
Le cadre devient de préférence un manager, ou mieux un coach, mobilisant chacun des salariés à tous les niveaux, dans des structures légères et innovantes. L'intuition créatrice est réhabilitée. La carrière devient une succession continue de projets, qui augmentent à chaque fois l'employabilité du salarié. Celui-ci se doit d'être mobile, enthousiaste, flexible, disponible, convivial, charismatique. Les auteurs voient même dans ce modèle de quoi constituer un véritable univers idéologique, un registre d'action en plus des "cités" déjà établies dans La justification: les économies de la grandeur (1991): il s'agit ici de la "cité par projets".

Celle-ci a pour objectif la création continue de réseaux informels et de profits qui peuvent en être tirés, en s'appuyant sur des investissements essentiellement immatériels (temps, capital social, capital humain personnel). L'externalisation des contrats de travail et des coûts (y compris sociaux), l'intensification des contraintes par la flexibilité et la précarisation généralisée sont les piliers de l'exploitation des "immobiles" (ouvriers, bassins d'emploi, nations) par les "mobiles" (marchés financiers, multinationales, voire consommateurs).

La sociologie de Boltanski et de Chiapello s'inspire à la fois de la tradition compréhensive germano-américaine (Max Weber, Georg Simmel, interactionnisme symbolique…) et de la nouvelle socioéconomie de l'innovation (Michel Callon, Bruno Latour, Laurent Thévenot, etc.). Le nouvel esprit du capitalisme appartient au genre de la "grande théorie" et peut dérouter par l'abstraction et la complexité de ses concepts et de ses analyses. Mais, à trop vouloir se démarquer à la fois de la "sociologie du soupçon" de son ancien compagnon, Pierre Bourdieu, et d'un relativisme dans l'air du temps, Boltanski a tendance à négliger des phénomènes importants tels que la domination ou la violence, symbolique ou non. A ces réserves près, Le nouvel esprit du capitalisme représente une somme particulièrement riche et cohérente.

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