Par Pierre Assouline, La république des livres
Quel
pataquès ! Il est vrai que cela se passe entre Aix et Marseille. Avec
prise d’otage à la clé : un certain Albert Camus serait retenu pour une
exposition commandée, puis décommandée et enfin recommandée. Sa
libération est prévue pour l’automne 2013. En principe car tout peut
encore arriver. Reprenons pour y voir clair.
Il y a trois ans, Bernard Latarjet, alors patron de MP 13 (non, ce
n’est pas un groupe de rap), sigle de « Marseille-Provence 2013,
capitale européenne de la culture », lance le projet d’une grande
exposition consacrée à Albert Camus, icône méditerranéenne qui s’impose
d’elle-même, d’autant que cela coïncide avec le centenaire de sa
naissance ; mais pour se démarquer de celles déjà organisées pour le
cinquantenaire de sa disparition, il fait le choix d’en confier le
commissariat non à un spécialiste de l’œuvre, non plus qu’à un biographe
de l’écrivain, mais à un historien de la guerre d’Algérie, Benjamin
Stora. Celui-ci, qui n'est ni camusologue ni camusolâtre mais simplement
camusien, remet un scénario à la fin d’octobre 2010, lequel est validé
un mois après tant par les organisateurs que par Catherine Camus, fille
de l’écrivain et son ayant-droit. L’exposition devant se dérouler à la
Cité du livre d’Aix-en-Provence, ville qui a tardivement adhéré à MP 13,
une réunion d’étape se tient en sa mairie en juin 2011. « Ce fut glacial et j’en suis ressorti furieux tant on sentait la mauvaise volonté »
se souvient Benjamin Stora. Sept mois plus tard, une liste de documents
est transmise à Catherine Camus. Et il y a deux mois, Jean-François
Chougnet, nouveau patron de MP13, prend la responsabilité de tout
arrêter : « Nous avons renoncé par impuissance à mettre d’accord le commissaire, l’ayant droit et la ville d’Aix ».
Ainsi, pendant trois ans, des énergies auront été mobilisées, du
travail aura été effectué, un budget aura été dépensé pour rien. « Un vrai gâchis ».
Inutile d’attribuer ce constat d’échec à l’un ou l’autre des
protagonistes de cette affaire car ils sont au moins unanimes sur ce
point. Entre temps, les esprits se sont échauffés, surtout à Aix, ville
qui compte 40 000 pieds-noirs sur 140 000 habitants. C’est peu dire que
Benjamin Stora n’est pas leur historien préféré et que le vote des
rapatriés aux législatives n’est pas négligeable. Les pressions exercées
sur une mairie étant par nature discrètes sinon secrètes, on n’en saura
pas davantage. » Je ne suis pas un nostalgique de l’Algérie
française, ça, c’est clair. Mais j’ai été choqué que le parti socialiste
d’Aix-Marseille ne réagisse pas. Ne me sentant pas défendu, j’ai jeté
l’éponge » avoue Benjamin Stora. Au moins son infortune lui aura
appris que, contrairement à ce qu’il pensait, Camus est un sujet
brûlant, aux antipodes de l’image consensuelle qu’il renvoie. Toujours
controversé en Algérie pour n’avoir pas été indépendantiste, détourné en
France par ceux qui veulent en faire un colonial, il était certes
engagé mais trop viscéralement camusien pour être récupéré : « C’était
un libéral, comme Jacques Chevallier, l'ancien maire d'Alger; il était
trop engagé pour être consensuel; mais dans la radicalité de la guerre
des mémoires, il n’a pas sa place » reconnaît non sans amertume
l’historien, « blessé »
par l’épilogue de ce grand projet d’exposition qui a tourné court faute
de désir. Comme toujours, en pareil cas, on cherche un responsable.
« On » essaya de faire porter le chapeau à Catherine Camus : « Comme si j’avais le pouvoir d’annuler une telle entreprise alors que je n’étais même pas décisionnaire ! s’indigne-t-elle.
C’est d’autant plus absurde, et violent avec les lettres d’insultes
anonymes, que depuis trente deux ans, je ne cesse d’encourager des
expositions sur mon père. » Elle aussi aura travaillé trois ans
pour rien, MP 13 l’ayant même présenté comme sa conseillère scientifique
alors qu’elle dit ne l’avoir jamais été. Elle n’avait pas caché sa
crainte que l’exposition ne fasse de Camus un écrivain régionaliste, en
insistant trop sur l’Algérie, même si elle a l’habitude, depuis le
temps, de voir chacun s’approprier Camus. « Dites bien qu’en trente
deux ans, l’héritière n’a jamais pété un câble. Quel aurait été mon
intérêt et celui de mon père dont je protège l’œuvre ? Mais quand j’ai
reçu cette liste de documents à fournir, qui me paraissait peu
cohérente, c’était trop tard… » A Aix, du côté de l’hôtel de Ville,
on convient que ce ne fut pas toujours clair, loyal ni généreux et
qu’il y a eu une certaine volonté de laisser pourrir le projet. Ce que
dément Patrica Larnaudie, adjointe à la Culture, qui a suivi le
dossier : « Je n’ai eu et je n’ai encore aucune critique à formuler
sur le scénario de Stora. Je suis déçue que son travail ne soit pas
utilisé. Cela dit, je n'ai aucune expertise en matière d'exposition ».
Ah, cette liste et ce scénario ! Jean-François Chougnet, patron de
MP13, assure pourtant qu’elles furent l’une récusée, l’autre critiqué
avant d’être adoptée…
Le maire UMP d’Aix Maryse Joassains, qui ne s’en était pas occupé, a
été sidéré lorsqu’elle a appris l’annulation. Elle a aussitôt donné
ordre pour qu’une exposition Camus se tienne tout de même à la Cité du
livre à l’automne 2013, avec un budget plus réduit (entre 300 et 500 000
euros), un thème plus fédérateur sous un titre emprunté dès le projet
de départ par Benjamin Stora à Jean Daniel « Albert Camus, cet étranger
qui nous ressemble » et… un autre commissaire en la personne du
philosophe Michel Onfray, auteur d’un récent L’ordre libertaire. La vie philosophique d’Albert Camus. Catherine Camus se réjouit de ce choix « car il connaît le sujet ». Quant à l’intéressé, s’il confirme avoir bien été sollicité à ce sujet par « un responsable de la culture non élu d’Aix » et par un responsable « à qui j’ai dit mon intérêt mon m’occuper de cette expo » à une terrasse de café à Nice après une conférence, il n’a plus reçu de nouvelles depuis ; et « comme je ne suis pas du genre à demander », on ne peut pas dire qu’il a accepté… Pataquaix en perspective ?
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