lundi 9 juillet 2012

Sur le "r" français

Petite merveille de Pierre Assouline, issue de son blog: "La République des livres", 17 Juin 2012.

"Petits échos de l’Académie frrrrrrrrrrrrançaise"

Contrairement à une idée reçue (institutions, troisième âge, somnolence et ronflements garantis), on ne perd jamais son temps à lire les discours de réception de l’Académie française – à défaut de les subir en direct. D’abord ils sont souvent bien écrits car l’auteur y passe un temps fou, des mois parfois, y mettant un soin tout particulier eu égard aux circonstances. Ensuite il arrive qu’on y apprenne des choses car certains hommages sont précédés d’une véritable enquête. Lors de la plus récente intronisation en date jeudi dernier, deux détails m’ont frappé.
Dans le discours de Jean-Christophe Rufin accueillant Amin Maalouf, ceci :
« La matière riche des chroniques arabes vous incite tout naturellement à passer au roman. Léon l’Africain, personnage inventé pendant vos recherches, est un grand voyageur d’Orient auquel vous vous identifiez sans difficulté. Vous reconstituez son parcours et vous lui donnez vie dans un texte d’une grande unité stylistique. »
Ce qui frappe, c’est le verbe « inventer ». Eu égard à la tonalité d’ensemble du texte, il ne s’agit pas d’une licence poétique ; il veut bien dire ce qu’il dit : « sorti de l’imagination ». A la limite, « réinventer » eut convenu. Mais « inventer » ? Autant qu’il nous en souvienne, Léon l’Africain a existé. De son vrai nom Hassan al-Wazzan, c’était un diplomate et explorateur né en 1488 à Grenade et mort vers 1548. Adopté, catéchisé et baptisé après un certain nombre d’aventures par le pape Léon X, il devint Jean-Léon de Médicis dit Léon l’Africain, et publia l’ouvrage fondamental Description de l’Afrique. Amin Maalouf s’est emparé de sa vraie vie et a comblé les blancs pour écrire ce qui s’appelle très précisément un roman historique. Et l’historienne Nathalie Zemon-Davis lui a consacré une biographie de référence (Un voyageur entre deux mondes, Payot, 2007). Le plus curieux est que, les discours étant soigneusement relus, nul ne l’ait relevé.
Le second détail est frappant pour d’autres raisons : il rappelle une vérité bien oubliée des Français. Il se trouve au début de l’éloge de Claude Lévi-Strauss par Amin Maalouf :
«  (…) dans cette solennité, en faisant résonner mon accent. Après les roulements de tambours, les roulements de langue ! Cet accent, vous ne l’entendez pas souvent dans cette enceinte. Ou, pour être précis, vous ne l’entendez plus. Car, vous le savez, ce léger roulement qui, dans la France d’aujourd’hui, tend à disparaître a longtemps été la norme. N’est-ce pas ainsi que s’exprimaient La Bruyère, Racine et Richelieu, Louis XIII et Louis XIV, Mazarin bien sûr, et avant eux, avant l’Académie, Rabelais, Ronsard et Rutebeuf ? Ce roulement ne vous vient donc pas du Liban, il vous en revient. Mes ancêtres ne l’ont pas inventé, ils l’ont seulement conservé, pour l’avoir entendu de la bouche de vos ancêtres, et quelquefois aussi sur la langue de vos prédécesseurs…. »
Ce qui ne va pas toujours de soi si l’on en juge par les polémiques déclenchées par le parti pris théâtral d’Eugène Green, et par la merveilleuse représentation des Femmes savantes dans leur authenticité baroque. Rappelez-vous le maître de philosophie dans Le Bourgeois gentilhomme : il enseignait l’art de rouler les « r » en s’inspirant du latin, dit « r apical » car il convenait de rapprocher la pointe (ou apex) de la langue des alvéoles supérieurs. Pour ce qui est des aventures de l’archiphonème « r » aux XVII, XVIIIe et XIXème, à Paris et dans les provinces, qu’il s’agisse du « r » dit uvulaire ou du « r » dorso-vélaire (bon dimanche les linguistes !), je vous suggère d’aller voir par ici. Dommage qu’il n’y ait rien sur la mode du roulement des « r » chez les chanteurs à tropisme tinorossien, tendance qui fit des ravages dans l’entre-deux-guerres. Chez les chanteurs d’opéra, c’est une technique qui permet au souffle du chanteur de circuler dans la colonne d’air avec davantage de fluidité. Même si elle reconnaissait que certains en abusaient pour faire de l’effet, Maria Callas assurait que dans les arias de Norma, il était impossible de s’en passer. En défendant haut et fort son accent parfois moqué, et en le replaçant dans une longue tradition française, le libanais Amin Maalouf adressait ainsi un clin d’œil amical à celui de l’argentin Hector Bianciotti. Deux académiciens qui, à leur manière, illustraient le dicton en vertu duquel un émigré, c’est quelqu’un qui a tout perdu sauf l’accent.

(Dessin de Nicolas Vial)

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