Par Anaïs Gerbaud, Politis.fr
Très contesté, décrit comme un outil de fichage généralisé, le Fichier national automatisé des empreintes génétiques (Fnaeg) pourrait devenir anticonstitutionnel.
Très contesté, décrit comme un outil de fichage généralisé, le Fichier national automatisé des empreintes génétiques (Fnaeg) pourrait devenir anticonstitutionnel.
Environ 2 millions de Français ont leur empreinte génétique dans les tiroirs du Fnaeg. Créé en 1998 par la loi Guigou
pour identifier les criminels sexuels récidivistes, ce fichier a été
étendu en 2003 aux personnes soupçonnées de délit, lorsque des « indices
graves et concordants » sont identifiés. La Cour de cassation doit
statuer le 11 juillet sur quatre questions prioritaires de
constitutionnalité (QPC) déposées par des avocats de militants ayant
refusé le prélèvement de leur empreinte ADN, dans des affaires jugées en
correctionnelle. Sa décision de les renvoyer ou non devant le Conseil
constitutionnel pourrait relancer le débat sur le fichage ADN.
Un ADN moins neutre qu’on ne le pense
Plusieurs militants ont déjà été jugés ou sont en attente de l’être pour avoir refusé de donner leur ADN, comme des activistes antipub, ou le cégétiste et ex-Conti Xavier Mathieu, condamné
le 3 février 2012 par la cour d’appel d’Amiens à 1 200 euros d’amende
(lire notre reportage). Mais le débat reste toujours aussi vif, car de
nouveaux arguments scientifiques plaident en faveur des QPC.
Xavier Mathieu
Photo : Michel Soudais
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En 1998, lorsque la loi a été rédigée, les généticiens étaient
unanimes : les segments-parties de l’ADN, prélevés par les officiers de
police, étaient « non-codants » : ils ne révélaient aucune autre donnée
que le sexe et la singularité de l’individu, utile à la justice. De quoi
rassurer les parlementaires lors du vote.
Or, ces segments livrent beaucoup plus d’informations qu’on ne le pensait, avertit aujourd’hui une généticienne de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), Catherine Bourgain. « En
2010, une équipe de chercheurs internationale a développé un logiciel
pour déterminer l’origine géographique à partir de ces mêmes segments
d’ADN. Dans 86 % des cas, la réponse du logiciel est exacte, explique la chercheuse, qui est aussi secrétaire de la Fondation sciences citoyennes. Un autre article italien a établi un lien entre un des segments et la pseudokaliémie, une maladie rare. »
Dans leur rapport de QPC, les avocats estiment notamment que la loi
ne prévoit aucune garantie que les données « codantes » seront
supprimées du fichier. En 1999, la Commission nationale de
l’informatique et des libertés (Cnil) rendait un avis favorable sur le
Fnaeg, à condition de prélever des segments « ne permettant pas de déterminer les caractéristiques organiques, physiologiques ou morphologiques des personnes concernées ».
« À partir du moment où ce n’est plus le cas, le Fnaeg est
contraire au droit européen et à la Déclaration des droits de l’homme »,
assure Jean-Claude Vitran, responsable du groupe informatique et
libertés à la Ligue des droits de l’homme (LDH). Ce qui ferait du Fnaeg
un dispositif potentiellement anticonstitutionnel.
Mais ces arguments accablants pourraient être insuffisants pour faire
flancher la Cour de cassation. Le 19 juin, l’instance a déjà rejeté un
ensemble de QPC très similaires, estimant que le débat sur la nature des
segments prélevés en fonction des avancées scientifiques devait être
tranché par voie réglementaire. Ces QPC avaient été déposées par l’avocat de Xavier Renou,
le leader des Désobéissants. En mars, le militant comparaissait devant
le tribunal de Senlis pour avoir refusé un prélèvement ADN qui lui avait
été imposé en 2011, à la suite d’une condamnation de trois mois deprison avec sursis pour avoir jeté de la peinture sur l’ancien ministre Hubert Védrine. « Je suis un désobéissant, pas un délinquant ou un violeur », justifie Xavier Renou. « Il est extrêmement dangereux qu’un État, même démocratique, détienne autant de données intimes et intrusives », juge le militant.
S’il voit les QPC comme « un bon moyen d’alerter la société sur les dangers de ce fichier », le désobéissant « n’attend rien du Conseil constitutionnel, beaucoup trop dépendant du pouvoir politique ».
« Une logique d’alimentation »
L’empreinte est conservée pendant quarante ans pour les crimes,
vingt-cinq ans pour les autres délits. L’ADN peut faire l’objet d’un « rapprochement » avec des données d’autres affaires, lorsque les soupçons sont faibles, ou d’un « enregistrement » au fichier des empreintes. Dans les faits, « je pense qu’ils cochent très souvent la deuxième case », avance Matthieu Bonduelle, président du Syndicat de la magistrature. Parmi les personnes fichées, « le taux de suspects est anormalement élevé, de 75 % », justifie-t-il. Pour le magistrat, « on est passé d’une logique d’élucidation à une logique d’alimentation » du Fnaeg.
« L’histoire du Fnaeg, c’est celle d’une expansion permanente qui
finit par rompre gravement l’équilibre nécessaire en démocratie entre
deux objectifs légitimes : la recherche des auteurs d’infractions, d’une
part, et la protection des libertés individuelles, d’autre part », jugeaient
le Syndicat de la magistrature (SM), le Syndicat des avocats de France
(SAF) et la Ligue des droits de l’homme (LDH) en novembre 2011.
Les indicateurs de performance
des politiques de sécurité 2011, établis par le ministère de
l’Intérieur, présentent d’ailleurs des objectifs chiffrés explicites :
des prélèvements ADN doivent être effectués sur 52 % des individus mis
en cause, contre 51 l’année précédente, et 55 % en 2013.
« Ce fichier est dévoyé, tance Matthieu Bonduelle. Il est nécessaire que la Cnil recense les erreurs d’enregistrement. La commission avait établi que seules 17 % des fiches étaient exactes. »
L’autre voie, la Cour européenne des droits de l’homme
Ces QPC ont-elles une chance d’aboutir ? « Je suis convaincu que l’on parviendra à abroger ou à restreindre ce fichier, que ce soit au Conseil constitutionnel ou à la Cour européenne des droits de l’homme [CEDH], confie Jean-Claude Vitran. Le
Royaume-Uni a été condamné par la CEDH pour son fichier génétique, qui
compte 5 millions d’empreintes. Aujourd’hui, ce pays se pose la question
de faire machine arrière. »
En France, des faucheurs OGM ont déjà tenté ce recours. En échange de leur silence, le gouvernement leur proposait
plusieurs milliers d’euros pour annuler cette procédure. Ils ont
refusé, mais la Cour européenne a rejeté leurs requêtes pour entorse à
la confidentialité de la procédure, en raison des fuites dans la presse
concernant ces négociations avec le gouvernement.
Mais que vaut leur avis ? En 2010, le Conseil constitutionnel émettait deux réserves
concernant l’étendue des crimes et délits, ainsi que la durée de
conservation des empreintes. Aucune modification n’a été apportée à la
réglementation par la suite.
La résistance au Fnaeg passe aussi par la désinscription
La LDH, le SM, le SAF et plusieurs associations demandent au minimum
le retour à la loi de 1998. Après le rejet de la Cour de cassation, il y
a deux semaines, Xavier Renou a lancé une pétition sur le Net en ce sens, qui a recueilli plus de 2 000 signatures.
La LDH a aussi lancé une campagne
de désinscription du Fnaeg. Pour entamer cette procédure, il faut avoir
été acquitté ou bénéficié d’un non-lieu. Le parcours, qui peut prendre
plus de six mois, a de quoi décourager.
L’autre voie est celle du politique. Pendant la campagne
présidentielle, plusieurs personnalités de gauche, comme Delphine Batho
ou Benoît Hamon, se sont prononcées en la faveur des associations. Pour
l’instant, le fichier n’est utilisé qu’à visée d’investigation. « Mais,
de fait, le glissement de l’identification à celle des comportements et
donc de la personnalité apparaît comme un risque sinon comme une
inclination naturelle », prévenait le Comité consultatif national
d’éthique (CCNE) pour les sciences de la vie et de la santé en 2007.
Jusqu’où aller par souci de sécurité ? Que deviendrait ce fichier en cas
de politiques sécuritaires accrues ? Comment serait-il utilisé par un
régime fasciste ? À l’époque, le CCNE jugeait que les segments
génétiques utilisés par la police étaient « théoriquement non codants »,
alors que la science le garantissait. C’est tout l’enjeu des QPC
soumises à la Cour de cassation : jusqu’où utiliser les possibilités que
nous offre la science pour notre recherche de sécurité, lorsque ces
avancées scientifiques ne garantissent plus notre liberté ?
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