Le 5 juillet, l'Algérie fêtera le
cinquantième anniversaire de son indépendance. Dans la liesse, on ne
manquera pas d'évoquer la dure lutte qu'il fallut mener pour arracher
cette liberté à la puissance coloniale française, présente depuis plus
de cent trente ans sur le sol algérien. On rendra hommage à tous ceux
qui sont tombés pour la patrie et que commémorent, dans toutes les
communes d'Algérie,
des monuments aux martyrs. A la manière des monuments aux morts de la
Première Guerre mondiale qui avaient été érigés dans les communes de France et installés souvent au cœur des villages, rappelant l'immensité et l'universalité du sacrifice pour la défense
de la patrie, les monuments aux martyrs sont des bornes mémorielles
très présentes dans la société algérienne. Gravés parfois, dans un
premier temps, sur des monuments aux morts de l'époque coloniale,
réutilisés et continués d'une certaine manière après que les morts de
1939-1945 ont rejoint ceux de 1914-1918, les noms des Algériens "morts au champ d'honneur"
sont désormais le plus souvent inscrits sur des monuments spécifiques
autour desquels s'organisent les cérémonies commémorant de la guerre.
En France aussi, les monuments aux morts des soldats tombés en
Algérie réunissent tous les ans ceux qui maintiennent vivante leur
mémoire, évoquant le plus souvent un sacrifice dont le sens s'est perdu
avec la fin de la période coloniale. Ces "Morts pour la France" en Algérie rappellent ainsi à ceux qui veulent s'en souvenir que, pendant plusieurs années, l'ensemble des conscrits français ont été envoyés combattre, de l'autre côté de la Méditerranée, une rébellion qui contestait par les armes la légitimité du pouvoir
français. Leurs noms ont souvent été ajoutés sur les monuments aux
morts communaux, allongeant ainsi la liste des morts des deux guerres
mondiales et affirmant ainsi, sur cette rive aussi, une continuité du
sacrifice. Mais on trouve également, ici ou là, des monuments
spécifiques, évoquant seulement ceux qui sont morts en Algérie ou en Afrique du Nord.
Ni dans la mémoire des sociétés,
ni dans leur démographie et leur structure, le poids de la guerre
d'indépendance algérienne n'est semblable des deux côtés de la
Méditerranée. En France, les morts militaires purent être dénombrés avec
une grande précision tout au long du conflit et les incertitudes sont
minimes ; les pertes civiles ont été moins bien comptabilisées mais on
peut les estimer
autour de quelques milliers. Ainsi, sur une population de 46,5 millions
de Français en 1962, les pertes de la guerre font l'effet démographique
d'une égratignure, largement compensée par l'arrivée massive des
Français d'Algérie à partir du printemps 1962. Rien de tel sur le territoire où se sont déroulés les affrontements militaires : la population
civile algérienne, en particulier, a payé un lourd tribut et l'impact
démographique de la guerre sur le pays rappelle la saignée de la guerre
de 1914-1918 pour la France, quoique sur une durée plus longue.
Cette inégalité des nombres se retrouve aussi dans l'inégale capacité à identifier les morts : si l'armée française pouvait tenir le compte de ses hommes, blessés ou tués, elle ne s'attacha pas à nommer
ceux et celles qu'elle tuait. En face, le Front de Libération Nationale
n'avait ni les moyens de l'identification systématique, ni ceux de la
statistique. Même dans le cas des combattants de l'Armée de Libération Nationale, les circonstances de leur décès n'ont souvent pour seul album que la mémoire de leurs frères d'armes.
Dans les deux pays, on trouve ainsi des noms gravés sur des monuments
pour unique tombeau. Des dates imprécises se contentent de situer
vaguement la mort : souvent par une seule année, en Algérie ; en
France, par la date de la disparition, considérée comme date officielle
du décès. Ce n'est pas une guerre industrielle et broyeuse de corps,
capable de ne rendre
qu'une montre, ici, un lambeau de vêtement, là, qui est en cause, comme
sur les champs de bataille européens de 1914-1918. Ce n'est pas non
plus le recours à des bombardements aveugles massifs comme lors de la Seconde Guerre
mondiale qui explique ce flou dans lequel furent laissés les proches.
C'est, au contraire, une guerre coloniale menée avec des armes peu
technologiques – à l'exception peut-être du napalm – qui aboutit à cette
situation.
La guerre de guérilla menée par l'ALN fut une guerre de coups de main et d'actions d'éclat : il s'agissait de s'en prendre
à un ennemi, habituellement présent sur le terrain en position de
supériorité numérique écrasante, quand il se trouvait en situation de
faiblesse relative. Alors l'ALN agissait et pouvait même faire
des prisonniers : plusieurs centaines d'entre eux partagèrent la vie
extrêmement dure des maquisards algériens et trouvèrent la mort ainsi.
Des civils connurent aussi ce sort, pendant la guerre et surtout après
le cessez-le-feu dans un contexte de forte anomie. Nombreux aussi furent
les prisonniers qui disparurent sans laisser
de trace dans les mains des Français : arrêtés parce que suspectés,
combien de femmes et d'hommes moururent aux mains de leurs geôliers
devenus leurs tortionnaires ? Combien, surtout, furent liquidés dans le
cadre d'exécutions sommaires déguisées en tentative de fuite ? Combien
enfin moururent simplement pour s'être enfuis à l'arrivée d'une
patrouille dans leur village ou pour avoir
résisté à un ordre donné dans une langue encore souvent étrangère ? Si
l'impossible dénombrement témoigne en partie de difficultés
archivistiques, il indique surtout le poids accordé par l'institution
militaire française à la vie de ceux que l'on qualifiait rapidement de
suspects, si ce n'est toujours de "rebelles" ou de "hors la loi".
En tout état de cause, jamais une armée ennemie n'a tenu le compte
des morts adverses : il en fut de même en Algérie. On doit cependant rappeler
que la plus grande partie des morts n'appartenait à aucune armée : il
s'agissait de civils algériens. Il en fut de même après la guerre, quand
des civils européens disparurent dans les mains de milices armées ou
quand d'anciens auxiliaires de l'armée française furent liquidés par les
représentants du nouveau pouvoir algérien : personne n'était là pour tenir le compte précis de ces morts et pour identifier leur sépulture.
Or, en Algérie comme en France, ici comme ailleurs, comparer des nombres et estimer
le poids respectif de souffrances ramenées à des chiffres devenus
eux-mêmes mythes ne rend pas compte de la douleur individuelle et du
vide que ressentent les proches.
Les registres d'état civil sont peut-être remplis ; une date de mort
est probablement indiquée, permettant aux problèmes administratifs
afférents à une disparition d'être débloqués. Mais que peut cet écrit
administratif contre le doute profond des familles ? La parole
officielle proclame ses vertus apaisantes : elle se charge de permettre au temps de couler de nouveau et aux familles de continuer à vivre.
Mais elle repose aussi sur un déni de l'histoire. Ce que les Etats
n'ont pas su, à l'époque, est comme annulé pour toujours : les disparus
sont considérés comme morts à la date de leur disparition, leurs
derniers instants de vie – qui peuvent avoir
été des semaines, des mois voire des années – sont niés. Pourtant,
pendant ces moments, ils ont bien vécu. Ils ont peut-être pensé à leur
passé et imaginé l'avenir,
ils ont sans doute redouté le présent. Ils ont souffert et sont morts.
Peut-être les a-t-on enterrés ? Recouverts rapidement d'un peu de terre
ou mis avec plus de soin au tombeau ? Laissés à l'abandon au bord d'un
chemin ?
Assurément ces fins de vie n'eurent pas beaucoup de témoins. Ceux et celles qui aujourd'hui pourraient raconter n'ont d'ailleurs pas toujours connu le nom des individus qu'ils ont vus mourir.
Que ce soit un homme arrêté lors d'une fouille de village et mort sous
la torture, une femme courant désespérément pour échapper à
l'arrestation ou encore un combattant de l'ALN gravement blessé, laissé
en garde par ses frères d'arme dans un village de passage, ou un
prisonnier français rongé par la maladie et trop faible pour suivre le rythme des maquisards le gardant et liquidé sur le bord de la route, on ne pourrait sans doute pas les identifier
sans un immense travail de recoupement de sources. Mais tout n'est pas
dans les archives et les meilleures sources sont ici les souvenirs des
êtres humains.
Il y a cinquante ans, la page de l'Algérie française était
définitivement tournée. Une guerre de plus de sept années, dont l'enjeu
avait été la nature du pouvoir politique devant s'exercer
sur ce territoire, s'achevait avec deux pays indépendants se faisant
face. Un simple cessez-le-feu précéda la dévolution des pouvoirs mais
aucune paix ne fut signée. Depuis, aucun traité d'amitié n'a réussi à dire de manière officielle les liens importants pourtant maintenus entre les deux pays. Alors que les Etats perdureront et pourront parvenir à un tel accord dans l'avenir,
l'urgence est plus vive pour les contemporains de la guerre. C'est
maintenant non pas à l'échelle des Etats mais à celle des hommes qu'il
faut agir. Seuls ceux et celles qui ont vécu la guerre peuvent contribuer à suturer
ces plaies laissées béantes dans les familles par l'ignorance des
conditions de disparition des proches, quelle que soit la rive de la
Méditerranée.
Cinquante ans après la guerre, il est temps de parler ! Que ceux et
celles qui savent quelque chose témoignent ! Qu'il s'agisse du lieu où
furent enterrés des personnes ou des circonstances de leur décès, les
informations ne sont connues que d'un petit nombre. Anciens d'Algérie et
habitants d'Algérie, parlez ! Dites ce que vous savez, même si c'est parcellaire et incomplet, car c'est la mise en commun de toutes les informations qui seule peut faire avancer la vérité, pour tous, et contribuer à poser les bases d'une réconciliation qui ne soit pas payée au prix d'un oubli forcé.
Raphaëlle Branche, historienne, Université de Paris-1, Institut Universitaire de France.
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