Il s'excuserait presque d'avoir un beau bureau, un fauteuil de ministre
et des dorures aux murs. Jean-Luc Mélenchon, tout nouveau ministre
délégué à l'Enseignement professionnel, aimerait penser que rien ne
cloche, qu'il est à sa place dans cet hôtel particulier de la rue de
Grenelle. «Ce n'est pas mieux qu'au Sénat», se persuade-t-il. Interrogé
sur ses impressions, à la sortie de son premier Conseil des ministres,
il jette aux micros tendus: «Je suis de gauche, je viens de banlieue,
mais je suis bien élevé!» Vexé qu'on ait pu le prendre pour un plouc. Il
n'ira guère plus loin dans ses commentaires: «Je connaissais l'endroit
et je connaissais tout le monde autour de la table.» Et jure avoir
«trouvé ça drôle» lorsque Jack Lang s'emmêle les pinceaux et l'appelle
«Jean-Pierre», à deux reprises, lors de leur première conférence de
presse commune. L'animateur de la Gauche socialiste, la grande gueule de
l'opposition à Lionel Jospin au sein du PS, est entré dans le rang
gouvernemental. Il veut croire qu'il est taillé pour le rôle: «Il n'y a
pas une minute où j'aie l'impression de faire quelque chose que je n'ai
jamais fait avant», assure-t-il. Avant de balayer d'avance les
difficultés qui le guettent: «Ce n'est pas plus dur d'être dans un
gouvernement en étant en désaccord avec certaines choses que d'être dans
un groupe parlementaire et de voter pour un texte alors que l'on est
contre.» Mélenchon promet qu'il continuera à l'ouvrir. Il a d'ailleurs
commencé. La semaine dernière, il traite le Premier ministre britannique
Tony Blair de «lamentable» et de «traître au socialisme». Lionel Jospin
n'a pas apprécié. «Mon libre commentaire politique n'a pas de
signification gouvernementale», s'est expliqué, mardi devant les députés
à l'Assemblée nationale, celui qui rêve de conjuguer «radicalité et
inscription dans le réel», liberté de parole et participation au
gouvernement.
Déjà sous haute surveillance, l'ancien trotskiste
savoure sa nouvelle fonction. Il s'était déjà approché de l'entrée au
gouvernement, sans parvenir à s'y glisser. En 1997, Lionel Jospin lui
propose un secrétariat d'Etat au Logement. Le sénateur de l'Essonne
estime que la Gauche socialiste et son représentant valent mieux. Il
exige d'être à la table du Conseil des ministres et monte sur ses grands
chevaux. Jospin préfère faire sans lui. Cette occasion manquée lui
pèsera. Petite traversée du désert. Sentiment d'être «dans le ressac, de
faire du surplace, de ne plus peser sur les événements. La pire des
angoisses». A 48 ans, il a enfin décroché la récompense d'une vie
entièrement consacrée à la politique. Et estime y avoir droit.
Jean-Luc
Mélenchon se souvient d'avoir «toujours été à part». Parce que
pied-noir, fils de parents divorcés. Un père télégraphiste, «élevé à la
force du poignet», une mère institutrice à Tanger. Puis «l'acte
fondateur», 1962, le retour en métropole. Cassure d'enfance. «J'ai vécu
ça très durement, nous avons été déportés dans le pays de Caux, c'était
l'hiver le plus froid depuis longtemps, on vivait dans un grenier, on
nous appelait les "bicots".» Sa mère est mutée, la famille découvre le
Jura «avec enchantement». Le fils cadet y fait ses études de
philosophie, se marie, a une fille, attrape le virus de la politique.
Dès le lycée, il s'engage dans le mouvement soixante-huitard. Il devient
militant. A gauche, toute. «Par cette expérience radicale, charnelle,
de l'arrachement du Maroc, j'ai appris que la politique peut tout
remettre en cause. Le monde le plus stable peut tout d'un coup
disparaître. J'ai voulu me dire: "Les choses vont cesser de m'échapper,
on peut tout contrôler.» Il explique: «Le militantisme c'est
l'engagement pour des idées mais aussi un acte de construction de soi.»
La politique ne l'a pas grignoté. Elle l'a avalé d'un coup, et il s'est
laissé manger avec délectation. «Je me remplis avec la politique. C'est
toute ma vie, confie-t-il, je me souviens de toutes les dates de
congrès, des discours importants, mais je suis incapable de me rappeler
les anniversaires de ma famille ou de ma compagne. Tout s'est articulé
autour de la politique. Tous mes goûts s'y trouvent: le contact, la
fraternité, les changements de situation, la lecture, l'écriture, les
discussions interminables.» Il dit n'avoir «aucun hobby». Jean-Luc
Mélenchon n'est pas un gai luron. «Comment voulez-vous que je sois
drôle avec les modèles que j'ai: Saint-Just, Mitterrand ?» L'un de ses
proches le décrit comme «un croyant de la politique qui aime le
pouvoir». Mélenchon précise: «La politique m'habite. Cela n'a rien à
voir avec le crapahutage pour les sommets qui m'a été donné de
surcroît.» Voir. Ce qu'il a eu, il l'a voulu, farouchement: plus jeune
sénateur de France à 35 ans, patron de la fédération de l'Essonne,
ministre. Contradictoire, complexe, il oscille sans cesse entre le
doute «Pourquoi moi?» et une surprenante assurance «Et si j'étais
un artiste?». Entre la tentation marginale et le goût de la majorité.
Avec Julien Dray et Marie-Noëlle Lienemann, ses compagnons de la Gauche
socialiste, il s'élève en censeur moral, garant de la pureté des idées
de gauche. Dans la pratique, il trouve sa place dans toutes les
directions successives du parti. «J'aime les mouvements de masse»,
reconnaît-il. Mélenchon s'est fait connaître sous l'étiquette
minoritaire mais le statut le gêne aux entournures. Il aimerait être un
fils prodige de la famille socialiste.
Mitterrandien sous
Mitterrand, rocardien sous Rocard, emmanuelliste sous Emmanuelli,
jospinien sous Jospin, le raccourci le fait bondir de rage. Comme
l'accusation d'opportuniste. «C'est une analyse superficielle des
choses, se défend-il, chaque décision stratégique représente des heures
de réflexion; à chaque fois, il y a un sens politique. Moi, je n'ai
jamais changé, ni de cap ni de discours. Je suis la mauvaise conscience
de tous ceux qui changent de camp, de ceux qui se sont laissé séduire
par les sirènes du capitalisme.» Mais les faits sont têtus. Entre 1988
et 1991, il ne cesse de taper sur Michel Rocard, alors Premier ministre.
Il fustige l'«ouverture» et les centristes, qu'il qualifie de
«prototypes de l'étouffe-chrétien» et d'«ectoplasmes politiques». Après
la défaite de la gauche en 1993, il aide pourtant Rocard à prendre la
tête du PS et participe à l'exécutif du parti. «On pensait alors que les
socialistes avaient décidé de sauter l'élection présidentielle et on
s'est dit que Rocard au moins allait se battre.» Lorsque ce dernier
échoue aux européennes de 1994, Mélenchon change son fusil d'épaule et
sert d'intermédiaire entre Henri Emmanuelli et Laurent Fabius. Il se
moule ensuite dans l'opposition au gouvernement Jospin, se moque du
«Schtroumpf hilare» François Hollande. Ses ennemis le surnomment
«Méchant-Con». A chaque fois, le ministre découvre des qualités à ceux
qu'il éreintait la veille. Fasciné par les puissants: «Tous ces gens ont
quelque chose à m'apprendre.» Un soir de 1972, il est envoyé par ses
amis trotskistes porter la contradiction lors d'un meeting de François
Mitterrand. Subjugué, «empaqueté» par la rhétorique du «Vieux», il
renonce à sa diatribe.Aujourd'hui, il reconnaît «écarquiller les yeux
devant Jospin, car c'est un maître». Jean-Luc Mélenchon est, finalement,
un grand sentimental.
Jean-Luc Mélenchon en 7 dates:
19 août 1951. Naissance à Tanger, Maroc.
19 août 1951. Naissance à Tanger, Maroc.
1962. Retour en métropole.
1977. Adhère au PS après trois années passées dans les rangs trotskistes.
1986. Elu sénateur de l'Essonne.
1992. Fonde la Gauche socialiste avec Julien Dray et Marie-Noëlle Lienemann.
1997. S'oppose à Lionel Jospin au congrès de Brest. Sa motion recueille 10% des voix. 27 mars 2000. Entre au gouvernement.
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