Il faut aller écouter le poète! On ne sait pas bien pourquoi, au fond. Cela vient sans doute de toutes les vertus qu'on lui prête: elle échappe à l'emprise de l'époque, elle est une expression de la beauté... Du poète est-on en mesure d'espérer le déploiement d'une parole prophétique! En d'autres termes, plus pragmatiques, il valait mieux être là, à l'écoute de la poésie, l'art triomphant, que dans le tourbillon de la folie consumériste qui s'accélérait à côté, à l'annonce de Noël et des fêtes de fin d'année.
Yves Bonnefoy, vieux bonhomme sympathique à la traine blanche et longue, était invité à Aix-en-Provence, au mois de décembre 2010, et c'était l'occasion d'un débat annoncé, à côté de la promotion de son nouveau livre "L'inachevé" que l'on peut trouver partout sur les étales des "bonnes librairies". Il était aussi invité pour évoquer son oeuvre poétique et son travail de traduction des poètes anglais, Yeats et Shakespeare. Il était accompagné, pour débattre de l'épineuse question de la traduction poétique, d'un poète anglais, qui lui donna à échanger sur la grandeur poétique de Yeats et des subtilités pragmatiques de la langue anglaise, d'un universitaire, traducteur de russe et d'un gros pantin très lisse, maitre de cérémonie pour l'occasion, qui joua parfaitement son rôle de cuistre, caressant abondamment le vieil homme dans le sens du cheveu blanc.
Ce fut, n'en faisons pas de mystères, terriblement pédant, artificiel et navrant... Comme en toutes circonstances, lorsqu'on essaie de "faire de la culture". On ne s'attendait pas moins à une grande messe masturbatoire sur ce thème inépuisé et celui tout aussi brillant de la "langue françoise". On s'en doutait aux roulements des tambours, aux petits fours, petits souliers, dès l'annonce sur le journal local, "La Provence", dès que la présentatrice, responsable du "Centre Saint Léger-Léger" prit le micro et déclama, non sans chuter sur un "bonjour" qui ressemblait à un "Beaujolour" (vibrant hommage au Beaujolais) -nous fûmes un instant près d'aborder vraiment la question de la culture française-, son amour, son honneur à accueillir Monsieur... Elle fût même prête à lui donner sa langue, son corps si le vieux avait voulu...
Nous étions dans le petit amphithéâtre d'Aix-en-Provence, en face de la Cité du Livre et de la bibliothèque de la Méjanes. On nous passa d'abord le film consacré à Bonnefoy tiré de l'excellente émission "Un siècle d'écrivain". On aurait dû en rester là! Tout le monde aurait été content. Les hommes à chapeau seraient retournés à leurs cigares et à leurs téléphones portables en s'enorgueillissant d'avoir retrouvé quelque chose de leurs 17 ans, les enseignants seraient paisiblement retournés à leurs copies, les vieux seraient vaillamment sortis, etc. On aurait pu rentrer sagement chez soi. Il neigeait d'ailleurs ce jour-là, on aurait pu en profiter avec l'émotion d'un poème à venir. Mais ce qui se déroula après fut malheureusement pathétique et décevant. Il ne fut jamais question de la traduction, le vieil homme de la plus grande "mauvaise foi" écartant toute méthode, tout principe, travail, qui l'aurait enfermé derrière une étiquette. On obtint ainsi ce genre de formule ou de posture : "Le poète est un poète", fait inconditionnel. Ces inepties sont aussi la conséquence d'un tel débat et d'une telle mascarade. Mais l'homme n'aurait-il pas pu s'assoir un moment et discuter? Non. Il professa comme un aveugle borné et sénile, préférant la magie de "l'intuition" et de l'artiste, comme s'il dénigrait l'effort, déclarant au passage que le lecteur avait sa part de travail, que la musicalité et le rythme étaient "internes aux vers", "à la poésie", qu'il revenait à ce dernier d'en trouver "la partition". Il repoussa en ce sens tout le travail et les interrogations posées par un pauvre traducteur de russe qui posa pourtant de vrais problématiques liées au débat portant par exemple sur la question du langage à adopter ou du système métrique. Il raconta comment il se trouvait parfois confronté au problème de traduction de la versification russe, souvent écrite en octosyllabes et décasyllabes, en français. Le vieil empereur repoussa ces questions d'un revers de la main : "A-t-on besoin de respecter la versification dans une traduction ?". "On compte pourtant l'exemple des traductions en décasyllabes de Philippe Jacottet", nous confira plus tard l'homme blessé, une fois le rideau tombé. Ce fut un règlement de compte gagné d'avance. Nous avions d'un côté le petit poète triomphant, avec lequel riait grassement le public, qui devisait savamment sur la poésie contre la science, de l'autre un traducteur au visage grave et sec qui, du reste, lui reconnaissait un grand talent. Ce ne fut qu'un petit meurtre, digne des petits hommes qui auraient à mépriser les petits écrits et les petites gens. On a donc appris plus de choses sur le maitre et poète, son orgueil et sa malhonnêteté intellectuelle. C'est ainsi qu'il revint plus tard, au cours du débat, sur les choix qui l'avaient amené à traduire certains poèmes de Yeats et admit, sans reconsidérer pour autant l'à-propos de son voisin de table, qui les avaient choisi en fonction de la barrière linguistique et de ses compétences à les saisir et les traduire dans sa propre langue. Il évoqua dans des termes similaires la langue anglaise en évoquant sa dimension pragmatique. Tout cela nous amène aussi réévaluer le manque d'intérêt de ces débats promotionnels, guidés par le charme d'une province radieuse et discrète. "Il n'est qu'un homme", voila tout ce que l'on retiendra. Mais l'image du grand poète populaire, ô Verlaine, s'éteignant sous les ponts de Paris en ressort ternie. Et pour enfoncer le clou, on eut finalement droit au numéro narcissique auxquels se plaisent les grands ducs de la "haute culture" en écoutant la médiocrité d'une lecture renouant manifestement avec une tradition littéraire. Car, s'il est un grand poète, la lecture est un art qu'il ne possède pas! On note que de nombreux enregistrements et lectures proposés par les auteurs eux-mêmes, poètes de surcroit, sont souvent de vraies horreurs et tortures pour les oreilles de leurs auditeurs. En écoutant Bonnefoy lire et relire, ne s'arrêtant plus, on eut l'impression d'entendre toujours le même poème lu par un seul homme, avec la même scansion, perdant parfois le souffle, reprenant son cours vertigineux. On espérait la chute. (On se voyait crier devant tel spectacle: "Monsieur, l'humilité vous abandonne... Il faut que la chanson cesse !") Un poème, un pas de trop... On ne broncha pas et on applaudit même avec la force des convenances d'usage et des égards dus à un homme de cet âge. L'hypocrisie saluant autant la performance que l'oeuvre accomplie.
On le remercierait presque car nous lui devons cette leçon et cette idée exprimée à la sortie, dans la tourmente d'un rude hiver: "la poésie est un objet fragile dont la puissance est silencieuse".
Yves Bonnefoy, vieux bonhomme sympathique à la traine blanche et longue, était invité à Aix-en-Provence, au mois de décembre 2010, et c'était l'occasion d'un débat annoncé, à côté de la promotion de son nouveau livre "L'inachevé" que l'on peut trouver partout sur les étales des "bonnes librairies". Il était aussi invité pour évoquer son oeuvre poétique et son travail de traduction des poètes anglais, Yeats et Shakespeare. Il était accompagné, pour débattre de l'épineuse question de la traduction poétique, d'un poète anglais, qui lui donna à échanger sur la grandeur poétique de Yeats et des subtilités pragmatiques de la langue anglaise, d'un universitaire, traducteur de russe et d'un gros pantin très lisse, maitre de cérémonie pour l'occasion, qui joua parfaitement son rôle de cuistre, caressant abondamment le vieil homme dans le sens du cheveu blanc.
Ce fut, n'en faisons pas de mystères, terriblement pédant, artificiel et navrant... Comme en toutes circonstances, lorsqu'on essaie de "faire de la culture". On ne s'attendait pas moins à une grande messe masturbatoire sur ce thème inépuisé et celui tout aussi brillant de la "langue françoise". On s'en doutait aux roulements des tambours, aux petits fours, petits souliers, dès l'annonce sur le journal local, "La Provence", dès que la présentatrice, responsable du "Centre Saint Léger-Léger" prit le micro et déclama, non sans chuter sur un "bonjour" qui ressemblait à un "Beaujolour" (vibrant hommage au Beaujolais) -nous fûmes un instant près d'aborder vraiment la question de la culture française-, son amour, son honneur à accueillir Monsieur... Elle fût même prête à lui donner sa langue, son corps si le vieux avait voulu...
Nous étions dans le petit amphithéâtre d'Aix-en-Provence, en face de la Cité du Livre et de la bibliothèque de la Méjanes. On nous passa d'abord le film consacré à Bonnefoy tiré de l'excellente émission "Un siècle d'écrivain". On aurait dû en rester là! Tout le monde aurait été content. Les hommes à chapeau seraient retournés à leurs cigares et à leurs téléphones portables en s'enorgueillissant d'avoir retrouvé quelque chose de leurs 17 ans, les enseignants seraient paisiblement retournés à leurs copies, les vieux seraient vaillamment sortis, etc. On aurait pu rentrer sagement chez soi. Il neigeait d'ailleurs ce jour-là, on aurait pu en profiter avec l'émotion d'un poème à venir. Mais ce qui se déroula après fut malheureusement pathétique et décevant. Il ne fut jamais question de la traduction, le vieil homme de la plus grande "mauvaise foi" écartant toute méthode, tout principe, travail, qui l'aurait enfermé derrière une étiquette. On obtint ainsi ce genre de formule ou de posture : "Le poète est un poète", fait inconditionnel. Ces inepties sont aussi la conséquence d'un tel débat et d'une telle mascarade. Mais l'homme n'aurait-il pas pu s'assoir un moment et discuter? Non. Il professa comme un aveugle borné et sénile, préférant la magie de "l'intuition" et de l'artiste, comme s'il dénigrait l'effort, déclarant au passage que le lecteur avait sa part de travail, que la musicalité et le rythme étaient "internes aux vers", "à la poésie", qu'il revenait à ce dernier d'en trouver "la partition". Il repoussa en ce sens tout le travail et les interrogations posées par un pauvre traducteur de russe qui posa pourtant de vrais problématiques liées au débat portant par exemple sur la question du langage à adopter ou du système métrique. Il raconta comment il se trouvait parfois confronté au problème de traduction de la versification russe, souvent écrite en octosyllabes et décasyllabes, en français. Le vieil empereur repoussa ces questions d'un revers de la main : "A-t-on besoin de respecter la versification dans une traduction ?". "On compte pourtant l'exemple des traductions en décasyllabes de Philippe Jacottet", nous confira plus tard l'homme blessé, une fois le rideau tombé. Ce fut un règlement de compte gagné d'avance. Nous avions d'un côté le petit poète triomphant, avec lequel riait grassement le public, qui devisait savamment sur la poésie contre la science, de l'autre un traducteur au visage grave et sec qui, du reste, lui reconnaissait un grand talent. Ce ne fut qu'un petit meurtre, digne des petits hommes qui auraient à mépriser les petits écrits et les petites gens. On a donc appris plus de choses sur le maitre et poète, son orgueil et sa malhonnêteté intellectuelle. C'est ainsi qu'il revint plus tard, au cours du débat, sur les choix qui l'avaient amené à traduire certains poèmes de Yeats et admit, sans reconsidérer pour autant l'à-propos de son voisin de table, qui les avaient choisi en fonction de la barrière linguistique et de ses compétences à les saisir et les traduire dans sa propre langue. Il évoqua dans des termes similaires la langue anglaise en évoquant sa dimension pragmatique. Tout cela nous amène aussi réévaluer le manque d'intérêt de ces débats promotionnels, guidés par le charme d'une province radieuse et discrète. "Il n'est qu'un homme", voila tout ce que l'on retiendra. Mais l'image du grand poète populaire, ô Verlaine, s'éteignant sous les ponts de Paris en ressort ternie. Et pour enfoncer le clou, on eut finalement droit au numéro narcissique auxquels se plaisent les grands ducs de la "haute culture" en écoutant la médiocrité d'une lecture renouant manifestement avec une tradition littéraire. Car, s'il est un grand poète, la lecture est un art qu'il ne possède pas! On note que de nombreux enregistrements et lectures proposés par les auteurs eux-mêmes, poètes de surcroit, sont souvent de vraies horreurs et tortures pour les oreilles de leurs auditeurs. En écoutant Bonnefoy lire et relire, ne s'arrêtant plus, on eut l'impression d'entendre toujours le même poème lu par un seul homme, avec la même scansion, perdant parfois le souffle, reprenant son cours vertigineux. On espérait la chute. (On se voyait crier devant tel spectacle: "Monsieur, l'humilité vous abandonne... Il faut que la chanson cesse !") Un poème, un pas de trop... On ne broncha pas et on applaudit même avec la force des convenances d'usage et des égards dus à un homme de cet âge. L'hypocrisie saluant autant la performance que l'oeuvre accomplie.
On le remercierait presque car nous lui devons cette leçon et cette idée exprimée à la sortie, dans la tourmente d'un rude hiver: "la poésie est un objet fragile dont la puissance est silencieuse".
Propos recueillis et inventés par Ulysses.
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