
L’histoire a enfin repris ces droits 32 ans après, mais non sans peine. Vendredi matin, à l’appel du principal syndicat turc, celui du D.İ.S.K.[1], 2000 partisans se sont donnés rendez-vous à Istanbul à Pangaltı, devant le siège social du Syndicat, à quelques centaines de mètres au nord de la Place Taksim, où les manifestants comptaient bien se rendre. Situé au cœur d’Istanbul, la Place Taksim et son gigantesque parc, cernée par l’Avenue de la République et la Rue de l’Istiklal avec son célèbre tramway à deux wagons rouge et blanc, sont devenus au fil des années des espaces symboliques pour les mouvements de gauche. La foule y est toujours dense sur ce vaste carrefour, passage obligé des stambouliotes et des touristes où se croisent l’ancienne et la nouvelle ville, l’occident et l’orient. Pourtant Taksim est resté dans la mémoire collective comme ayant été le théâtre de la lutte populaire pour les libertés d’opinion politique et syndicale, cristallisant depuis le 1er Mai 1977 les combats des deux décennies précédentes et préfigurant la répression et l’ostracisme des années 80.
En fin de matinée, la foule commença à s’ébranler. A l’appel du D.İ.S.K., ont trouvait les membres du syndicat du K.E.S.K.[2] et des formations syndicales plus petites (T.T.B., T.M.M.O.B.), appuyé par le principal parti d’opposition le C.H.P.[3], le parti du D.T.P.[4], et celui du T.K.P[5]ainsi que d’autres formations politiques de gauche. Des organisations non gouvernementales, des associations ainsi que des groupements syndicaux étrangers ont fait également le déplacement pour cette marche historique. Encadrés par la police, les manifestants se sont dirigés vers la fameuse Place Taksim, tandis que les forces de l’ordre (20 000 policiers réquisitionnés pour l’occasion) tentaient coûte que coûte d’interdire l’entrée au sein du cortège à de nouveaux arrivants qui souhaitaient grossir les rangs, notamment les membres anarchistes. Entre Pangaltı et Sisli des affrontements entre les policiers et ces nouveaux arrivants, ont failli tourner à l’émeute générale. Les forces de l’ordre n’hésitèrent pas alors, à conduire la foule en usant de canons à eau, tout en aspergeant les plus récalcitrant avec du gaz poivre, rappelant les manifestations du 1er Mai de ces deux dernières années. Aux cours des affrontements les vitrines de plusieurs magasins ont été brisées. Les forces de sécurité sont également intervenues pour empêcher d’autres manifestants d'entrer sur la place par le côté ouest et sud. Un petit incendie a commencé à se déclarer par le jet d’un cocktail Molotov, lancé par un contestataire du premier étage d'un bâtiment près de la place principale. Au totale, près de 20 civils et 21 policiers (chiffre officiel) ont été blessés au cours de la célébration à Istanbul. Dans le courant de l’après-midi le gouverneur de la ville Muammer Güler déclarait que « la police a arrêté 108 personnes ».
Pourtant malgré les vives tensions et après plus d’une heure de délibéré, les autorités ont finalement accepté que les 5000 travailleurs présents aient accès à la Place symbolique. Lundi dernier, Muammer Güler avait prévenu les syndicats qu’il n’y aurait pas de défilé admissible sur la place Taksim. Sous la pression des syndicats, le lendemain, le Premier Ministre turc, Recep Tayip Erdoğan recevait les présidents des différents syndicats, en leur proposant d’assouplir le règlement pour permettre à de petits groupes d’aller déposer des gerbes de fleurs en hommage aux victimes de 1977. C’est ce que furent, plus tôt dans la matinée, vers 9h30, la Confédération des Vrai Syndicats Turcs, ou Hak-Iş[6], qui sont entrés dans le carré de la partie sud avec près de 1000 personnes et près de 600 membres de la Confédération des Syndicats Turcs, ou Türk-Iş, pour y déposer une gerbe commémorant les décès de 1977. Ces deux organisations sont ensuite parties pour leur traditionnelle célébration au Parc de Kadiköy, rassemblant eux aussi environ 5000 manifestant, mais cette dernière fut largement éclipsée par le rassemblement symbolique de Taksim.
Avec une grande ferveur populaire, les manifestants ont commencé à danser, à chanter, à scander à tout va et à agiter en cœur leurs drapeaux et autre fanions. Ils ont pu rendre par une minute de silence un hommage fort aux victimes de la répression du 1er Mai 1977, depuis lors appelé le « Kanlı 1 Mayıs » (« le 1er Mai sanglant »), chose qui ne s’était pas faite depuis le 1er Mai 1978, date où les manifestants, avaient alors voulu rendre également un hommage aux victimes tombées sous la répression une année auparavant, mais l’intervention musclée des militaires les y avaient contraint.
Depuis donc plus aucunes cérémonies n’avaient été tolérées sur la place. Et après le coup d’Etat de 1980, la Journée du Travail avait été supprimé des jours chômés. Chaque année ou presque depuis ces deux dates, 1977 et 1980, les syndicats tentent à nouveau de se réapproprier ce lieu de mémoire, à chaque fois les manifestants ont été réprimés. Sous la pression syndicaliste, et à la vue du climat social en Turquie, touché de plein fouet par la crise mondiale (relèvement de l’âge de la retraite passant de 60 à 65 ans pour les hommes, forte augmentation du chômage, inflation de la Nouvelle Lire Turque, baisse du pouvoir d’achat, etc.), le gouvernement avait dû déclarer, la semaine dernière, que le 1er Mai sera désormais jour férié, un acte fort et symbolique qui représente pour les syndicats 32 ans de luttes idéologiques. Pour l’occasion, le discours du président du D.İ.S.K., Süleyman Celebi fit acte de mémoire, en rappelant à l’assistance les drames passés en demandant une minute de silence et lançant à la foule « que toute les personnes présentent sur cette place aujourd’hui devaient être fier de leur acte ». Pendant plus d’une heure et demi, les discours se sont succédés dont ceux des représentants du C.H.P. et du D.T.P.. Les manifestants quant à eux ne cessaient de scander « İşte Taksim işte 1 Mayıs » (« Voilà Taksim, voilà le 1er Mai »).
Revenir sur le sang du 1er Mai.
Si la population vivant en Turquie avait fêté son tout 1er Mai à Istanbul en 1912, entre 1928 et 1975 aucunes autres commémorations n’avaient été depuis lors possible. En 1976, le D.I.S.K. organisa la toute première manifestation pour la fête du travail, sur la Place Taksim plus de 40 ans après les interdictions. Un an après, avec l’aide d’autres syndicats, le D.I.S.K. organisa de nouveau la célébration et ce n’est pas moins de 500 000 personnes qui répondirent à l’appel, tous amassés sur la Place Taksim et ses rues adjacentes. Quelques semaines auparavant des rumeurs avaient circulés sur d’éventuels attaques contre les manifestants. Par ailleurs, le contexte politique et social de la Turquie des années 70 était loin d’être simple. Les partis de gauche et d’extrême gauche subissaient depuis deux décennies des répressions fortes menées tambours battant par le C.H.P et les partis d’extrêmes droites, notamment le M.H.P.[7] et ses « Loups gris ». Le D.I.S.K. soutenu par le Parti des Travailleurs de Turquie (Türkiye Partisi Işçi), le Parti socialiste des travailleurs de Turquie (Türkiye Işçi Sosyalist Partisi, T.S.I.P.) et alors l’illégale Parti communiste de Turquie (Türkiye Komünist Partisi, T.K.P.), se réunirent sur la place.
A peine la foule était-elle amassée sur la Place, que des manifestant entendirent des coups de feu en provenance de l’Hôtel Marmara et d’un autre bâtiment celui du Sular İdaresi (Compagnie d’approvisionnement en eau). Les forces de sécurités intervinrent rapidement avec des chars blindés, des voitures de police créant une véritable panique au sein des manifestants. Les canons à eau et les bombes lacrymogènes tombèrent sur des milliers de personnes qui tentèrent de fuir dans un vaste chaos. La plupart des victimes décédèrent piétinées par la foule affolée. Les chiffres officiels sur le nombre de mort varient encore aujourd’hui, entre 34 et 42 personnes tuées et 126 personnes à 220 blessés selon les autorités. La Confédération des syndicats révolutionnaires (D.I.S.K.) a établi une liste de 36 noms. Selon le rapport d’autopsie, 4 personnes auraient été tuées par balle, les autres seraient morts par piétinement. Des témoins affirment que des véhicules blindés auraient roulés sur les personnes. A la suite de ce drame 500 manifestants furent arrêtés par la police, 98 ont été inculpés. Parmi les 17 accusés, qui avaient été mis en détention provisoire, trois ont été libérés avant la première audience et neuf ont été libérés lors de la première audience du 7 Juillet 1977. Les autres prisonniers ont été libérés peu après. Le procès s'est terminé sur un acquittement, le 20 Octobre 1989. Selon diverses sources, 20 tireurs d’élites furent arrêtés par la police et la gendarmerie sur le toit de la Compagnie d’approvisionnement en eau. Cependant, aucun d'entre eux ne figuraient dans les dossiers de la police. Cette information provient du procureur Çetin Yetkin, chargé de l’enquête sur le massacre de la place Taksim. Il accusa notamment le lieutenant Abdallah Erim ainsi que les agents des chefs policiers Muhsin Bodur et Mete Altan (qui après l'intervention militaire du 12 Septembre 1980 allaient travaillés dans le département de la Police Politique d’Istanbul Police). Les deux officiers ont toujours rejeté les allégations selon lesquelles ils auraient été impliqués dans les massacres de 77. Depuis cette date aucun des auteurs n’a été traduit en justice. Cela alimenta largement les allégations selon lesquelles la branche turque de l'Opération Gladio[8], la contre-guérilla, soutenu par le M.H.P., a été impliquée. L'une des premières personnes à évoquer ces allégations a été à l'époque leader de l'opposition, Bülent Ecevit. Lors d'une réunion à Izmir, le 7 Mai, il déclara:
« Des organisations et des forces au sein de l'État, mais en dehors du contrôle de la démocratie d’État de droit, doivent être prises sous contrôle, sans perdre de temps. La contre-guérilla mène une offensive, et a un doigt dans l’incident du 1 Mai ».
Plus tard, il s'est refusé à tout commentaire sur l'incident, tout comme le Premier ministre de l’époque Süleyman Demirel. Depuis le début, la CIA a été soupçonnés d'implication. Après l'incident, Ali Kocaman, président du syndicat Oleyis, avait déclaré que des officiers de police et des Américains se trouvaient dans l'hôtel Intercontinental, qui avait été fermé au public pour cette journée. Bülent Ülüer, alors secrétaire général de la Fédération Révolutionnaire de la Jeunesse (Devrimci Gençlik) a déclaré le 2 Mai 1977:
« La plupart des victimes se trouvaient parmi nous. Environ 15 de nos amis sont morts. Il s'agit d'un plan de la CIA, mais ce n’est ni le commencement ni la fin » des représailles.
L’ancien Premier Ministre turc Bülent Ecevit a rappelé qu'il avait appris l'existence de la contre-guérilla, et du plan « stay-behind», pour la première fois en 1974. À l'époque, le commandant de l'armée turque, le général Semih Sancar, avait été informé que les Etats-Unis finançait depuis l'après-guerre, la Milli İstihbarat Teşkilâtı (M.I.T.), l’Organisation du Renseignement Nationale (Les Services Secrets turcs toujours ont activités). Selon un article paru dans le magazine pro-kurde de gauche Kurtuluş[9], le chef adjoint du M.I.T. Hiram Abas était présent durant le 1er Mai 77 (l’historien suisse Daniele Ganser affirme que Abas était un agent de la CIA, le chef de la station de la CIA à Istanbul). L'hôtel international, d'où les coups de feu ont été tirés, appartenait à I.T.T. Corporation, qui avait déjà été impliqué dans le financement du coup d’Etat contre Salvador Allende au Chili le 11 Septembre 1973. Hiram Abas a été lui-même formé aux États-Unis et avait acquis une certaine renommée en tant que premier agent du M.I.T. à Beyrouth, en coopérant avec le Mossad, de 1968 à 1971 en menant des attaques « ciblant les jeunes de gauche dans les camps palestiniens et recevant des primes pour les résultats qu'il obtenais pour ses actions » (Clarridge, Duane R., 1997, An Agent for All Seasons. Simon and Schuster, 398 p.).
Aujourd’hui, l’histoire a repris ses droits, et au-delà, la manifestation de ce premier mai 2009 a fait sauter de nouvelles barrières. Elle prouve d’une part que la Turquie actuellement vit une période majeure de son histoire. Le multipartisme est aujourd’hui bel et bien ancré et arrive à se faire entendre. La manifestation est également une preuve de la cohésion sociale et malgré quelques heurts, les manifestants ont montrée aux autorités qu’ils étaient capables de tenir une manifestation de cette importance symbolique sans trop d’incidents, ce qui est une gageure dans un pays fortement militarisé et où toute manifestation reste suspecte (dans les autres villes turcs Izmir, Ankara, Bursa, Antalya, les manifestations pour le 1er Mai ont également été tenues avec succès). Par ailleurs, la pression (ou la carotte) européenne depuis 2002 au moins, a eu pour mérite de largement décloisonné le pays d’un point de vue idéologique. La légalisation de plusieurs partis d’extrême gauche et d’autres partis de contestation en est aujourd’hui une autre preuve. Et puis, ce qui me semble le plus important est la montée de la société de la civile qui depuis une dizaine d’année ne cesse de prendre de l’ampleur. Longtemps ostracisé, les turcs n’hésitent plus à sortir dans la rue et a montré au grand jour leur mécontentement sur les questions politiques et sociales. En tout cas, le rendez-vous est déjà pris sur la place Taksim pour l’année prochaine.
[1] La Confédération Révolutionnaire des Syndicats de Travailleurs, Devrimci İşçi Sendikaları Konfederasyonu. Créé en 1967, le D.İ.S.K. est la plus importante formation syndicale en Turquie avec le K.E.S.K..
[2] Le K.E.S.K ou Kamu Emekçileri Sendikaları Konfederasyonu, (La Confédération des Syndicats du Secteur Public), créé en 1995 fait partie des quatre plus grandes organisations syndicale du pays.
[3] Le Cumhuriyet Halk Partisi, le Parti Républicain du Peuple, social-démocrate, prônant le laïcisme kémalien et un certain nationalisme. Il s’agit du parti historique de la Turquie, celui que fonda Mustafa Kemal Atatürk en 1923 et qui dirigea le pays quasiment sans interruption jusqu’en 2002, date de la victoire de l’A.K.P. toujours au pouvoir actuellement.
[4] Le Demokratik Toplum Partisi, le Parti de la Société Démocratique, pro-kurde, fondé en 2005.
[5] Türk Komünist Partisi (Parti Communiste Turc) fondé en 1920, longtemps considéré comme illégale, le parti a participé en 2002 aux élections anticipées en faisant apparaître pour la première fois le terme communiste dans son titre. Aujourd’hui, le parti est considéré comme étant un acteur central dans la vie politique de gauche.
[6] Le Hak-İş ou Türkiye Hak İşçi Sendikaları Konfederasyounu, fait partie des quatre plus grands syndicat turc. Créé en 1976, ce syndicat est très proche traditionnellement du Turk-İş.
[7] Milliyetçi Hareket Partisi (Parti d’Action Nationaliste), l’extrême droite turc fondé en 1965, renommé en 1969, est un parti a fortement militarisé, impliqué dans de nombreuses affaires de corruption et de banditisme tout au long des décennies 70 et 80. Aujourd’hui toujours en vigueur, le M.H.P. tends à se renforcer et à glaner de nouvelles voix depuis les années 2000. En 2002, pour les élections législatives il est arrivé en 4ème position avec 8,3% de voix, mais n’ayant pas dépassé les 10% réglementaires, il n’avait pas pu être représenté au parlement. Les élections législatives de 2007, ont accrédité le parti de 14,29 % des voies, arrivant en 3ème position derrière l’A.K.P. (46,66 %) et le C.H.P. (20,85 %) donnant pour la première fois au M.H.P. son plus grand nombre de sièges au parlement avec 71 places. Aujourd’hui le parti est la troisième force d’opposition du pays et son influence ne cesse d’augmenter.
[8] Sur le mouvement Gladio et le plan « stay-behind » dans le cadre de la Guerre Froide Cf. http://fr.wikipedia.org/wiki/Stay-behind
[9] Halk Icin Kurtulus, N° 99, 19 September 1998.
L'image provient du journal satirique
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