
Qui connaît le long regard, en silence, dans la demi-obscurité que le ravissement répand sur toutes les choses et les hommes, quand seuls nous voient encore les yeux de la femme aimée et que nous y voyons comment nous sommes vus, dans un temps, un espace insaisissable qui serait intolérable s'il ne possédait la suprême légèreté, comme on sourit quand les choses deviennent sérieuses - qui connaît ce regard n'en est plus au simple orgasme mâle, il a établi en lui-même la femme et par conséquent cet espace érotique qui réside non dans la courte extase des culminations mâles mais dans le "point d'orgue", qui n'a même pas besoin en réalité du coït comme clef et qui dans tous les cas est un espace féminin. Mais l'homme ne peut y demeurer longtemps. Il y a l'amour qui commence par le grand regard long, qui culmine dans ce regard et doit disparaître avec lui. La musique a là-dessus son mot à dire: au deuxième acte de
Tristan, on trouve quelque chose de cette situation, le regard immobile presque sans contact. Il n'est pas plus le substitut chaste ou le "signe" du commerce sexuel que le duo des regards plongés l'un dans l'autre n'est cette musique. Mais tout serait plus vrai si
Tristan lui-même abandonnait
Iseult, ce Venusberg nullement souterrain, situé au contraire très haut et très loin, où seule l'amante peut continuer de respirer, où seule peut aimer la femme à l'oeil grand ouvert d'une ivresse sans acune ombre, mais aussi impénétrable. L'homme peu après détourne lâchement le regard, à moins qu'il ne cherche dans ce silence sans fenêtre l'espace de tout ce qui est important, de tout ce qui lui tient à coeur profondément, afin d'y pouvoir demeurer. Il est rare que l'infidélité et la fidélité aient un plus terrible lien dans le même acte, l'amour mâle s'éteint facilement dans le rien-que-l'amour qui pour la femme est le tout. Ce n'est pas auprès de la femme insatiablement érotique qu'échoue l'homme normal. Il réussit auprès d'elle quand la nature de ces femmes s'apparente d'assez près à celle de l'art.
Ernst Bloch, 1968, Traces, Paris: Gallimard, pp.74-75.
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