jeudi 6 décembre 2007

Paul Ceylan (1920-1970)

Paul Celan
(1920-1970)



Paul Celan (de son vrai nom Pessakh Antschel) est né en 1920 à Czernowitz en Bucovine, une ancienne province de l'Autriche-Hongrie, devenue roumaine en 1918. La population juive de Bucovine atteignait alors 12%, partagée entre une petite bourgeoisie germanophone, très attachée au défunt empire des Habsbourg qui furent les premiers à accorder aux juifs l'égalité des droits civiques en 1867 - une bourgeoisie dont était issue la mère de Paul Celan -, et un groupe d'origine essentiellement ukrainienne, adepte d'un judaïsme plus strict, resté attaché à la pratique de l'hébreu et du yiddish - dont était issu le père du poète. Le jeune Paul suivit d'abord des cours au sein d'une école élémentaire libérale en langue allemande et étudia ensuite à l'école juive Safah Ivriah. Il grandit ainsi tiraillé entre le yiddish et le judaïsme strict de son père et la langue allemande de sa mère, passionnée de poésie et de littérature. Il quitta Czernowitz pour aller étudier la médecine en France et traversa l’Allemagne le 9 novembre 1938, le lendemain de la « Nuit de Cristal ».

Un de ses poèmes en gardera la trace :

La Contrescarpe »

Tu es venu
par Cracovie à l’Anhalter
Bahnhof
vers tes regards coulait une fumée
qui était déjà de demain. Sous
des pauwlonias
tu voyais les couteaux dressés, encore, aiguisé par la distance

(La rose de Personne, 1963)

Paul Celan revint en Roumanie à la fin des années 30, à l’université de Cernăuţi, pour se consacrer à l'étude de la littérature de langue romane. Ses premiers poèmes parurent dans différents périodiques.

En juin 1941, la province de Bucovine et la ville de Cernăuţi passèrent sous contrôle allemand (après plus d'une année sous contrôle soviétique). Les parents de Paul Celan furent arrêtés et déportés peu de temps après cette période. Son père mourrut d'épuisement à l'automne 1942 et sa mère tuée d'une balle dans la nuque, pendant l'hiver suivant... Il fut lui-même déporté en 1943, dans un camp de travail en Moldavie. Il vécut pendant quelques années en Roumanie à Bucarest en tant qu'éditeur et traducteur avant de s'installer momentanément à Vienne, où il publie son premier livre Der Sand aus den Umen (Le Sable des urnes), et à Paris où il enseignera l'allemand. Il épousa l’artiste Gisèle de Lestrange, en 1952, rencontrée l'année précédente et pour laquelle il écrira plus de 700 lettres en 19 ans.

Son deuxième livre, Mohn und Gedächtnis (Pavot et Mémoire), parut en 1952 assit sa réputation de poète d'après-guerre, saisi par l'horreur du nazisme et l'expérience concentationnaire. Son poème le plus connu, Todesfuge (Fugue de la Mort) a d'ailleurs pour thème le sort des juifs dans les camps d'extermination. Son travail poétique effectué dans sa langue maternelle, également celle de ses bourreaux, est exemplaire d’un courage immense qui le conduira au cœur d’une écriture complexe, discontinue et particulièrement saisissante. Il décivit ainsi l'ambiguïté de sa langue et de son écriture, de son identité, à travers une lettre rédigée en 1946 :

… je tiens à vous dire combien il est difficile pour un juif d’écrire des poèmes en langue allemande. Quand mes poèmes paraîtront, ils aboutiront bien aussi en Allemagne et – permettez-moi d’évoquer cette chose terrible –, la main qui ouvrira mon livre aura peut-être serré la main de celui qui fut l’assassin de ma mère… Et pire encore pourrait arriver… Pourtant mon destin est celui-ci : d’avoir à écrire des poèmes en allemand. »

Cet extrait illustre la violence et le tourment qui habitent l'œuvre du poète. La poésie de Paul Celan questionne la part indicible de la langue. Ce qui traduit en d'autres termes la condition de sa survie et de sa raison à l'épreuve du silence et d'une absence de réponses devant l'horreur de ce siècle. Il désigna sa langue comme surgissant d'un "mutisme effroyable et mille ténèbres des discours porteurs de morts..."
Elle "traversa et ne trouva pas de mots pour (dire) ce qui se passait, mais elle traversa ce passage et put enfin ressurgir au jour, enrichie de tout cela."

Paul Celan considérait que le langage devait se libérer de l'Histoire et être utilisé pour répondre à ses silences et son incompréhension. L'écriture de l'auteur se fait d'ailleurs de plus en plus dense et expérimentale, au cours du temps, ses vers plus fracturés et monosyllabiques. On la compare en cela à la musique de Webern (cf. rubrique Musiques). La singularité de la poésie de Paul Celan, se traduit par l'exercice d'une métamorphose, d'une destructuration, de la langue des bourreaux pour exprimer la déchirure, la perte, le manque, mais aussi le sort des survivants.


Todesfuge (Fugue de la Mort)

Schwarze Milch der Frühe wir trinken sie abends
wir trinken sie mittags und morgens wir trinken sie nachts
wir trinken und trinken
wir schaufeln ein Grab in den Lüften da liegt man nicht eng
Ein Mann wohnt im Haus der spielt mit den Schlangen der schreibt
der schreibt wenn es dunkelt nach Deutschland dein goldenes Haar Margarete
er schreibt es und tritt vor das Haus und es Blitzen die Sterne er pfeift seine Rüden herbei
er pfeift seine Juden hervor lässt schaufeln ein Grab in der Erde
er befiehlt uns spielt auf nun zum Tanz...


Lait noir de l'aube nous le buvons dans le soir
nous le buvons le matin le midi nous le buvons dans la nuit
nous buvons et buvons
nous creusons une tombe dans l'air nul n'y est à l'étroit
Un homme habite la maison il joue avec des serpents il écrit
il écrit vers le soir en Allemagne ta chevelure d'or Marguerite
il l'écrit et passe devant la maison et brillent les étoiles il siffle ses dogues
il siffle ses juifs creusez donc une tombe dans la terre
il nous ordonne à présent jouez donc pour la danse

(trad. John E. Jackson)


Paul Celan reçut le prix Georg Büchner en 1960, et prononca pour l'occasion un magnifique discours intitulé Le Méridien à travers lequel il présenta sa conception de l'art et de la poésie.

La poésie, Mesdames et Messieurs: cette parole qui recueille l’infini là où n’arrivent que du "mortel" et du "pour-rien"...
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"...Eines Abends, die Sonne, und nicht nur sie, war untergegangen, da ging, trat aus seinem Haüsel und ging der Jud, der Jud und Sohn eines Juden, und mit ihm ging sein Name, der unaussprechliche, ging und kam, kam dahergezockelt, ließ sich hören, kam am Stock, kam über den Stein, hörst du mich, du hörst mich, ich bins, ich, ich und der, den du hörst, zu hören vermeinst, ich und der andre, — er ging also, das war zu hören, ging eines Abends, da einiges untergegangen war, ..."

"...Un soir, le soleil, et pas seulement lui, avait disparu, le Juif s’en alla, sortit de sa petite maison et s’en alla, lui le Juif et fils d’un Juif, et avec lui s’en alla son nom, l’imprononçable, il s’en alla et s’en vint, s’en vint, clopinant, se fit entendre, s’en vint bâton en main, s’en vint foulant la pierre, m’entends-tu, tu m’entends, c’est moi, moi, moi et celui que tu entends, que tu crois entendre, moi et l’autre – donc il s’en alla, on pouvait l’entendre, s’en alla un soir, alors qu’un certain nombre de choses avaient disparu, s’en alla sous les nuages, s’en alla dans l’ombre, la sienne et l’étrangère – car le Juif, tu le sais, qu’a-t-il donc qui lui appartienne en propre, qui ne soit emprunté, prêté et jamais restitué – donc il s’en alla et s’en vint, s’en vint de par la route, la belle, l’incomparable, s’en alla comme Lenz, à travers la montagne, lui que l’on avait laissé habiter tout en bas, là où est sa place, dans les basses-terres, lui, le Juif, s’en vint et s’en vint..."
Paul Celan, 1959, Entretien dans la montagne, trad. de l’allemand par Stéphane Mosès, Editions Verdier.
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Il rencontra en 1967 à Todtnauberg le philosophe Martin Heidegger dont il attendit une parole, pour les juifs exterminés, qui n'est pas venue. - Ce mot, Heidegger pensait, pour sa part, l’avoir livré dans son entretien du Spiegel donné en 1966, qui devait paraître au lendemain de sa mort, survenue en 1976*-
Ce silence a inspiré à Paul Celan un poème devenu célèbre, Todtnauberg.

Arnika, Augentrost, der
Trunk aus dem Brunnen mit dem
Sternwurfel drauf,

in der
Hütte,

die in das Buch
—wessen Namen nahms auf
vor dem meinen?—,
die in dies Buch
geschriebene Zeile von
einer Hoffnung, heute,
auf eines Denkenden
kommendes
Wort
im Herzen,

Waldwasen, uneingeebnet,
Orchis and Orchis, einzeln,

Krudes, später, im Fahren,
deutlich,

der uns fährt, der Mensch,
der's mi anhört,

die halb-
beschrittenen Knüppel-
pfade im Hochmoor,

Feuchtes,
viel.

Arnica, délice-des-yeux, la gorgée à la fontaine avec le nom dé en étoile dessus/dans la Hutte/elle, dans le livre- de qui a-t-il recueilli le nom avant le mien ? - elle, écrite dans ce livre, la ligne d´un espoir, aujourd´hui,en un mot d´un pensant, à venir au coeur/ humus forestier, non aplani, des orchis et des orchis, isolés/des choses crues, plus tard, en route distinctement/celui qui nous conduit, l´homme qui les entend aussi/à moitié parcourus, les sentiers de gourdins dans la haute fagne,des choses humides,beaucoup (trad. de l'allemand de Bertrand Badiou et Jean-Claude Rambach)

"Todtnauberg" témoigne de la rencontre entre le poète et le philosophe et décrit la constitution de deux camps opposés, pro- et anti-heideggérien. Au fur et à mesure, la controverse autour du lien Celan-Heidegger devient l'un des principaux ressorts de la réception. On en a souvent conclu que ce poème avait été l’occasion d’une rupture, évidemment compréhensible de la part du poète. Or, il semblerait que le dialogue se soit poursuivi entre les deux hommes: Celan avait fait parvenir son poème à Heidegger, et on connaît depuis 1997 une réponse de Heidegger au poème, que Pöggeler commente avec finesse (Pöggeler, 2000). Celan et Heidegger se seraient à nouveau rencontrés en juin 1968, puis en mars 1970, quelques semaines seulement avant la mort du poète. Otto Pöggeler rapporte que Heidegger, se rendant compte de l’état désastreux dans lequel se trouvait alors Paul Celan, aurait souhaité lui montrer les contrées salvatrices de la Forêt Noire et du pays de Hölderlin, qui l’avaient autrefois aidé à surmonter ses propres crises personnelles.
*Pöggeler, O. 2000, Der Stein hinterm Aug. Studien zu Celans Gedichten. München, Wilhelm Fink Verlag.
Sur les circonstances exactes de cette rencontre, on peut aussi consulter le dossier du Magazine littéraire de janvier 2002, avec une lettre de Heidegger à Celan et d'autres documents...

Il visita Israël en 1969.

Paul Celan se donna la mort en se jetant dans la Seine en Avril 1970 .


Dans un poème longtemps inédit, daté du 4 août 1969, il écrivait :

Tu jettes après moi, un noyé,
de l’or :
peut-être qu’un poisson
se laissera soudoyer

Mort, donne-moi
Ma fierté


1 commentaire:

Fernanda Damas Cabral a dit…

Un travail très utile, à ceux qui étudient CELAN depuis 2003, comme moi. Et à ceux qui cherchent le début, le vrai début.
Une ouverture sure le Poète et puis
toujours un Poéme.
Merci beaucoup.
Cés la meilleur façon d'aimer et de comprendre PAUL CELAN.
Lisbonne.
FDC - 1945