Hegel avait observé que seulement avec le christianisme étaient entrées dans les représentations artistiques la douleur et la laideur, parce que "on ne peut pas représenter dans les formes de la beauté grecque le Christ flagellé, couronné d'épines..crucifié, agonisant." Il avait tort, car le monde grec n'était pas seulement celui des Veneri(1) en marbre blanc mais aussi celui du supplice de Marsyas(2), de l'angoisse d'Oedipe ou de la passion mortifère de Médée. Mais dans la peinture et la sculpture chrétiennes les visages défigurés par la douleur, même sans arriver au sadisme de Mel Gibson ne manquent pas. Dans chaque cas la difformité triomphe, rappelait toujours Hegel (pensant en particulier à la peinture haute allemande et flamande), quand se montrent les persécuteurs de Jésus.
Maintenant quelqu'un m'a fait observer que dans un célèbre tableau de Bosh sur la passion (conservé à Gand) apparaissent entre autres bourreaux horribles, deux qui feraient pâlir d'envie beaucoup de chanteurs rock et leurs jeunes imitateurs : l'un avec un double "piercing" au menton et l'autre avec le visage tout transpercé de divers bricoles(3) métalliques. Sauf que Bosh voulait de cette façon réaliser une sorte d'épiphanie de la méchanceté (anticipant la conviction lambrosienne(4) que qui se tatoue ou altère son propre corps est un délinquant né), alors que aujourd'hui on peut(5) nourrir des sentiments d'ennui devant de jeunes garçons et de jeunes filles avec la perle sur la langue, mais il résulterait sinon encore(6) statistiquement erroné de les considérer génétiquement tarés.
Si ensuite nous réfléchissons que beaucoup de ces mêmes jeunes s'évanouissent(7) après en face de la beauté classique de George Clooney ou de Nicole Kidman, il devient clair qu'ils font comme leurs parents : lesquels d'un côté achètent automobiles et téléviseurs désignés selon les canons renaissances de la divine proportion, ou affolent les Offices pour prouver le syndrome de Stendhal, et d'un autre côté s'amusent de film "splatter" où la matière cérébrale se réduit en bouillie sur les murs, achètent dinosaures et autres petits monstres à leurs petits enfants, et vont jusqu'à admirer l'happening d'un artiste qui se tranche les mains, se tourmente les membres ou se mutile les organes génitaux.
Tant les pères que les fils ne restent pas réfutant chaque commerce du beau(8), choisissant seulement ce qui dans les siècles passés était considéré horrible. Cela arrivait jamais par hasard quand les futuristes, pour étonner le bourgeois, proclamaient "nous faisons courageusement du laid en littérature", et Palazzeschi (en Il controdolore de 1913) proposait, pour éduquer sainement les enfants à la laideur, de leur donner, comme jouets éducatifs, "marionnettes bossues, aveugles, gangréneux, estropiés, phtisiques, syphiliques, qui mécaniquement pleurent, crient, se plaignent, viennent assaillis d'épilepsie, peste, choléra, hémorragies, hémorroïdes, écoulements, folie, râlent, s'évanouissent, meurent." Simplement aujourd'hui on jouit dans certains cas du beau (classique), et on sait reconnaître un bel enfant, un beau paysage ou une belle statue grecque, et dans d'autres cas on retire du plaisir par ce qui hier était vu comme insupportablement laid.
Mieux, parfois on élit le laid comme modèle d'une nouvelle beauté, comme accord avec la "philosophie" cyborg. Si dans les premiers romans de Gibson (William cette fois, et on voit que "nomina sunt numina*") un être humain dont les divers organes étaient substitués par des appareils mécaniques ou électroniques pouvait encore représenter une inquiète vaticination(9), aujourd'hui quelques féministes radicales proposent de supprimer les différences sexuelles à travers la réalisation de corps neutres, post-organes ou "trans-humains", et Donna Haraway lança comme slogan "je préfère être cyborg que déesse".
Selon certains cela signifie que dans le monde post-moderne s'est dissous une quelconque opposition entre beau et laid. Il ne s'agirait pas néanmoins de répéter avec les sorcières de Macbeth, "le beau est laid et le laid est beau". Les deux valeurs se seraient simplement amalgamées perdant leurs caractères distinctifs.
Mais est-ce vrai? Et si certains comportements de jeunes ou d'artistes fussent(10) seulement des phénomènes marginaux, célébrés par celles qui sont en minorité par rapport à la population de la planète? A la télévision nous voyons des enfants qui meurent de faim réduits à un squelette au ventre gonflé, nous apprenons des femmes violées par les envahisseurs, nous savons des corps humains torturés, et d'autre part ils nous tournent continuellement devant les yeux les images pas si lointaines(11) d'autres squelettes vivants destinés à une chambre à gaz. Nous voyons des membres déchirées à peine hier par l'explosion d'un gratte-ciel ou d'un avion en vol, et nous vivons dans la terreur que cela puisse demain arriver aussi à nous. Chacun sent très bien que ces choses sont laides, et aucune conscience de la relativité des valeurs esthétiques ne peut nous convaincre à les vivre comme objet de plaisir.
Peut-être alors cyborg, splatter, La Chose qui vient d'un autre monde, et les "films catastrophes" sont des manifestations de surface, enfantées par les mass média, à travers lesquels nous exorcisons une laideur bien plus profonde qui nous assaille(12), nous terrifie et que nous voudrions désespérément ignorer, faisant semblant que tout soit par comédie(13).
Notes
1 les Veneri sont (approximativement) des représentations sculpturales de déesses mères.
2 le supplice (l'écorché et jeté sa dépouille dans une grotte) infligé par Apollon le punissant de sa démesure (hubris).
3 ammennicoli bricoles, babioles.
4 Cesare Lombroso (1835-1909) était un professeur de médecine légale italien, dont l'ouvrage maître L'homme délinquant, qui influence aujourd'hui jusqu'aux plus hautes spères de l'Etat français, affirmait l'innéité de la criminalité et son repérage par certaines caractéristiques crâniennes. Notons qu'au Congrès d'Anthropologie criminelle de Rome (1895), son principal opposant était un anthropologue français Lacassagne.
5 si possono
6 se non altro
7 vanno in deliquio
8 non stanno rifiutando ogni commercio con il bello
9 vaticinio oracle, prophétie
10 fossero
11 non molto remote
12 che ci assedia qui nous assiège
13 facendo finta che tutto sia per finta
*"les noms sont des présages".
Cette bustina di Minerva est parue dans "L'espresso" du 14 septembre 2006 et son auteur est Umberto Eco.
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