dimanche 19 mai 2013

Management

Musso Pierre. Management. in: Quaderni. n°63, Printemps 2007. Nouveaux mots du pouvoir : fragments d'un abécédaire. pp. 64-66.


Tout anglo-saxon qu'il soit apparu au moment où il a été réimporté dans la langue des technocrates hexagonaux, management vient du vieux français « manage, maisnage, mesnage », faisant référence à la famille, à la maison, à l'administration des biens et à l'idée même de gouvernement de la maison (du « ménage »).
Dès le XVIe siècle, Olivier de Serres décrit le rôle essentiel du « ménager » dans la gestion de l'entreprise agricole, soit une bonne organisation du travail et un bon gouvernement « afin que sachant bien commander ceux [que le père de famille] a sous soi, il en puisse tirer l 'obéissance nécessaire ». Dieu est encore, selon lui, le « souverain ménager, par sa providence » (Théâtre d'agriculture et ménage des champs, 1600). Dans le sens moderne, management peut être considéré comme un équivalent du mot économie. On le trouve au début du XXe siècle chez Frederick W. Taylor, ouvrier devenu contremaître puis ingénieur, qui publie en 1903 un ouvrage intitulé Shop Management appelé à devenir une sorte de manifeste pour Y American Society of Mechanical Engineers qui rassemblait Pavantgarde des ingénieurs et industriels américains. Taylor publie ensuite les Principles of Scientific Management (1911), fruit de sa pratique théorisée d'ingénieur dans de très grandes entreprises industrielles comme la Midvale Steel Company de Philadelphie et la Bethlehem Steel Company.
 
Chez Taylor, le management définit l'organisation scientifique du travail, en prolongement de la théorie de la division du travail de Smith. Le but est d'éliminer les pertes de temps, notamment « la flânerie », et d'augmenter le rendement pour assurer la prospérité de tous. À la même époque, l'ingénieur français Henri Fayol, le père de l'administration scientifique des entreprises, formule dans son Administration industrielle et générale (1916) les principes de la théorie industrielle du management : prévoir, organiser, commander, coordonner, contrôler. En 1941, James Burnham annonce The Managerial Revolution en attendant que Peter Drucker, consultant auprès de grandes sociétés, élabore une oeuvre doctrinale qui en fera le Pape du management moderne, avec ses bréviaires The Practice of Management (1954), puis Managing for Results (1964).
 
Au-delà du contrôle de la rentabilité, le management s'impose comme une théorie générale de l'efficacité qui déborde largement la sphère de l'entreprise et s'applique à toutes les organisations sinon aux individus. S'annonce et s'impose ainsi une nouvelle rationalité en Occident : celle du dogme de Yefficiency qui, comme l'a bien montré Pierre Legendre, prétend à l'universalité. La culture de l'entreprise est sortie de sa sphère « micro » pour devenir une culture à vocation planétaire. Cette rationalité de l'efficacité s'est substituée à la théorie de l'utilité qui, depuis le XVIIIe siècle, occupait la place centrale dans l'économie classique de Smith, Say ou Bentham. Désormais, l'obligation s'impose à chacun d'être « efficace » : pas simplement au travailleur, mais aussi au consommateur, à l'épargnant, au rentier, voire au promeneur. Toute activité, fut-ce la sieste ou la visite d'un musée, devient objet de mesure et de calcul de rentabilité. Est-on en défaut d'efficacité, c'est non seulement l'exclusion de l'entreprise, mais la marginalisation sociale. Tant pis pour les faibles, les inefficaces, les « chariots », etc. Le triomphe du management s'appuie sur une logique de compétition sportive et de concurrence économique. Théorie de la guerre sans la guerre, mais non sans la mort socio-économique (chômeurs, exclus, marginaux, etc). Économie de la guerre dans les deux sens de la formule, le management porte la culture du défi, du challenge, du dépassement de soi. L'ordre de l'efficacité est intériorisé et même autogéré. Chacun se trouve enrôlé au nom du patriotisme économique, celui de l'entreprise, du groupe, voire de l'intérêt du pays ou de l'Europe. Autrement dit, le management est devenu une idéologie très puissante, portée à travers le monde par l'Occident, en complément à la métaphysique des droits de l'homme. La révolution managériale annoncée par Burhnam s'est ainsi accomplie. Désormais, le manager peut dire, tel un oracle, « Je crois que... » et sa parole devient prophétie. Son Verbe est Vérité. Conformément à la vision d'Olivier de Serres, Dieu demeure « souverain ménager » et certains, tel Bob Briner, veulent encore voir en Jésus le meilleur manager de l'histoire :
« Jésus-Christ règne sans discussion comme le plus grand manager que le monde ait jamais connu ». La sacralisation du management comme dogmatique universelle n'en consacre pas moins les managers en nouveaux dieux. Étrange sécularisation qui transforme de simples gestionnaires de l'administration des choses en visionnaires du gouvernement des hommes.
 
Références
Luftalla M., Aux origines de la pensée économique, Economica 1981.
Thiétart R-A., Le management, P.U.F., coll. « Que sais-je ? », 2001.
Legendre P., Leçons VII. Le désir politique de Dieu, Paris, Fayard, 1988.
Briner B., Gesù corne manager, Mondadori, 1998.
Le Goff J.-R, Le mythe de l 'entreprise, Paris, La Découverte, coll. « Essais », 1993.
Dernier Fr., Principles of Scientific Management of F. W. Taylor (1911), Encyclopaedia Universalis.

Terrorisme, terroriste


Marc Jaquemain,  Terrorisme, terroriste. In: Quaderni. n°63, Printemps 2007. Nouveaux mots du pouvoir : fragments d'un abécédaire. pp. 89-91.
 
Historiquement et selon tous les dictionnaires, terrorisme est apparu dans la langue française pour désigner la terreur Robespierriste des années 1793-94. Ce fut là, pendant très longtemps, le seul ou à tout le moins le principal usage du mot (on le trouve encore dans le Dictionnaire de l'Académie française de 1932). L'étymologie présente donc ici un double intérêt : d'une part, elle montre que le terrorisme peut constituer une politique d'État à l'encontre de sa propre population, y compris d'un État démocratiquement légitime selon les critères de son époque ; d'autre part, elle souligne que le mot est né dans un contexte non problématique puisque le terme de « terreur » était revendiqué à l'époque par le pouvoir lui-même.

Depuis au moins le milieu du siècle dernier, le mot terroriste est devenu, à l'inverse, un qualificatif presque exclusivement péjoratif et sert presque toujours à désigner l'adversaire (Al Qaeda faisant exception puisque certains de ses chefs affirment ouvertement vouloir terroriser les « ennemis d'Allah »). Durant la Seconde Guerre mondiale, le terme fut d'ailleurs utilisé abondamment par les troupes d'occupation allemande posur désigner les sabotages ou assassinats commis par ceux que l'histoire retiendra comme des « résistants ». Dès lors, la production d'une définition communément admise du terrorisme devient particulièrement difficile : le terroriste de l'un est le combattant de la liberté de l'autre. L'attribution du label terroriste plutôt que « résistant » est donc en lui-même un champ de bataille opposant les pouvoirs institués et ceux qui leur résistent pour la conquête des opinions publiques. Comment le pouvoir peut-il tenter d'imposer son point de vue ? La première stratégie consiste à proposer une définition dont le contenu idéologique est ouvertement affirmé : le terroriste, c'est celui qui s'attaque au « bon » système politique, celui que défend le pouvoir lui-même. Il y a un siècle et demi, Hugo donnait un modèle presque canonique de ce type de définition : « Le terrorisme et le communisme combinés se prêtant mutuellement appui ne sont autre chose que l'antique attentat contre les personnes et contre les propriétés »(1). Dans ce discours, ce qui fait le terrorisme, ce n'est pas tant les moyens employés que la cible visée : « nos » valeurs, « notre » mode de vie. George Bush assurément s'accommoderait volontiers d'une telle définition, qui déclarait à une réunion de membres du congrès le 23 octobre 2001 : « L 'objet du terrorisme est de nous forcer à changer notre mode de vie, à battre en retraite, à être ce que nous ne sommes pas » (site du Département d'État Américain). Mais une partie de la pensée de gauche y souscrit également, fut-ce implicitement. Ainsi, un philosophe aussi nuancé que Michael Walzer, tentant de définir dans quelle situation extrême tous les moyens pourraient être bons contre un adversaire, suggère que ce serait le cas si était en jeu « la fin d'un mode de vie autant qu'une somme de vies particulières la disparition des "gens comme nous " »(2).
 
L'idée que le terrorisme est dans l'intention du terroriste, dans la finalité qu'il vise est évidemment confortable pour le pouvoir en place, mais elle présente un inconvénient majeur : elle peut difficilement susciter l'adhésion en dehors de la population directement visée (et encore). Dans le monde globalisé où les conflits se jouent aussi sur le terrain de l'opinion publique mondiale, on ne peut construire des alliances qu'en faisant du terrorisme un acte objectivement condamnable, et non pas seulement aux yeux du pouvoir qui s'exprime, ni même des gens « comme nous ».
 
En dehors de toute considération morale et du simple point de vue de l'efficacité rhétorique, tout pouvoir institué a donc intérêt à produire une définition opérationnelle du terrorisme, basée non sur les intentions mais sur les moyens mis en oeuvre. De telles définitions existent, comme par exemple celle de l'encyclopédie virtuelle Wikipédia : « Le terrorisme consiste en la pratique, par une personne, un groupe ou un État, de crimes violents destinés à produire sur leur cible (la population) un sentiment de terreur souvent bien supérieur aux conséquences réelles de l 'acte. Le terrorisme vise la population civile en général ou une de ses composantes, une institution ou la structure d 'un État ». Mais ce type de définition pose un autre problème aux pouvoirs en place : peu d'entre eux peuvent alors s'exempter de toute suspicion de terrorisme. Ainsi, à partir de la définition simple proposée par Walter Laqueur - « l 'usage systématique du meurtre, de la violence physique ou de la destruction, ou la menace de cet usage, à des fins politiques » (3) -, il n'est pas difficile de montrer que toute guerre est une entreprise terroriste, ce qui n'est certainement pas l'intention de l'auteur. On peut envisager, de manière plus restrictive, une définition centrée sur le ciblage explicite de civils. Même ainsi, comme le montre Jean-François Kahn (4), les démocraties occidentales peuvent difficilement apparaître comme innocentes tant par leur histoire (Hiroshima, Dresde), que dans l'actualité (les bombardements de Bagdad ou de Falloudjah, dans la guerre contre l'Irak). Les pouvoirs ont donc généralement adopté une troisième stratégie : laisser le terrorisme dans l'impensé. Le mot lui-même doit constituer par sa seule invocation un instrument de terreur et de justification des politiques « anti-terroristes ». Sur ce point, Bush, Blair et Poutine semblent bien d'accord. Dans la foulée, il est décisif de disqualifier à l'avance toute tentative d'explication du phénomène terroriste ; toute tentative d'analyse causale risque de faire apparaître chez les terroristes des motivations que nous pourrions partiellement partager : la pauvreté, la domination l'humiliation, la soif de justice ou de dignité. Dès lors que le terroriste serait ainsi partiellement « humanisé », il cesserait de constituer le mal absolu, contre lequel toute forme extrême de répression et de contrôle constitue, précisément, un « moindre mal ». Pour que le discours fonctionne, le terrorisme doit rester incompréhensible. Mais il est clair que ce dernier choix, celui du brouillard, porte lui aussi sa faiblesse : il rend cognitivement inconsistante la rhétorique anti-terroriste face à une opinion publique dont le niveau d'éducation et de méfiance s'accroît (en dépit des médias, dont la lucidité progresse plus lentement). La meilleure preuve en est sans doute l'échec psychologique avéré de la politique américaine qui en cinq ans, a non seulement dilapidé le capital de sympathie accumulé après l'attaque du 11 septembre 2001, mais a suscité un niveau global d'hostilité presque équivalent à celui qui prévalait lors de la guerre du Viêt-Nam. Le terrorisme, mot du pouvoir, peut donc à tout moment se retourner contre lui.
 
1. Victor Hugo, Choses vues, Laffont, coll. « Bouquins », 1987, p. 1040. ,
2. Waltzer M., De la guerre et du terrorisme, Paris, Bayard, 2004, p. 70.
3. Laqueur W, No End to War : Terrorism in the 21st Century, New York, Continuum, 2004, p. 238.
4. Kahn Jean-François, Le Camp de la guerre, Paris, Fayard, 2004.
 
Références
Challiand G. et Blin A. (dir), Histoire du terrorisme, de l'Antiquité à Al Qaeda, Paris, Bayard,2004.
Clarke R., Contre tous les ennemis. Au cur de la guerre américaine contre le terrorisme, Paris, Albin Michel, 2004.
Laqueur W., No End to War. Terrorism in the Twenty-first Century, New York, Continuum, 2004.
Walzer M., De la guerre et du terrorisme, Paris, Bayard, 2004.
 

samedi 18 mai 2013

"LES ILLUSIONS DU MANAGEMENT : Pour le retour du bon sens"

par Olivier BESSEIGE
Jean-Pierre LE GOFF, 51 ans, est philosophe de formation et sociologue au CNAM. Il travaille au sein du laboratoire de sociologie Georges Friedmann. Il préside également "le club politique autrement" dont les travaux concernent les conditions d’un renouveau de la démocratie et de la citoyenneté dans les sociétés développées. 
Avec le service de Formation Professionnelle d’EDF, il réalise en 1995, une étude visant à développer une nouvelle approche de la formation du management.
Il écrit en 1996, "les illusions du management".
Auparavant, il avait écrit Le mythe de l’entreprise qui est publiée une 1ère fois en 1992, puis en 1995, sous le titre réactualisé "Le mythe de l’entreprise : critique de l’idéologie managériale". Son dernier ouvrage est sorti en 1998 "Mai 68 : l’héritage impossible".
POSTULATS
 Le management moderniste considère l’activité de management comme une affaire d’outils et de techniques manipulés par des spécialistes. Cette orientation s’explique selon l’auteur par les théories néobehavioristes qui servent de sous bassement à la théorie managériale. Celles-ci réduisent l’homme a un ensemble de mécanismes que l’on peut actionner. Le premier postulat de l’auteur est d’aller contre cette idée d’ "homme sans intérieur", "actionnable". La motivation par exemple n’est pas une donnée que l’on peut déclencher à loisir, elle met en jeu de multiples facteurs dont on ne saurait se rendre maître.
Le Management moderniste veut mettre tous les "acteurs" de l’entreprise sur un pied d’égalité sur le plan de l’implication et de la responsabilité individuelle. Prenant en compte la subjectivité individuelle, il pense pouvoir amener chacun à s’impliquer de la même manière dans l’organisation niant de fait la distance existant entre dirigeants et dirigés.
L’auteur se porte contre cette négation des différences de situation (fonctions…), d’aspirations et de responsabilité. Des écarts existent, ce que confirment les entretiens réalisés avec de nombreux managers dont le problème vient précisément de cet écart entre le haut et le bas qui rend difficile la mise en place des stratégies décidées par la direction.
Cette négation des différences conduit à une dilution de la figure du pouvoir.
Pour l’auteur, la figure du pouvoir est indispensable dans l’entreprise et on ne peut écarter la part nécessaire de contrainte dans le travail
 
HYPOTHÈSES OU IDÉES QUE LE TEXTE S’ATTACHE A DÉMONTRER
 Le Management est un art (1) : il implique une grande habileté un savoir faire qui ne peut se résumer à l’application de technique (non aux outils et au formalisme) ; Un manager gagne sa légitimité sur le terrain, "au feu", par sa capacité à bien gérer (performance du résultat, équité vis à vis de ses subordonnés) les situations auxquelles il est confronté. JPLG s’attachera à le démontrer en ayant recours à l’analyse d’entretiens qu’il a réalisés avec des managers. A partir des qualités que les managers considèrent comme essentielles (expériences, capacité de décentrement), il identifie 4 grandes dimensions de l’activité de management.
De cette étude de l’activité de management, il déduira les modalités d’un enseignement de management.
(1) Manière de disposer, combiner habilement

Depuis le début des années 80, le contexte économique est devenu plus instable ; la concurrence s’est accentuée, l’avenir est devenu plus incertain. Le management moderniste a amplifié cette déstabilisation due à l’environnement.

Il établit le changement comme norme et "instaure une vision chaotique du monde" ; ce changement permanent auquel on ne peut s’adapter mais qui impose une rupture n’est pas de nature à rassurer les salariés, qui perdent leur repères : "le monde devient un vaste chantier en reconstruction permanente, une course contre la montre".

Le discours qu’il instaure et l’utilisation du langage (critère de reconnaissance) qu’il impose altèrent et dénaturent la perception que les individus ont de l’environnement. Le recours constant à des outils "miracles" ne fait qu’augmenter le phénomène de diffraction. Ainsi, le monde devient encore plus incompréhensible, et les gens ne se comprennent plus.

La négation des écarts entre dirigeants et dirigés (cf. supra) qu’il opère ne fait que renforcer ce phénomène, car les messages du management qui ne tiennent pas compte de la situation, des aspirations des individus ne font plus sens à leurs yeux. Selon l’auteur, il s’agit aussi d’une récupération d’aspiration sociales qui ont voulu voir dans l’entreprise le reflet de la société celle-ci devenant à ce titre devrait donc être le lieu de l’exercice d’un pouvoir démocratique. Mais cette confusion ne vise qu’à endormir les tensions au sein de l’entreprise. Elle est dangereuse car elle occulte la nature profonde de l’entreprise qui est de faire du profit.

On pourrait croire que comme ce modèle mène l’entreprise dans le mur, il s’adaptera et prendra en compte la pluralité des points de vue… mais rien n’est moins sûr, car il n’est pas "apprenant" : Il glorifie une performance sans faille et l’échec n’est vu que comme une contre-performance dû à une mauvaise application des paradigmes du modèle. Il n’est donc pas source d’apprentissage.
 
MODE DE DÉMONSTRATION
Volonté de faire table rase de toutes les conceptions modernistes du management et de tous les mythes qui gravitaient autour de l’entreprise dans les années 80 et 90 pour partir de la seule chose indubitable en management : c’est une pratique. Il se réfère donc aux practiciens pour mettre en lumière le management d’aujourd’hui et critiquer les dogmes du management moderniste. Puis il s’appuie sur cette réalité pour définir l’activité de management et les attentes que peut avoir un manager vis à vis d’une formation de management. Il conclut sur les aspects de cette formation et l’importance à accorder à ce qui ne semble pas être directement utilisable dans l’activité quotidienne du manager et qui joue pourtant un rôle considérable : la culture générale.
 
RÉSUMÉ
Le management est une notion dont les contours sont difficiles à cerner et Jean-Pierre Le Goff choisit de s’intéresser à la partie du management qui concerne "l’encadrement d’équipes de travail au sein des services, des ateliers et des bureaux", c’est à dire le management de la ressource humaine. Une fois cette précision effectuée, l’auteur nous convie à remettre en cause la conception dominante de cette activité : celle du management moderniste qui l’envisage comme une affaire de techniques et d’outils manipulés par des spécialistes.
Il critique également le parler-creux voire le penser-creux des ténors de cette discipline qui tendent de fait à imposer un vocabulaire, une façon de voir le monde qui le dénaturent et qui empêchent les individus de se comprendre.
Les outils que développe et sacralise le management reposent sur les théories néobehavioristes américaines qui réduisent l’être humain à une série de mécanismes élémentaires. Le comportement humain est déterminé par un ensemble de paramètres qu’il est possible de maîtriser. On n’a plus recours au compromis, à la négociation mais au maniement d’une technique, parfaite. Ainsi l’erreur devient une erreur technique (mauvaise prise en compte des paramètres) et perd son rôle formateur. Cette logique est aussi à l’œuvre, selon l’auteur, derrière les travaux de Taylor et même si aujourd’hui le management moderne y adjoint une dose d’éthique, le changement ne semble pas radical, puisque le management reste sourd, incapable de penser autrement qu’avec sa propre logique et ses propres références.
A l’entendre, le management moderniste souhaite "réconcilier en une vaste synthèse harmonieuse, l’économique, le social, et le culturel. Il entend faire en sorte que les objectifs de l’entreprise moderne soient partagés par tous […] répondre à une demande de participation […] aux aspirations à l’autonomie et à la responsabilité." On pourrait à première vue être conquis par de si louables intentions, mais le management moderniste veut véhiculer l’image d’une entreprise consensuelle, homogène. Il nie les écarts résultant des différences de fonction, d’aspiration, tout le monde doit s’impliquer et adhérer de la même façon aux objectifs et valeurs de l’entreprise. La communication surabondante et totale à tous les niveaux de l’entreprise a cherché à imposer cette "fusion" des objectifs. Il en appelle à l’autonomie et à la responsabilité à tous les niveaux. Ce qui est gênant dans cette conception, outre le fait que les salariés n’y adhèrent pas, est cette démission du pouvoir vis à vis de ses responsabilités : c’est pourtant à lui d’assumer les conséquences des orientations qu’il détermine. Les salariés doivent se déterminer vis à vis des orientations décidées, mais en aucun cas s’engager et assumer directement les conséquences de telles orientations. Exiger cette attitude des salariés et du management, c’est les placer dans une position délicate et dans un grand désarroi : le management est ainsi censé promouvoir l’autonomie et la responsabilité auprès des subordonnés, tout en devant assurer la "convergence des objectifs et des actions".
Ce sont les notions de pouvoir, d’autorité qui sont ici en apparence contestées par le management moderniste, et dont il s’agit d’expliciter le rôle fondamental.
JPLG commence par définir ces deux notions :
Le pouvoir doit être envisagé comme "une instance décisionnelle qui incarne l’unité d’une collectivité et qui a la charge du maintien d’un ordre nécessaire et de la réalisation d’objectifs communs à cette collectivité. Pour ce faire, il est doté de ressources, de moyens et dispose d’un système de sanctions. Les relations sont asymétriques (le pouvoir met en jeu deux entités qui ne sont pas comparables) de commandement et d’obéissance qui peuvent s’exercer par la persuasion ou la force."
L’autorité ne se confond pas avec le pouvoir, puisqu’elle implique une relation dissymétrique (les deux entités sont comparables) qui est acceptée d’emblée comme légitime. Il n’est d’autorité que reconnue et ses fondements sont divers (tradition, souveraineté populaire, compétences…).
Par exemple on parlera du pouvoir de l’entreprise sur les salariés, mais de l’autorité d’un manager.
Si l’on s’intéresse au pouvoir dans l’entreprise, on s’aperçoit que depuis le XIXème siècle, différentes idéologies ont tenté "d’étendre les conquêtes républicaines au sein des rapports économiques". En fait, l’idéologie socialiste a voulu faire fonctionner l’entreprise sur le mode républicain (élection des chefs, appropriation collective des moyens de production…). Le management moderne a détourné ces aspirations à l’autonomie et à la responsabilité à son profit. Il cherche à mobiliser davantage les salariés, et se décharger d’une partie de ses responsabilités "sociales" (le salarié est responsable de son employabilité…).

Si l’on veut considérer objectivement la situation, la question de la nature du pouvoir dans l’entreprise reste posée. Peut on finalement parler d’une citoyenneté dans l’entreprise voire d’une entreprise citoyenne comme un certain nombre de discours l’ont proclamé ces dernières années ? Pour JPLG il est important d’éviter toute confusion entre les notions de citoyenneté qui fait référence à une situation d’égalité politique de doit que confère le statut de citoyen et la situation du salarié qui est lié à l’entreprise par un contrat de fait, il s’agit avant tout de savoir travail qui inclut la notion de subordination. Certes, cette subordination est encadrée par la loi, mais elle demeure. Car des règles (et donc la subordination des individus à ces règles) sont nécessaires pour assurer la coexistence entre membres de la collectivité de travail et l’atteinte de l’objectif économique. En fait, il ne faut pas oublier la spécificité économique de l’entreprise : "entité produisant des biens et services destinés à être vendus sur un marché". Finalement, le pouvoir en entreprise renvoit à deux domaines : le pouvoir comme instance qui définit les orientations et effectue des choix et le pouvoir d’encadrement.

Le premier reste essentiellement le domaine des dirigeants. Certes, les salariés interviennent via les comités d’entreprise "sur le contenu, les conditions d’exercice et l’organisation du travail, mais ce n’est finalement pas le domaine du management. Le domaine du management c’est la direction du processus de production (au sens large), la mise en commun et la coordination des ressources. Ainsi, il est responsable du respect d’un certain nombre de règles nécessaires. Mais le management ne peut être réduit à ce seul encadrement de la production, car si l’on ne revient pas sur la nécessité du maintien d’un certain ordre, le contrôle que cherche à exercer le management va bien au delà des seules exigences du processus de production, notamment au travers des exigences d’implication et de motivation que nous avons vu précédemment. Pour atteindre ce niveau d’implication, le management cherche à actionner des leviers qui visent à faire tomber les résistances au changement individuelles (liées au passé, à la peur du changement), les barrières psychologiques, occultant de fait des facteurs objectifs de motivation que sont l’intérêt que l’on porte à l’activité, la satisfaction que l’on retire (nature de l’objet produit…). En clair, la "motivation […] suppose des conditions, met en jeu de multiples facteurs dont on ne saurait prétendre se rendre maître".
JPLG démontre son point de vue en s’appuyant sur les entretiens qu’il a réalisé avec des managers, redonnant ainsi la parole à la pratique. Ces quelques pages sont essentielles puisqu’il reprend et "démontre" les idées qu’il vient d’avancer, tout en annonçant les développements ultérieurs sur la nature réelle de l’activité de management.

On ne peut dissoudre la relation hiérarchique, et "si désormais on ne commande plus les hommes de la même façon dans le travail, on n’en continue pas moins à les commander". L’activité de management ne peut se résumer à la mise en œuvre de techniques, les managers soulignent l’importance de l’expérience humaine, de la confrontation à des situations réelles, tout comme ils mettent en avant cette "part d’inné, de feeling". Ils valorisent ainsi la personnalité, l’expérience et l’ouverture d’esprit : "avoir des qualités dans les contacts humains, cela veut dire être capable d’écouter […] pour comprendre et bien comprendre les autres".

Pour conclure, JPLG écrit : "Le management en entreprise implique un savoir faire, une habileté qui n’est pas pure application de techniques […] mais suppose une ouverture d’esprit, une souplesse dans les relations humaines et un grand sens pratique. L’expérience sur le terrain avec sa part irréductible d’échec, est incontournable".
Après cette mise au point sur le pouvoir en entreprise et les techniques de management, JPLG s’attaque à la notion de métier que le management moderniste tend à nier. En effet, le management, face aux évolutions des réalités productives est amené à considérer que la notion de métier a perdu toute signification, niant à nouveau, mais d’un point de vue identitaire cette fois-ci, les écarts existant entre les salariés de l’entreprise. Il organise de ce fait une déstabilisation des repères de l’identité individuelle et collective. JPLG prend l’exemple du métier d’ingénieur dont l’essentiel de l’activité n’est plus aujourd’hui centré autour de la technique mais du management. Ainsi, "la figure classique de l’ingénieur disposant de solides connaissances tend à s’estomper au profit du manager." Certes l’ingénieur est amené à exercer bon nombre de responsabilité qui sortent du cadre stricte de la technique pour gérer des aspects financiers, organisationnels, relationnels…
En fait il est possible d’identifier 3 grands pôles de l’activité d’ingénieur que l’on peut relier aux changements dans le fonctionnement de l’entreprise :
Pôles de l’activité Changements organisationnels
Coordination entre différents secteurs organisationnellement distincts Décloisonnement et meilleure gestion des interfaces pour assurer la flexibilité nécessaire au recentrage sur les exigences du client.
Pilotage de projets ou d’affaires Mise en place d’équipes et groupes spécifiques
Encadrement d’une ou plusieurs équipes dans ateliers ou services. Mise en place de groupes autonomes spécialisés autour d’un produit
Ces nouvelles activités semblent faire plus appel aux compétences d’un manager qu’à celles d’un ingénieur…et pourtant on ne peut faire fi de la notion de "métier" comme semble le faire le management moderniste : un ingénieur n’est pas qu’un manager et la technique demeure une référence centrale. Elle est le fondement de l’autorité professionnelle et c’est elle qui détermine le biais par lequel l’ingénieur va aborder ses activités : ce biais technique est essentiel dans la coordination, la mobilisation, le chiffrage de projets qui ne peuvent être correctement effectués que si "l'on connaît le métier" et ses exigences.
 
Les erreurs du management ne se limitent pas au domaine du pouvoir dans l’entreprise ou à la notion de métier, elles concernent également la gestion des évolutions imposées à l’entreprise par l’environnement et les orientations qu’il a choisi pour s’y adapter.

Du fait des évolutions de l’environnement (internationalisation et concurrence plus intense), l’entreprise attend davantage de ses salariés en termes d’implication, de niveau de compétences, mais les différents messages qu’elle fait passer, loin de rassurer les employés, les démotivent, d’autant qu’ils peuvent se retrouver tiraillés entre des exigences contradictoires : "On a des consignes en termes de management. On nous demande d’être plus participatif, mais de mettre davantage de pression pour tenir les objectifs". Ce que JPLG reproche aux approches managériales, c’est de croire qu’on peut gérer mécaniquement ces transformations (avec des outils) en n’ayant à prendre en compte que des facteurs d’ordre psychologiques (résistance au changement) ou structurels (cloisonnements…). Le nouveau type de management ne cesse d’en appeler à l’autonomie et à la responsabilité de tous, à la remise en question d’habitudes voire de rapport au travail (concept du client roi), à l’évolution des compétences et à l’implication. Mais, prisonnier de ses conceptions qui ne reconnaissent par les écarts de situations, de fonctions, le management échoue à atteindre son but : faire passer le changement…

Par exemple, le concept du "client roi", et donc l’abandon de la culture de métier au profit de la priorité à accorder aux exigences du client n’a rien d’évident. Cela suppose un autre type de relation au métier, l’implication et la gratification que le salarié peut en retirer ne sont pas du même ordre. Les pratiques managériales ne prennent pas en compte ces changements qu’impliquent ces transformations au niveau du "bas", car le haut ne sait pas se mettre à la place du bas (il considère par exemple que tout le monde peut appréhender le changement, alors que certaines catégories de salariés, oubliées pendant de nombreuses années n’ont pas les outils, la formation de base) . Elles ne font que renforcer les inquiétudes. L’utilisation abusive d’outils (évaluation…) ne fait que brouiller encore plus les messages et donnent l’impression à l’encadrement – qui a la charge de les mettre en œuvre en plus de son travail quotidien - d’être le nez dans le guidon et de perdre toute capacité à prendre du recul.
 
Après avoir douté de tout et fait table rase, JPLG entame sa refondation du management en s’inspirant de la pratique des managers qu’il a interviewé.
Il identifie 4 dimensions de l’activité de management:

Une Ethique de situation

"C’est un ensemble de principes que les acteurs se donnent en dehors de tout cadre prescrit." Ce sont des références qui orientent, mais elles ne prennent de sens que dans leur application. Elles ne peuvent être formalisées. Elles visent à éviter la manipulation. Ce sont :

La cohérence entre les paroles et les actesElle fonde la crédibilité. De plus, elle légitime les exigences : il faut être exemplaire pour pouvoir exiger des autres.

Le courage de dire les chosesIl ne va pas de soi, si l’on veut protéger sa carrière ; pourtant il faut savoir dire non quand on ne peut faire, tout comme il faut savoir défendre son équipe (pour la cohésion). Il faut aussi éviter les malentendus. Cette franchise doit toutefois être tempérée et diplomate (sans être manipulateur).

Le respectIl existe une crainte de nombreux cadres vis à vis des tendances au rapprochement et à la familiarité prônées par certains courants du management moderne. Vouvoyer et respecter les règles élémentaires de la politesse montrent que l’on reconnaît l’existence de l’autre.

La modestieElle est indispensable si l’on veut pouvoir apprendre de ses erreurs (les reconnaître implique la modestie, et en tirer les leçons implique d’écouter l’autre). Il faut que l’autre ose contredire.

Les Qualités de Base
Elles dépendent de la personnalité et de l’éducation, déterminant une manière d’être globale.

Savoir déciderC’est essentiel. Mais ça ne va pas de soi : décider implique de choisir entre plusieurs solutions possibles dans une situation qu’on ne maîtrise pas pleinement (sinon, on ne décide pas, on entérine) : on prend un risque . De plus, décider impose de donner des explications pour démontrer le bien-fondé des orientations que l’on a choisies notamment à ceux qui sont en désaccord prouvant ainsi que la décision n’est pas arbitraire. Il faut également savoir se mettre à la place de ceux qui vont devoir exécuter l’ordre (pour comprendre leur contrainte).
C’est difficile et l’on peut être tenté de ne pas décider (ordre flous… responsabilité collective). Le management participatif a d’ailleurs entraîné des confusions (faire participer n’enlève en rien la décision).

Qualité et efficience de la paroleElle n’est pas qu’un simple vecteur d’information, elle détermine un rapport humain entre supérieur et subordonné qui participe à donner du sens à l’action .
Elle doit donc être claire, pour éviter toute ambiguïté, mais également nuancée pour ne pas froisser les susceptibilités Elle ne doit pas non plus nier les écarts entre individus. Finalement, il faut être compréhensible et compris (rapport humains), ce qui implique des qualités de décentrement, d’ouverture que peut éveiller la culture générale (nuances de la langue française, empathie pour comprendre l’autre...).

L’écouteIl s’agit d’être capable de se situer à l’intérieur de l’univers de l’autre, sans pour autant prétendre que l’on est dans la même situation. Pour cela, reconnaître la différence de l’autre (pas seulement psychologique, mais aussi de situation), ne pas chercher à le faire venir à nous, mais chercher à aller vers lui, saisir ses enjeux, ne pas chercher à imposer les siens, se mettre à sa place sans pour autant oublier la sienne. Pour cerner ainsi son interlocuteur, c’est avant tout affaire de d’intuition et d’esprit de synthèse. Or les contraintes quotidiennes incitent davantage à être directif que participatif. Il faut se contraindre à écouter, à être disponible pour susciter la confiance et disposer du savoir et de l’expérience d’autres acteurs.

Le savoir faire de l’encadrement
Fondé sur l’expérience humaine.

Concilier et négocierOn ne peut manager en jouant uniquement sur les rapports de force (direct ou indirect : peur du chômage), bien souvent, il s’agit de discuter en vue de parvenir à un accord. Les négociations s’effectuent avec des partenaires différents dans des situations différentes avec des enjeux variés. Il faut opérer un subtil dosage entre ces tiraillements, arbitrer au mieux des intérêts de tous, en sachant prendre garde à la désinformation qui peut s’opérer.
Dans la pratique, identifier les faits incontournables, et arbitrer en fonction de principes clairs et connus de tous, tout en tenant compte de la spécificité des situations, pour parvenir à un accord effectif (organiser suivi d’objectifs).

Connaître les hommes et leurs compétencesConnaître au mieux les potentiels de ceux dont on a la charge pour accorder aux mieux les compétences et les exigences de la production. Cette connaissance s’acquiert dans le temps, par l’observation directe en situation pratique de travail et les contacts répétés.

Le TactIl faut être clair et ferme, mais "tout n’est pas bon à dire", "choisir le bon moment, trouver les bons mots". Il ne s’agit pas de "casser", d’humilier, mais de donner la possibilité de se défendre et de reconnaître ensemble l’existence de dysfonctionnements pour progresser. Il faut un état d’esprit constructif.
 
Humaniser les rapports de travailCertains comportements quotidiens permettent de favoriser le bons rapports de travail et de créer un climat de confiance : politesse élémentaire, parler des faits quotidiens (préoccupations communes et partage). Il faut savoir prendre en compte les susceptibilités des individus qui travaillent ensemble et gérer au quotidien les petits conflits qui peuvent détériorer l’ambiance de travail. Il faut savoir se mettre à la place des autres pour juger des problèmes qu’ils rencontrent à leur niveau.

Les Compétences

Capacités d’analyse et de synthèse pour résoudre les problèmes pratiquesC’est être capable d’intégrer des logiques différentes et propres à chaque domaine. Il faut être "capable de cerner rapidement les déterminants et facettes du problème posé, envisager plusieurs hypothèses possibles quant à sa résolution, anticiper les effets pratiques" Il faut substituer cette démarche analytique au traditionnel essai, erreur, rectification.

Des Capacités d’expression et d’argumentationPour dialoguer, négocier, et mobiliser des compétences diverses, il faut posséder le vocabulaire technique, être capable de formuler clairement et synthétiquement ce que l’on veut. Il faut aussi connaître sa marge de manœuvre sur le plan légal, organisationnel…
Une fois développé ces caractéristiques du management, on peut s’interroger sur l’enseignement de celui-ci.

Quelle formation au management ?
Il s’agit de proposer des formations qui soient autre chose que des gadgets et de la manipulation et prendre en compte la parole de ceux qui exercent l’activité de management au plus près des réalités.

Prendre en compte l’expérience des acteurs
La formation au management ne saurait remplacer l’expérience humaine, mais la formation garde son utilité ; elle devra prendre en compte cette dimension et s’effectuer en alternance pour aider à acquérir les qualités, savoir-faire et compétences (cf. 4 dim).
Ainsi, pour l’éthique, qui ne peut être disjointe de la pratique (principes d’ordre personnel et qui ne prennent sens qu’en situation), elle peut être transmise lors d’un libre échange en référence à des situations pratiques. On pense au tutorat. Elle doit demeurer libre et on ne saurait la formaliser. Il s’agit de l’acquisition de l’expérience de base qui sert de référence
Pour l’ouverture d’esprit, le décentrement (mise entre parenthèse du souci de l’efficacité immédiate) et la capacité à saisir tous les effets de la parole, ils seront d’autant mieux appréhendés avec une culture générale plus solide. Celle-ci offre aux étudiants la confrontation à des logiques qui ne sont pas celles d’efficience ou d’efficacité dans des domaines nouveaux. Elles ouvrent l’esprit à ce qui est autre et prépare donc mieux au décentrement et au recul réflexif par rapport à l’activité de travail. Ainsi, à côté de la pratique, un peu de théories est nécessaire.
Concernant le savoir-faire qui implique une souplesse d’esprit, une habileté, il s’appuie sur les leçons de la pratique ; il s’agit donc d’être confronté à des situations réelles, des pratiques puis avoir la possibilité d’échanger directement pour être guidé dans l’apprentissage des leçons de cette expérience.
Enfin, les compétences directement opérationnelles qui mettent en jeu des démarches intellectuelles et pratique qui n’ont rien de spontané nécessitent l’apprentissage spécifique de mécanismes de formalisation, d’ordonnancement, de procédures d’action lors de stages qui ne devront pas toutefois trop s’éloigner de la pratique pour éviter le formalisme.
Ainsi, dans tous les cas de figure, pour bien appréhender le management il sera nécessaire d’associer théorie et pratique.
Sur ces bases, JPLG propose 3 modalités pour le dispositif de formation au management.

Formation en situation de travail sur le modèle de l’apprentissage
A la différence d’un stage, l’individu est directement confronté à la réalité de tâches qu’il devra maîtriser. Cette pratique lui donne les bases pour monter lui-même une démarche de compréhension du management, qu’il s’agira d’aiguiller via le tutorat ou le formateur (problème, il est moins pratique). De plus, la richesse des situations auxquelles il est confronté ne pourrait être recrée "in vitro" pendant un stage de formation.

 
Modalités et conditionsLe cadre doit avoir une expérience solide et être volontaire. Il ne doit pas chercher à contrôler l’apprenti mais être en situation d’observateur jouant un rôle de conseil. Il n’appartient pas forcément à la hiérarchie directe mais doit pouvoir constituer une référence. Des réunions regroupant plusieurs tuteurs et plusieurs apprentis sont souhaitables pour permettre un suivi global et un partage d’expérience. A chaque fois il faut essayer de rester au plus près des faits, éviter le formalisme des grilles d’analyses des procédures pour assurer une transmission authentique du savoir faire et de l’expérience humaine. Les tuteurs doivent davantage se référer à une expérience qu’à un corpus théorique.

L’indispensable formation à la culture générale
Son but est d’appréhender d’autres logiques que celles répondant à un déterminisme mécaniste et mettre en lumière l’importance du langage et de la culture (au sens ethnologique, étude des populations) dans l’abord des problèmes sociaux et humains dans l’entreprise.

 
Un contenu structuré de connaissancesIl ne s’agit pas de bricoler de nouveaux outils mais de transmettre des connaissances rigoureuses et de favoriser l’échange argumenté sur des contenus. Il s’agit d’éveiller à la démarche interprétative des sciences humaines et à un nouveau type de questionnement, le questionnement philosophique.
Il s’agit de mieux cerner les différentes logiques à l’œuvre dans une situation de travail et son environnement  
  • "mieux cerner, analyser et comprendre les différents déterminants des situations de travail (det humains, sociaux, culturels)
  • resituer les mutations du travail et les rapports sociaux dans un cadre plus large (historique, économique, social)
  • sur ces bases, ouvrir un libre questionnement sur les principaux enjeux de l’entreprise et de son environnement".

Il faudra veiller à replacer les contenus évoqués dans le cadre de l’activité de travail et de son environnement, car il s’agit de s’initier à d’autres logiques et de pouvoir utiliser le travail effectué au quotidien, la culture ne doit pas être un "vernis" qui servirait à accentuer les différences entre les cadres et les autres salariés. On ne cherche pas à communiquer du capital symbolique mais une réelle ouverture d’esprit.
 
Comment l’enseigner ?
On procèdera tout d’abord à une interprétation guidée de textes choisis. Il s’agit moins de recueillir l’avis des participants que de leur inculquer des structures d’analyses, une capacité à comprendre le texte de l’intérieur et donc à favoriser le décentrement.
Puis au cours de l’explicitation des réflexions personnelles suivant l’analyse, le formateur s’attachera à forcer chaque participant au maximum de précision, de nuance dans son élocution. Le langage est un animal rétif qu’il faut domestiquer.
Enfin un exposé final permettra de resituer et de stabiliser les leçons à tirer de l’étude d’un texte : consolider pour avancer.

Des exercices pratiques
Pour trier parmi ce qui existe, il faut faire attention à ce que la pratique prime le formel.
Par exemple, pour les exercices visant à améliorer l’expression orale :
  • faire prendre conscience de la pluralité des perceptions en étudiant différents point de vue, puis en opérant des traductions à destinations de ces points de vue.
  • Analyser et dégager les idées forces d’un texte
  • Apprendre la précision du langage
  • Apprendre à développer une argumentation.

Dans tous les cas, éviter la fétichisation des outils.

Conclusion :

Le management ne peut se résumer à de la technique, l’acquisition de compétences dans la maîtrise d’outils. Il correspond à un art, manière de disposer, combiner habilement, c’est ce qui semble ressortir de la pratique des agents. Il est une autorité qui ne s’acquiert que dans la capacité à affronter des situations inédites et dans l’équité des décisions.
Pour enseigner le management et faire de bons managers, il faut apprendre l’écoute, le décentrement et redonner à l’expérience la place qui lui convient.
 
ILLUSTRATIONS PERSONNELLES



Comme l’a fait JPLG, nous allons nous intéresser au management moderne et au danger potentiels qui le guettent en le rapprochant du totalitarisme.
En quoi le management moderne, son idéologie, son fonctionnement peuvent ils être comparés à l’idéologie et au fonctionnement du système totalitaire perçu au travers du livre de Hannah Arendt : Le Système Totalitaire.

Certes, l’ampleur, la dangerosité, les fondements sont incommensurables, mais nous avons toutefois pensé qu’un rapprochement pouvait être éclairant sur certaines parties de l’esprit et à certaines dérives du management moderniste.
La première caractéristique du totalitarisme que Arendt met en avant est que celui-ci s’appuie sur les masses. Le totalitarisme est né dans une société atomisée dans laquelle la notion de classe a perdu son sens. Elle écrit que ce qui caractérise ces masses, "[ce n’est pas] la brutalité ou le retard mental mais l’isolement et le manque de rapports sociaux". Ainsi, les mouvements totalitaires nient l’existence d’autres partis, de mouvements différents du leur, non parce qu’ils pourraient représenter une menace mais parce qu’ils n’ont pas lieu d’exister. Les classes sociales ont éclaté et on est face à des individus extrême.
Le management moderniste en utilisant la communication de masse, et en s’adressant directement aux individus nie les "classes", c’est à dire les syndicats. La négation des différences qu’évoque JPLG peut être rapprochée de la négation des classes que fait le totalitarisme.
Quel est l’intérêt pour le management moderniste ? H Arendt écrit, concernant le totalitarisme, que si les mouvements totalitaires s’appuient sur les masses, c’est parce qu’on peut exiger d’elles "une loyauté illimitée, inconditionnelle car ils [les individus] ne tirent leur sentiment d’utilité que de l’appartenance au mouvement". Finalement, c’est un peu ce que cherche le management moderne, obtenir des individus une loyauté et une dévotion totale, faire en sorte que leur appartence à l’entreprise soit le fondement de leur identité : "on est un Bouygues avant d’être M. X".

Dans les start-ups c’est encore plus flagrant. On donne l’impression d’être à l’écoute des individus, de faire appel à leur autonomie, mais si on installe des cuisines dans les locaux des bureaux et des lits, ce n’est pas par simple charité…
De plus, Arendt évoque un autre avantage de cette fusion de l’individu dans l’organisation : on peut faire de ceux-ci de parfaits meurtriers. Pour tuer en entreprise, on licencie, et si personne ne renvoie de gaieté de cœur, on le fait pour le bien de l’entreprise…

 
Le but d’un parti totalitaire n’est pas de prendre le pouvoir mais de contrôler les individus dans toutes les sphères de la vie de ceux-ci. Il s’agit par ce contrôle total de rendre l’univers totalement prédictif en le façonnant pour le mettre en accord avec les lois historiques ou naturelles (cf. infra). Pour le management moderniste, l’objectif affiché est de faire du profit. Pourtant une entreprise managée de la sorte et qui se respecte ne s’arrêtera certainement pas là. Elle cherchera à devenir leader sur son marché, puis sur d’autres segments…on retrouve cette volonté de domination universelle qui caractérise le totalitarisme. Mais cette domination totale s’applique aussi aux individus, comme nous l’avons vu, avec l’aspiration du management moderne a changé les hommes. C’est pour cela que le management moderne entend contrôler le savoir faire, mais aussi le savoir et le savoir-être comme l’explicite JPLG qui montre ainsi bien cette trangression de la frontière entre vie privée et vie sociale qu’opèrent certains outils d’évaluations (on évalue le "courage, la capacité à communiquer, la loyauté"). Ici comme dans le totalitarisme, on retrouve le fantasme d’un homme total, optimum dans ses performances. L’échec est signe de contre-performance, de faiblesse.
 
Les contraintes qui pèsent sur un système totalitaire rappellent un peu celles qui pèsent sur l’entreprise. Selon H A, le système totalitaire (qu’elle qualifie de "mouvement", avant qu’il prenne le pouvoir…) est contraint de rester en mouvement, d’évoluer pour ne pas être, car les masses haïssent le status quo qui caractérisaient les démocraties. Ainsi, le système totalitaire s’évertue à les placer face "à une activité incessante dans le cadre d’une fatalité écrasante". De plus, étant donné que le système repose sur une idéologie qui se doit de se réaliser, pour supporter l’écart qui existe sur le moment entre ce qui est et ce qui va être, on se doit de "bouger" pour être en progression vers à l’idéal.

Or quand il évoque les traits du management moderniste JPLG souligne l’importance du changement "qui doit devenir la norme". Ce changement n’est pas juste une adaptation mais une rupture brutale, cassante, une révolution permanente. Ainsi, les managers qu’il interroge ont l’impression de participer à une course contre la montre permanente.
Dans les deux cas, le système en place se doit de buter sur des obstacles pour garder cette impression de progression. De plus, il permet de renforcer le sentiment d’utilité vis à vis du système : on mesure cette utilité dans le fait de participer à cette révolution permanente qui est bien visible.

 
Les outils employés peuvent dans une certaine mesure être rapprochés.
Les systèmes totalitaires divisent le monde en deux catégories : les exclus et les inclus (en fait, HA compare la société totalitaire à un oignon, chaque couche fonctionnement sur ce système on a donc un enchevêtrement des rapports d’exclusion/inclusion), renforçant ainsi la cohésion. De même l’entreprise, est présentée comme un tout unifié qui se heurte à l’environnement extérieur où le conflit est roi. C’est encore plus sensible dans les start-ups.
Ensuite, le rappel insistant de la menace extérieure, qu’elle soit terroriste ou économique est observable dans les deux modèles. Pour le système totalitaire, HA écrit : "On ne voit pas la guerre comme source de valeurs nouvelles mais comme la plus puissante action de masse qui oblitère toutes les différences individuelles". Pour l’entreprise, elle joue un rôle semblable : la mobilisation.

Le dernier outil commun aux deux mondes est plus difficile à comparer. Dans le système totalitaire il porte le nom de police. Il s’agit de l’organe exécutif du régime. Il n’élimine pas des opposants, dont la culpabilité serait liée à une faute suspectée, mais il élimine des individus coupables selon "des anticipations logiques d’évolutions objectives". Finalement, elle sert à organiser des purges constantes, évitant la formation d’une classe dirigeante, elle impose une terreur qui renforce le contrôle des individus, mais surtout elle permet de mettre la réalité en conformité avec l’idéologie (elle "efface" ce qui ne cadre pas avec l’idéologie…pour mettre du sens en lieu et place de la coïncidence). Dans l’entreprise, il faut être en conformité avec la loi économique (les théories managériales qui définissent ce qui est économiquement faisable ou pas…), et des services peuvent être déclarés coupables de non productivité "future", jugée en anticipant des évolutions objectives (chiffrées…). On pourrait assimiler la police à l’audit, ou au contrôle de gestion…certains auteurs en donnent la définition suivante "processus qui articulent la stratégie et le quotidien"…c’est un outil au service du pouvoir qui rend cohérent l’organisation et la loi économique (on suppose que la stratégie est fondée sur la loi économique).

 
Le cœur des deux modèles est finalement l’idéologie :
L’idéologie est le fondement du système totalitaire car elle explique la volonté de domination, les différents outils et leur utilisations, et l’attraction qu’exerce le totalitarisme sur les masses. "Elle sert à mettre de la cohérence où il n’y a que de la coïncidence". Pour cela il faut contrôler la réalité. Elle pose des principes universels, inspirés des lois de la nature ou de l’histoire et établit un système de cohérence qui se veut totalement englobant. Elle doit tout expliquer et pose comme corollaire la transformation de l’homme vers une étape supérieure de l’évolution.

L’idéologie managériale vise principalement à donner du sens à ce que vivent les acteurs. Il règne une impression de confusion "dans un monde qui tourne de plus en plus vite", la théorie managériale veut donner du sens à cet environnement. Les lois du marché ont le statut de lois naturelles, et il s’agit de changer les hommes pour les transformer en homo oeconomicus rationnels. Quand il existe des dysfonctionnement, ceux-ci sont analysés rationnellement, et on cherche à se ramener dans une situation de "concurrence pure et parfaite". On applique des méthodes, on utilise des outils qui seraient adaptés à un univers "idéal".

Nous ne prétendons pas pouvoir tirer une conclusion (qui serait trop hâtive) de cette comparaison, d’autant qu’elle reposerait sur un implicte dénoncé par JPLG : on ne peut pas comparer directement la société et l’entreprise, car cette dernière a une finalité fondamentalement économique…Cependant, la comparaison reste éclairante pour comprendre les manifestations de l’idéologie managériale dans l’entreprise.

 

L'homme superflu. Théorie politique de la crise en cours

"La domination du Capital ne peut tenir qu’à condition de passer pour naturelle. Partant d’une critique des travaux de Louis Althusser, l’auteur décrit l’émergence et le rôle de ces « appareils stratégiques capitalistes » mondialisés que sont le sport, l’éducation, les médias, l’industrie culturelle ou encore l’armée, dans la subordination des populations. Ce faisant, il met en lumière les catégories centrales du « projet » qui requiert désormais notre adhésion : l’élimination de la complexité et de l’altérité par l’accélération de la marchandisation et du divertissement, la production d’une masse atomisée d’individus privés de toute puissance d’agir, l’organisation des rapports de production autour de la notion de superfluité. Derrière ce projet capitaliste resurgit ainsi, sous un nouveau jour, l’un des traits majeurs des expériences totalitaires du XXe siècle, selon Hannah Arendt : la superfluité de l’homme lui-même comme principe ordonnateur du monde."
L'homme superflu. Théorie politique de la crise en cours, de Patrick Vassort.

Lutter contre le management totalitaire

Par JEAN-CHRISTOPHE FÉRAUD
Libération, le 11 novembre 2012
 

Aller au boulot la boule au ventre, se sentir harcelé, dépossédé de son travail, en faire une dépression, parfois jusqu’au suicide… «Quelque chose de destructeur semble à l’œuvre dans le monde du travail», écrivent Vincent de Gaulejac et Antoine Mercier dans leur Manifeste pour sortir du mal-être au travail.
 
Sociologue «clinicien» et journaliste à France Culture, ils signent là un livre «engagé», forcément politique. Ils nomment la bête immonde à l’origine de ce qu’on a appelé «la crise des suicides» à France Télécom et ailleurs : «l’idéologie managériale». Pour eux, son irruption remonte à la fin des années 80 avec «l’arrivée de principes de management qui se sont généralisés à la faveur de l’emprise néolibérale sur le système politico-économique».
 
Importé des Etats-Unis, enseigné dans les écoles de commerce, vanté par le Medef puis diffusé par les cabinets d’audit, ce système fondé sur une «culture» de la compétition a prospéré dans les années 2000. Jusqu’à «servir de modèle» à la réforme des entreprises publiques et de l’Etat. Il fonctionne «comme le système communiste», ironisent les auteurs, faisant taire la contestation et masquant «ses déplorables résultats» grâce au «pouvoir imaginaire» de «l’idéal entrepreneurial».
 
Mais pourquoi n’a-t-on pas déjà dit «stop» quand la plupart des cadres n’y adhèrent plus au projet ? «La captation de l’idéal du moi» et «l’individualisation» ont détruit toute résistance, répondent Gaujelac et Mercier. Et «c’est en France que les sentiments de stress et d’épuisement sont les plus élevés». Bilan : un suicide par jour, des vies détruites sur l’autel de la compétitivité. Ce «phénomène social total» du stress professionnel a aussi un coût impressionnant : entre 2,6% et 3,8% du PIB.
 
Pour en sortir, les auteurs prônent l’action, forcément collective, contre «les organisations pathogènes». Ils appellent à se réapproprier le pouvoir de dire «non». La pensée managériale impose qu’il faut être plus performant pour survivre ? «Il faut refuser ce projet délirant, la course folle au toujours plus», cette «lutte des places» qui détruit les solidarités. In fine «l’émancipation» passera, selon eux, par un «rééquilibrage des rapports entre le travail et le capital». Salutaire.
 
«Manifeste pour sortir du mal-être au travail», Vincent de Gaulejac et Antoine Mercier (ed. Desclée de Brouwer), 15 €.

La « hollangue », cette langue morte

A. Lancelin, Marianne,Vendredi 17 Mai 2013.

Un brave new word pour un brave new world, un monde à la Huxley, où les gens auraient oublié ce que parler veut dire.
 
La « hollangue », cette langue morte Ce mot étrangement pénible, d'abord, qui court les rédactions et les discours officiels à une fréquence accélérée depuis le début de l'année : la « gouvernance ».

On le trouve sans relâche dans le quotidien les Echos ou chez la ministre Marisol Touraine, on l'entend en boucle chez les économistes de plateau télé, ou dans la bouche du président de la République, François Hollande, appelant, entre autres, le 17 avril dernier, à « renforcer la gouvernance mondiale » lors du forum Nouveau Monde.

Substantif formé à partir d'un participe présent, celui du verbe « gouverner », le mot « gouvernance » mériterait de se voir appliquer le châtiment qu'Orwell, autre maître de l'anticipation, désirait appliquer en son temps à un certain nombre de trouvailles propagandisto-journalistiques : la peine de mort. Un essayiste canadien vient en tout cas de s'occuper de cet irritant vocable dans un livre intitulé Gouvernance. Le management totalitaire (éditions Lux).

Docteur en philosophie et spécialiste des paradis fiscaux, Alain Deneault y retrace le parcours de ce véritable « coup d'Etat conceptuel », dont on pourrait en réalité faire remonter l'origine aux années Thatcher, et que la Banque mondiale a intégralement adopté, allant jusqu'à faire de la « bonne gouvernance » la condition sine qua non de l'accès à ses aides.

D'une totale plasticité, quasiment indéfinissable, le mot « gouvernance » conspire à faire de la politique l'analogue de la gestion d'entreprise. C'est un mot qui coupe totalement les ponts avec le monde de la passion et des idées, le monde des entités historiquement habitées, celui des mots et expressions comme « justice », « République » ou « lutte des classes ».


François Hollande prépare son intervention télévisée - Fred Dufour/AP/SIPA
Fred Dufour/AP/SIPA
Un mot qui habite un présent perpétuellement conjugué, la « gouvernance » ne désignant même plus l'acte de gouverner, mais un état à la fois désincarné et permanent, comme si l'« actance » se mettait soudain à désigner l'action. 
    

 
On comprend, hélas, que le président Hollande s'épanouisse dans ce genre d'éther, lui qui ne s'est jamais distingué par une foi sans bornes dans les pouvoirs de la langue.

Passé le fameux discours du Bourget qui fit battre les cœurs il y a un an, il y a un siècle, la « hollangue » n'aura cessé de nous anesthésier.
 
Venue du fond des manuels de management anglo-saxons et des réunions d'apparatchiks du PS, elle n'empoigne jamais par une métaphore, une bourrasque lyrique, ne parlons même pas de souffle onirique.

« Soutenabilité », « stabilité », « crédibilité », tels sont les mots livides qu'elle égrène, quand elle ne se lance pas dans des pétrifications lexicales comme « choc de simplification administrative ».

Le 28 mars dernier, François Hollande déclarait sur France 2 : « Je laisse faire. Je laisse dire. Ce qui comptera, c'est d'être jugé sur les résultats. On n'est pas jugé sur les discours.» Au pays de Molière, de Chateaubriand et du général de Gaulle, on n'en jurerait pas.

A peine achetés, bons à jeter ?

Georges Dupuy, Marianne, 13 Mai 2013

Apple store, la Défense - PRM/SIPA
Apple store, la Défense - PRM/SIPA
Alors que le ministre Benoît Hamon présente sa loi sur la consommation, un débat fait rage autour de « l'obsolescence programmée » : les constructeurs limitent-ils délibérément la durée de vie de leurs appareils pour nous obliger à les renouveler plus souvent ? Pas si simple...

    
Va-t-on assister au déclin de la folle croissance d'Apple ? se demandent les milieux boursiers. Rendez-vous compte : la marque à la pomme a vu son bénéfice (en or massif) reculer pour la première fois en dix ans ; plus grave, elle n'a sorti aucune nouveauté depuis... six mois !

Samsung, de son côté, vient de créer l'événement en lançant la quatrième génération de son Galaxy, le smartphone le plus vendu au monde. La précédente version n'a pas encore fêté son premier anniversaire... Qu'importe, les Français remplacent leurs mobiles tous les dix-huit mois en moyenne, alors qu'ils sont conçus pour fonctionner entre cinq et sept ans. Tout neufs, et pourtant déjà dépassés, rendus obsolètes au bout de quelques mois par une nouvelle offre.

Camille Lecomte, responsable du dossier au sein de l'association écologiste Les Amis de la Terre, explique : « L'obsolescence commerciale, qui fait délaisser un produit qui marche encore, est plus vicieuse qu'une simple baisse de la durabilité des produits. »

Elle s'applique principalement aux équipements informatiques et high-tech - en premier lieu la téléphonie mobile - dont l'esthétique est un critère d'achat fort.

« Le premier iPhone, en 2007, a représenté une réelle avancée, commente Gilles Garel, professeur d'innovation au Cnam. Depuis, la firme a su jouer sur l'applemania et la ringardise pour imposer chaque année un nouveau modèle qui n'a rien de révolutionnaire. » Les constructeurs se sont également ingéniés à rendre leurs produits irréparables ou trop coûteux à réparer.

Ainsi des batteries de téléphone soudées à la coque, des imprimantes plus chères à réparer qu'à acheter neuves, mais aussi des lave-linge dont on ne peut changer les roulements sans la cuve. Sans parler des appareils intégrant de nouveaux modèles de vis impossibles à démonter sans les outils adéquats.

Mais, alors que le projet de loi porté par Benoît Hamon, le ministre délégué chargé de l'Economie solidaire et sociale et de la Consommation, est attendu dans les semaines à venir et que le sénateur vert Jean-Vincent Placé a poussé - en vain - une proposition de loi pour lutter contre l'«obsolescence programmée », le débat fait rage autour d'une question plus dérangeante : les constructeurs fabriquent-ils délibérément des appareils plus fragiles qu'autrefois pour contraindre le consommateur à les renouveler plus souvent ?

Flash-back. Avez-vous entendu parler du cartel Phœbus ? En 1924, les représentants des grands fabricants d'ampoules se réunirent à Genève pour limiter l'utilisation des lampes à incandescence à mille heures, soit 100 fois moins que ce que les brevets laissaient espérer.

Quelques années plus tard, en 1932, le riche philanthrope Bernard London encourageait dans ses écrits l'obsolescence programmée - en clair, la mise en œuvre de procédés techniques visant à réduire la durée de vie d'un produit -, y voyant la seule façon de sortir de la grande crise de 1930.

Aujourd'hui, qui n'a pas pesté contre un réfrigérateur qui lâche sans prévenir au bout de trois ans, alors que le même, acheté dans les années 50, durait cinq fois plus longtemps ? Bon marché à l'achat, ruineux à réparer. Avec les vents mauvais de la crise et la baisse du pouvoir d'achat, les soupçons de mise à mort industrielle délibérée s'amplifient.
Illustration - RICHARD B. LEVINE/NEWSCOM/SIPA
Illustration -
RICHARD B. LEVINE/NEWSCOM/SIPA
         
Le Groupement interprofessionnel des fabricants d'appareils d'équipement ménager (Gifam) reconnaît que la durée de vie du gros électroménager a baissé en dix ans.

Mais à peine, moins d'un an à tout casser. L'utilisation a changé, explique le syndicat, qui avance, par exemple, l'augmentation du nombre de cycles demandés à un lave-linge ou de l'astringence de la lessive.

Peu importe, 85 % des personnes interrogées par l'Observatoire société et consommation (Obsoco) approuvent l'affirmation selon laquelle les fabricants font tout pour baisser la durée de vie de leurs produits, sans qu'on leur en fournisse la preuve.

Certes, pour citer un exemple devenu célèbre, une gamme d'imprimantes Epson intégrait dans ses cartouches d'encre une puce électronique faisant disjoncter l'appareil au bout de 18 000 copies.

Et Bernard Arru, le directeur des Ateliers du Bocage (ADB), une entreprise de réparation et de revente (en occasion) de matériel informatique et de téléphonie mobile, évoque, quant à lui, les condensateurs bas de gamme qui envoient rapidement certaines marques d'écrans plats au tapis : « C'est indéniablement une façon de forcer à changer d'appareil. »

Mais, au total, le dossier de l'obsolescence technique a besoin d'être étayé. Benoît Hamon a ainsi chargé la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) d'enquêter sur tout ce qui pourrait s'apparenter à une tromperie délibérée.

Il est une autre obsolescence peu répertoriée, celle liée aux bas prix que les consommateurs se sont habitués à payer. « Il n'y a pas de miracle. Un lave-linge "no name" [comprenez sans marque, généralement vendu en grande surface], qui coûte trois fois moins cher qu'un Miele, par exemple, ne donnera jamais autant de satisfaction, souligne Philippe Robin, qui dirige deux structures de réparation de gros électroménager du réseau Envie. Dans le bas de gamme, tout est possible. »

Il parle des fabricants chinois qui économisent, notamment, sur les composants et le diamètre des fils de cuivre. Camille Lecomte, aux Amis de la Terre, se veut réaliste : « Quand on achète du petit matériel à moins de 50 €, il faut se demander quelle est la part affectée à la qualité, une fois déduits les coûts de la fabrication, du transport et de la distribution. »
Des mannequins masculins posent dans les vitrines des galeries Lafayette dans le cadre d'une campagne de publicité pour les produits électroménagers, 2004 - DE RUSSE AXELLE/SIPA
Des mannequins masculins posent dans les vitrines des galeries Lafayette dans le cadre d'une campagne de publicité pour les produits électroménagers, 2004 - DE RUSSE AXELLE/SIPA
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Le marketing, la publicité et les préoccupations commerciales se sont emparés du marché de masse.

En 2013, les industriels savent tous que, s'ils ne devaient compter que sur une réelle innovation pour présenter de nouveaux produits, leurs usines ne tourneraient pas.

Selon la firme américaine Booz & Company, sur 100 produits, moins de 10 % sont des innovations réelles. Le reste constitue ce que les experts appellent de la rénovation, promise au superbe destin de la feuille morte en automne.

Thierry Saniez, délégué général de l'association de consommateurs Consommation, logement et cadre de vie (CLCV), explique : « L'obsolescence programmée fait partie de l'ADN du système où, pour exister, chacun doit viser à rendre obsolescents non seulement les produits de ses concurrents, mais aussi les siens. »

Ainsi se dessine le modèle économique d'un business entraîné dans une course à l'échalote sans fin, où les consommateurs sont, eux aussi, responsables de ce qu'ils dénoncent. Jamais la France n'a produit autant de déchets - 540 kg par tête et par an, dont de 16 à 20 kg de déchets d'équipements électroniques et informatiques. « Le système est devenu intolérable », s'indigne Philippe Moati, professeur d'économie à l'université Paris-VII et cofondateur d'Obsoco, qui est tout sauf un décroissant.

Paradoxalement, la crise pourrait avoir du bon. Serrés au portefeuille, les consommateurs sont de plus en plus nombreux à prôner le retour de produits peut-être plus chers à l'achat mais plus durables. Signe des temps, même la mode, ce temple de l'éphémère, n'échappe pas à une certaine remise en cause.

Evelyne Chaballier, directrice des études économiques de l'Institut français de la mode (IFM), relève que, « après des années d'achat à tout-va, les clients se sont mis à comparer la qualité et les prix ». En octobre 2011, un tiers des sondés de l'IFM - principalement des 25-34 ans - étaient prêts à acheter moins de vêtements mais qui dureraient plus longtemps.

Autre signe encourageant : après les écolos, Damien Ravé, le développeur de commentreparer.com, un site qui s'adresse aux amateurs, a vu arriver une deuxième vague d'internautes plus intéressés par la réparation pure et dure que par le sauvetage de la planète.
 
Et si on réparait ?
Vélos, fauteuils, vêtements, téléphones portables ou électromenager, la grande vente annuelle d'objets récupérés et rénovés par les Compagnons d'Emmaus - DURAND FLORENCE/SIPA
DURAND FLORENCE/SIPA
Vélos, fauteuils, vêtements, téléphones portables ou électromenager, la grande vente annuelle d'objets récupérés et rénovés par les Compagnons d'Emmaus -
   
Pour contrer l'obsolescence commerciale, Benoît Hamon s'intéresse à deux pistes. La première est l'affichage de la durée de vie. Mais sur quelles bases et sur quels critères ? Tout est au stade du débroussaillage. En dehors de la durée de vie affichée sur les ampoules basse consommation, rien n'est fait.

« Notre but est d'arriver à une norme de durabilité qui soit, ensuite, étendue à l'Union européenne », explique Alain Geldron, responsable du projet à l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe).

Pour d'autres experts, le plus simple serait d'allonger les garanties. Mais qui sait, par exemple, que Bruxelles impose déjà deux ans de garantie pour tous les produits ? Camille Lecomte voudrait aller plus loin, et rappelle qu'Ikea garantit certains de ses produits jusqu'à vingt-cinq ans.

L'autre piste est de muscler les services de réparation. L'Ademe déplore le manque de structuration du secteur : malgré le développement des réseaux d'insertion comme Les Ateliers du Bocage ou Envie, de sites Internet tel commentreparer.com ou des 200 professionnels agréés par le Gifam, la réparation souffre d'un manque de visibilité, d'une absence d'informations concernant la disponibilité des pièces détachées et de graves lacunes en matière de cahiers techniques.

« Tout cela nuit au lancement d'actions politiques à long terme », commente Alain Geldron.

Philippe Moati voit beaucoup plus loin. La fin de l'obsolescence programmée correspondra à la vente de service en remplacement des produits : « Quand on vendra du lavage, du transport individuel ou du confort domestique, à la place de lave-linge, de vélos ou de canapés, alors nous en reviendrons à des équipements durables et réparables. » D'ici là, on aura changé 120 fois de smartphone.

DURÉE DE VIE MOYENNE

Réfrigérateur 11 ans

Congélateur 15 ans

Lave-linge 11 ans

Lave-vaisselle 11 ans

Téléviseur (cathodique) 7 ans

Téléviseur (plasma) de 10 à 12 ans (estimation)

Téléviseur (LCD) de 18 à 20 ans (estimation)

Grille-pain 5 ans

Fer à repasser de 3 à 5 ans

Ordinateur (entreprise) 3 ans

Ordinateur (particulier) de 5 à 6 ans

Ordinateur (portable) de 3 à 4 ans

Téléphone portable de 3 à 7 ans

Sources : Gifam, Univers Conso, WiPro Product Strategy And Services.

ENFIN UNE ACTION DE GROUPE À LA FRANÇAISE ?

Attendu mi-juin au Parlement, le projet de loi Consommation défendu par le ministre Benoît Hamon était présenté jeudi en Conseil des ministres. Parmi toute une série de mesures visant à rééquilibrer les pouvoirs entre clients et vendeurs, notons le renforcement de la lutte contre les clauses abusives, la modification des conditions de résiliation des contrats d'assurance auto ou immobilière (à tout moment et sans frais, après un an d'engagement), ou le doublement du délai de rétractation pour les achats en ligne (porté à deux semaines).

Mais c'est la mise en place de l'action de groupe, véritable serpent de mer du droit français, qui forme la pierre angulaire du projet de loi. Cette procédure permet à des personnes ayant subi le même préjudice d'engager une action collective devant la justice civile, pour obtenir réparation.

Deux bémols : elle ne concernera que les entorses au droit de la consommation et de la concurrence (par exemple, un conflit avec un opérateur de téléphonie ou une compagnie d'assurances), mais pas les affaires de santé et d'environnement, et ne pourra être engagée que par l'intermédiaire d'une des 16 associations de consommateurs agréées.

Allocations familiales : le modèle social français en danger

Si le tabou de l'universalité des prestations est brisé, les libéraux se frotteront les mains.   



Caisse d'allocations familiales -  BORDAS/SIPA
Caisse d'allocations familiales
 - BORDAS/SIPA

Ah ! Les indécrottables égoïstes... Il a suffi que François Hollande annonce puis que Jean-Marc Ayrault confirme une réforme du système français des allocations familiales pour qu'aussitôt une campagne s'engage pour stigmatiser, sur ce registre, les opposants au projet.

Une étrange campagne, où l'on a vu quelques hiérarques socialistes mêler leurs voix à des dignitaires de l'UMP ou des chroniqueurs économiques ultralibéraux, pour dénoncer de prétendus archaïsmes français. Et l'absence de générosité sociale de certaines familles parmi les plus riches qui revendiquent le maintien d'une prestation dont elles n'ont guère besoin.

Il faut certes en convenir : en ces temps de crise majeure des finances publiques, le bon sens peut sembler du côté du gouvernement qui entend placer les allocations familiales sous conditions de ressources. Car la réforme, telle qu'on en devine pour l'instant les contours, promet d'être méticuleusement calibrée.

Selon le rapport publié le 9 avril par Bertrand Fragonard, le président du Haut Conseil de la famille, il s'agit tout au plus de baisser - et non de supprimer - les allocations. Et encore, seulement pour les plus riches. Le rapport fixe ce principe : « Ne pas toucher le haut des classes moyennes et donc ne diminuer les allocations qu'à partir d'un seuil suffisamment élevé de revenu. » On conviendra que c'est prudent.

Et le Premier ministre, lui-même, semble animé par la même sagesse puisque, dans la foulée de ce rapport, il a révélé sur France Inter que seulement 15 % des Français, les plus aisés, seront concernés par cette baisse. Alors pourquoi, en ces temps de très fortes contraintes budgétaires, serait-on opposé à ce que la branche famille de la Sécurité sociale fasse des économies, si c'est seulement sur le dos des plus riches ? Pourquoi rechigner, si les classes moyennes et les couches populaires sont épargnées ?

C'est qu'en vérité les enjeux de cette réforme sont beaucoup plus importants qu'il n'y paraît. Car depuis la Libération, les fondements du modèle social français reposent sur deux grands principes, celui de l'égalité et de l'universalité. En clair, tous les citoyens, quels que soient leurs niveaux de revenus ou de fortune, peuvent prétendre à la même couverture sociale.

Il n'y a d'ailleurs pas que les grands régimes de protection sociale qui soient assis sur ces règles. C'est le même principe qui régit - même si, ici ou là, il est de plus en plus souvent écorné - tous les grands services publics, à commencer par celui de l'Education nationale. En clair, le modèle social français repose sur un principe fondateur, qui est celui de l'égalité et non pas de l'équité.

Caisse allocations familiales de Lille - M.LIBERT/20 MINUTES/SIPA
Caisse allocations familiales de Lille - M.LIBERT/20 MINUTES/SIPA
Et, si c'est le cas, c'est parce que la fonction de redistribution des revenus, c'est sur l'impôt qu'elle repose. C'est au travers de lui que tout gouvernement a le loisir de taxer davantage les revenus ou les patrimoines les plus élevés.

Du même coup, on comprend mieux pourquoi c'est une réforme dangereuse qu'engage le gouvernement. Car, si son véritable souci était de demander un effort complémentaire aux plus riches, il lui suffisait de mettre en chantier une ambitieuse réforme fiscale.

Or, on sait précisément que la fameuse « révolution fiscale » promise par François Hollande et prévoyant notamment une fusion de l'impôt sur le revenu et de la contribution sociale généralisée (CSG) a été reportée sine die.

Et même la minitaxe à 75 %, ce ne sont pas les contribuables qui vont la payer mais les entreprises. En bref, le gouvernement a totalement enterré le projet de refondation d'un impôt citoyen et progressif. Le système fiscal va donc rester ce qu'il est, gravement inégalitaire, avec des taux d'imposition élevés pour les couches moyennes et minorés pour les ultrariches.

Dès lors, la mise sous condition de ressources des allocations familiales apparaît pour ce qu'elle est : non pas une mesure d'équité, mais une banale mesure d'économie. Ce qui ne serait pas bien grave si on en restait là, mais tout le monde devine que, si le tabou de l'universalité des prestations est levé, d'autres gouvernements, à l'avenir, pourront marcher sur ces brisées. En durcissant encore davantage les critères d'éligibilité pour les allocations familiales. Et puis surtout, après la famille, en soumettant d'autres branches de la Sécurité sociale au même régime.

Ce dont se réjouissait récemment le très libéral chroniqueur économique du Point, Pierre-Antoine Delhommais en annonçant aux assureurs privés la bonne nouvelle :« Dans la foulée, après la famille, il n'y a aucune raison pour que la santé ne soit pas, à son tour, concernée. Avec une modulation des remboursements de soins en fonction des revenus. A charge ensuite pour chacun, en fonction de ses moyens, de souscrire à des contrats privés individuels pour se soigner convenablement. »

Cet enthousiasme-là, on peine à le partager. Car, en fait, c'est tout le modèle social français qui risque d'être ébranlé. C'est d'ailleurs mon seul point d'accord avec mon confrère, qui en arrive à cette conclusion : « Il est tout de même amusant de constater que c'est un gouvernement socialiste qui aura ouvert la voie à une privatisation de la Sécurité sociale. Sans le dire, bien sûr. »

Amusant ? Disons plutôt consternant...

* laurent.mauduit@mediapart.fr