dimanche 19 mai 2013

Management

Musso Pierre. Management. in: Quaderni. n°63, Printemps 2007. Nouveaux mots du pouvoir : fragments d'un abécédaire. pp. 64-66.


Tout anglo-saxon qu'il soit apparu au moment où il a été réimporté dans la langue des technocrates hexagonaux, management vient du vieux français « manage, maisnage, mesnage », faisant référence à la famille, à la maison, à l'administration des biens et à l'idée même de gouvernement de la maison (du « ménage »).
Dès le XVIe siècle, Olivier de Serres décrit le rôle essentiel du « ménager » dans la gestion de l'entreprise agricole, soit une bonne organisation du travail et un bon gouvernement « afin que sachant bien commander ceux [que le père de famille] a sous soi, il en puisse tirer l 'obéissance nécessaire ». Dieu est encore, selon lui, le « souverain ménager, par sa providence » (Théâtre d'agriculture et ménage des champs, 1600). Dans le sens moderne, management peut être considéré comme un équivalent du mot économie. On le trouve au début du XXe siècle chez Frederick W. Taylor, ouvrier devenu contremaître puis ingénieur, qui publie en 1903 un ouvrage intitulé Shop Management appelé à devenir une sorte de manifeste pour Y American Society of Mechanical Engineers qui rassemblait Pavantgarde des ingénieurs et industriels américains. Taylor publie ensuite les Principles of Scientific Management (1911), fruit de sa pratique théorisée d'ingénieur dans de très grandes entreprises industrielles comme la Midvale Steel Company de Philadelphie et la Bethlehem Steel Company.
 
Chez Taylor, le management définit l'organisation scientifique du travail, en prolongement de la théorie de la division du travail de Smith. Le but est d'éliminer les pertes de temps, notamment « la flânerie », et d'augmenter le rendement pour assurer la prospérité de tous. À la même époque, l'ingénieur français Henri Fayol, le père de l'administration scientifique des entreprises, formule dans son Administration industrielle et générale (1916) les principes de la théorie industrielle du management : prévoir, organiser, commander, coordonner, contrôler. En 1941, James Burnham annonce The Managerial Revolution en attendant que Peter Drucker, consultant auprès de grandes sociétés, élabore une oeuvre doctrinale qui en fera le Pape du management moderne, avec ses bréviaires The Practice of Management (1954), puis Managing for Results (1964).
 
Au-delà du contrôle de la rentabilité, le management s'impose comme une théorie générale de l'efficacité qui déborde largement la sphère de l'entreprise et s'applique à toutes les organisations sinon aux individus. S'annonce et s'impose ainsi une nouvelle rationalité en Occident : celle du dogme de Yefficiency qui, comme l'a bien montré Pierre Legendre, prétend à l'universalité. La culture de l'entreprise est sortie de sa sphère « micro » pour devenir une culture à vocation planétaire. Cette rationalité de l'efficacité s'est substituée à la théorie de l'utilité qui, depuis le XVIIIe siècle, occupait la place centrale dans l'économie classique de Smith, Say ou Bentham. Désormais, l'obligation s'impose à chacun d'être « efficace » : pas simplement au travailleur, mais aussi au consommateur, à l'épargnant, au rentier, voire au promeneur. Toute activité, fut-ce la sieste ou la visite d'un musée, devient objet de mesure et de calcul de rentabilité. Est-on en défaut d'efficacité, c'est non seulement l'exclusion de l'entreprise, mais la marginalisation sociale. Tant pis pour les faibles, les inefficaces, les « chariots », etc. Le triomphe du management s'appuie sur une logique de compétition sportive et de concurrence économique. Théorie de la guerre sans la guerre, mais non sans la mort socio-économique (chômeurs, exclus, marginaux, etc). Économie de la guerre dans les deux sens de la formule, le management porte la culture du défi, du challenge, du dépassement de soi. L'ordre de l'efficacité est intériorisé et même autogéré. Chacun se trouve enrôlé au nom du patriotisme économique, celui de l'entreprise, du groupe, voire de l'intérêt du pays ou de l'Europe. Autrement dit, le management est devenu une idéologie très puissante, portée à travers le monde par l'Occident, en complément à la métaphysique des droits de l'homme. La révolution managériale annoncée par Burhnam s'est ainsi accomplie. Désormais, le manager peut dire, tel un oracle, « Je crois que... » et sa parole devient prophétie. Son Verbe est Vérité. Conformément à la vision d'Olivier de Serres, Dieu demeure « souverain ménager » et certains, tel Bob Briner, veulent encore voir en Jésus le meilleur manager de l'histoire :
« Jésus-Christ règne sans discussion comme le plus grand manager que le monde ait jamais connu ». La sacralisation du management comme dogmatique universelle n'en consacre pas moins les managers en nouveaux dieux. Étrange sécularisation qui transforme de simples gestionnaires de l'administration des choses en visionnaires du gouvernement des hommes.
 
Références
Luftalla M., Aux origines de la pensée économique, Economica 1981.
Thiétart R-A., Le management, P.U.F., coll. « Que sais-je ? », 2001.
Legendre P., Leçons VII. Le désir politique de Dieu, Paris, Fayard, 1988.
Briner B., Gesù corne manager, Mondadori, 1998.
Le Goff J.-R, Le mythe de l 'entreprise, Paris, La Découverte, coll. « Essais », 1993.
Dernier Fr., Principles of Scientific Management of F. W. Taylor (1911), Encyclopaedia Universalis.

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