mardi 2 avril 2013

Les chroniques cannibales de Lévi-Strauss

Dimanche 31 Mars 2013, Marianne

Par Maxime Rovere,

Les chroniques cannibales de Lévi-StraussCertaines contradictions sont difficiles à admettre. Entre 1989 et 2000, pendant que l'on déplorait le retrait des intellectuels de la scène publique française, Claude Lévi-Strauss s'exprimait régulièrement dans le grand quotidien italien La Repubblica. Pendant que le père de l'anthropologie structurale écrivait des phrases comme celle-ci : «Les hommes ne diffèrent et même n'existent que par leurs œuvres», la majorité des Italiens votait... Berlusconi.
Allez comprendre... Comment voulez-vous croire, après cela, aux vertus d'une réflexion publique, à l'articulation possible entre les peuples et les penseurs ? Il ne reste qu'à s'en remettre à une solution voltairienne, encouragée par la publication de ces textes, rédigés en français et pourtant inédits chez nous : que chacun, plongé dans son livre, cultive son jardin, loin du bruit, mais près des hommes.

Car la pensée de Lévi-Strauss n'a rien de la rigidité qu'on prête aux structuralistes. S'il a une légère tendance à essentialiser les cultures («La pensée occidentale est centrifuge ; celle du Japon, centripète») et défend une conception un peu trop «scientifique» de sa discipline, il fait toujours preuve d'une forme admirable d'érudition. Son encyclopédisme brasse avec la même aisance le passé européen et les pratiques culturelles de tous les continents. Ce qu'il exprime, dans ces articles, n'est donc pas exactement un point de vue déterminé par une position ; c'est plutôt un point de fuite qui met chaque chose en perspective - «à l'échelle des millénaires», comme il le dit. C'est ainsi qu'il peut tirer une «leçon de sagesse des vaches folles», douter que l'agriculture soit un progrès («N'existe-t-il qu'un type de développement ?»), ou encore tourner en dérision d'invraisemblables hypothèses sur «la sexualité féminine et l'origine de la culture».

Vanités des vanités : les réflexions de l'anthropologue nous font sentir combien les sociétés changent vite. Son premier texte rappelle ainsi qu'en 1952 des fanatiques brûlaient le père Noël sur une place de Dijon, scandalisés que la fête d'anniversaire de Jésus devînt une fête païenne. Avec gourmandise, Lévi-Strauss saisit l'occasion de méditer sur le brassage de symboles qui accompagne toute invention de rituel. Notre Noël explose alors en arbres magiques médiévaux, en Saturnales antiques, en trophées de rennes de la Renaissance, il se rassemble en un curieux fourre-tout où notre générosité dialogue avec la mort : «La croyance où nous gardons nos enfants que leurs jouets viennent de l'au-delà apporte un alibi au secret mouvement qui nous incite, en fait, à les offrir à l'au-delà sous prétexte de les donner aux enfants. Par ce moyen, les cadeaux de Noël restent un sacrifice véritable à la douceur de vivre, laquelle consiste d'abord à ne pas mourir.»
Nous sommes tous des cannibales, de Claude Lévi-Strauss, Le Seuil, 272 p., 21 €.

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