Jusqu’au 18ème siècle, art et technique
étaient synonymes en tant qu’ils manifestaient un même pouvoir de
création, celui d’un monde artificiel dû à l’esprit et à la main de l’homme.
Art en grec = technê (latin =
ars)
Puis à la Révolution française, les deux termes se
sont spécialisés ; la technique a d’abord désigné des procédés matériels
qui interviennent dans un art, puis l’ensemble des procédés d’action et de
fabrication. Tandis que l’art désignait la production d’œuvres (opus – (pluriel = opera)) pour leurs
formes, ainsi que l’activité désintéressée par excellence consacré à un
idéal : le beau.
Procédé : en latin = procedere
= avancer
Forme parfaite = idée (à Platon)
Beau à Grec ancien : kala
à Grec moderne :
morphia, ce qui veut dire : forme
Laid à Amorphia : qui n’a pas de forme
Cela posé, leurs
définitions sont fluctuantes historiquement et nous invitent à nous
demander : en quoi l’art est-il une activité différente des autres
techniques ? Le beau et l’utile s’opposent-ils nécessairement ?
La technique a-t-elle aujourd’hui tué l’art ?
L’artiste doit tenir compte du matériau avec lequel il
travaille et des moyens et outils qu’il a à sa disposition. D’ailleurs,
l’activité artistique change de degré et non pas de nature en fonction des
outils et des matériaux à disposition. Léonard de Vinci liait production et
création.
La production suppose l’application méthodique d’une
technique. (Produire= process = procédure). La création renvoie à un pouvoir
divin. La création se fait à partir de rien, à partir du néant (cf. Genèse).
Il reste de ce pouvoir divin l’idée d’inspiration.
Socrate disait qu’il était inspiré par son « daîmon » et
reconnaissait que les poètes étaient « les interprètes des dieux » et
donc leur déniait tout savoir faire propre (cf. Ion).
Daîmon = génie familier, voix divine,
pour Socrate.
L’art est lié au surnaturel : il n’est pas
simplement une technique, il est cette technique plus de l’inconnu, du
spirituel…
Archeiropoïeta : non fait par la
main de l’homme.
L’art chrétien au départ ne devait pas exister puisque
le christianisme prolongeait l’interdiction juive de la représentation.
Cependant de glyphes en images (en grec : icône), la production fut
abondante jusqu’aux crises iconoclastes (entre 6ème et 8ème
siècle). La réponse des Pères de l’Eglise a été d’autoriser la production d’images
« non faites de mains d’hommes ».
Le Saint Suaire de Turin, le voile du Christ de
Véronique (= image du vrai, vraie image).
Comme le Christ est « Dieu invisible rendu
visible », alors je peux produire des images de ce qui est invisible.
« Per invisibilia visibilia »
Emil Cioran – Syllogismes de l’amertume
« Il y a quelqu’un qui doit tout à Bach. C’est
Dieu »
Il y aurait donc une différence radicale entre l’art
et la technique. Cette dernière a pour règle définitive, l’efficacité. Tous les
moyens sont bons d’agir sur la réalité à partir du moment où ils agissent
efficacement. Elle réduit toute chose à l’usage qu’on peut en avoir ( Principe
que Marcel Duchamp subvertit – Fountain – 1917).
La technique est utilitariste et instrumentaliste.
Selon Heidegger, le monde est devenu technique et science qui ne pense pas. Au
départ, la technique, comme le rappelle Platon dans le Protagoras, est un don
de Prométhée pour aider les hommes à vivre dans une nature qui leur est
hostile, pour produire de l’art et pour améliorer leurs conditions d’existence.
Elle est donc utile à l’homme. C’est son développement moderne qui fait peur.
L’art est à l’opposé de cette conception : il agit sur notre sensibilité
et oriente vers un idéal désintéressé, le beau et ajoute une dimension spirituelle
à l’homme.
Sensibilité – esthétique = sens (5)
Asthéno = je ressens (anesthésié = ne
plus ressentir)
Emotion = Moto = mouvement intérieur
profond et souvent ascendant (ça me remue, et ça me transporte).
Le jugement de valeur est subjectif par
le fait que c’est moi qui perçois, par mes sens. Il peut y avoir une non
reconnaissance esthétique par d’autres. Mais ainsi que le précise Kant :
« Est Beau non pas ce qui plaît à tout le monde, mais ce qui mériterait de
plaire à tous ».
Les œuvres artistiques échappent à l’usure du temps
parce qu’elles sont « symboliques ». Hannah Arendt explique que les
œuvres « sont la permanence et la consistance du monde humain ». (
Crise de la culture)
Cependant la distinction entre production et création,
entre artisan et artiste n’a pas toujours existé. Elle a commencé au 16ème
siècle et a pris un tour juridique au 18ème siècle.
L’artisan ne vise pas la beauté pour elle-même,
l’artiste applique des règles déjà établies mais la distinction est
fragile : l’artiste travaille aussi les conventions et l’artisan peut
innover.
Y’a-t-il une distinction entre les deux ?
Kant reprend l’idée socratique d’inspiration. Il
écrit : « les beaux-arts sont les arts du génie »
« Génie » = genius = propre à
chacun, particulier ; Donc original
Inventé en même temps que la signature.
Ils signaient une œuvre qui leur était propre.
Le génie est pour Kant une disposition innée de
l’esprit : « le don naturel qui donne les règles à l’art ». Pour
lui, l’artiste est donc un créateur original qui ne sait pas vraiment comment
il produit son œuvre, alors que l’artisan est un exécutant. (Critique de la
faculté de juger). Mais pour Nietzsche cette « explication par le génie n’explique
ni les motifs ni les mécanismes de l’invention et nous excuse en quelque sorte
de n’être pas créateur nous-même en nous dispensant du travail astreignant que
réclame l’art, dont parle Baudelaire.
Cette question n’est pas tranchée ; nous devons à
présent nous interroger sur l’idéal poursuivi par l’œuvre d’art.
Le plaisir esthétique que nous procure la beauté est
produit par la forme de ce qui nous affecte ; le sentiment du beau
est suscité par la forme de ce que nous contemplons non par son utilité. Kant
écrit que ce qui est beau « n’est pas ce qui nous est agréable
sensuellement ; est beau ce qui plaît universellement sans concept ».
Le caractère désintéressé du plaisir suscité en nous par le beau sera le signe
propre de l’œuvre d’art.
Selon Hegel, dans l’Esthétique, l’art vise à
satisfaire l’esprit dans ce qu’il a de rationnel, abstrait est donc d’universel
en laissant intact l’objet représenté alors que le désir vise à satisfaire nos
sens en consommant l’objet réel. Le plaisir esthétique est indépendant du
désir envers ce qu’il présenterait. Il est « l’Esprit se prenant pour
objet ». Le Beau est donc universel : il n’est pas ce qui plaît à
tous mais ce qui mériterait donc de plaire à tous les hommes, en tout temps et
en tout lieu. Cette idéalisation reprend la conception platonicienne du beau
qui est une idée suprasensible, c’est-à-dire : dont on s’approche en
s’éloignant de la réalité sensible dont elle n’est qu’un reflet.
Au 19ème siècle, cette idéalisation a
trouvé sa forme radicale dans l’Art pour l’Art, c’est-à- dire : loin de
toutes utilités.
Théophile Gautier, préface à Mademoiselle de Maupin.
Cette idéalisation s’est tout de suite trouvée
contestée par le Romantisme dont l’utilité est l’expression ordonnée du
« Moi » ; mais aussi, elle a été contestée par l’environnement
technique issu de la Révolution industrielle dont certains artistes se sont
plus à vanter les beautés et les innovations bouleversantes.
Une grande partie du 19ème siècle a
continué dans cette voie en se mettant au service de productions utilitaires
telles que la mode, le mobilier, l’industrie automobile. Cet intérêt pour
l’objet technique s’est trouvé artistiquement employé par Marcel Duchamp,
concepteur de « Fontain » et inventeur du « Ready Made ».
Dada va regarder autrement les inventions techniques d’autant que dans le même
temps se déroulait la première guerre mondiale : pour la première fois au
monde la technique permettait de détruire de façon considérable.
Le design s’est surtout développé après la deuxième
guerre mondiale, pour accompagner le développement technique et son extension à
« la société de consommation » (Jean Baudrillard). Son objectif est
de dessiner des formes et de les embellir.
Kant avait prévenu : il y a la « beauté
libre » et la « beauté adhérente ».
En privilégiant la beauté adhérente du fonctionnel par
exemple, la beauté de l’objet technique et jusqu’à la production en série
d’œuvres, Walter Benjamin se demande si l’art n’a pas perdu son identité (son aura).
En fait, depuis Gutenberg, le rapport direct entre un
manuscrit original et son public a disparu. Le mouvement n’a fait que se
poursuivre avec la photographie, le disque, la radio, le livre d’art, la
télévision (le 8ème art), le cinéma (le 7ème art),
l’informatique.
Walter Benjamin estime que cette reproductibilité fait
perdre à l’œuvre d’art son « aura » quasi sacrée. A sa place se
développent des formes de consommation culturelles de masse. Elle perd son
caractère religieux au profit d’une appropriation par le peuple et de fait,
elle doit tenir compte de la demande de divertissement du grand nombre
et donc répondre à des impératifs commerciaux du système néolibéral.
L’art s’est mis au service de la production de masse
et de la technique et, dans le même temps, celle-ci se soucie davantage de
la forme et de la beauté.
La conception de l’art est donc remise en cause. De
nombreux artistes contemporains délaissant le service d’un beau idéal,
proposent de faire jouer à l’artiste un rôle « conceptuel » :
à l’instar de Marcel Duchamp qui en 1917 a intitulé un urinoir
« Fountain » : il s’agit de débaptiser l’objet technique, de
faire disparaître son utilité technique et d’adopter à son égard un nouveau
point de vue. Duchamp affirme que c’est moins l’artiste que le spectateur qui
fait l’œuvre. Suite à Hegel qui pensait que l’art est mort parce qu’il ne
produit plus de sens par lui-même, certains philosophes modernes évoquent la
fin de l’art et estiment que ce sont moins les propriétés propres à une œuvre
d’art qui en font une œuvre d’art, que le regard que la société porte sur elle.
La question reste ouverte et beaucoup de gens sont perplexes devant les œuvres
aujourd’hui.
Les relations entre l’art et la technique ont été au
cours de l’Histoire très complexes et le demeurent. Intimement liés, ils se
sont séparés jusqu’à l’idéalisation de l’un au mépris de l’autre. Mais
l’envahissement technique a fini par pousser l’art à se redéfinir et même à se
dissoudre dans la technique.
Cette histoire a au moins le mérite d’en finir avec
les schémas tout faits et les idées préconçues, et de nous inviter à renouveler
constamment notre vision des mondes naturel et artificiel.
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