dimanche 12 août 2012

L’art abstrait a un sens

http://passeurdesciences.blog.lemonde.fr/2012/08/06/art-abstrait-a-t-il-un-sens/

Plusieurs lecteurs de ma chronique Improbablologie, ayant du mal à supporter l'arrêt estival du supplément "Science & Techno" du Monde dans lequel elle est publiée, m'ont fait part de leur détresse et de leur sensation de manque. En attendant que la chronique reprenne, il y aura donc un zeste de science improbable chez le Passeur...

L'affaire avait fait du bruit outre-Manche dans le monde de l'art : en 2008, dans une exposition consacrée au peintre américain Mark Rothko à la Tate Modern, deux des œuvres avaient été accrochées dans le mauvais sens. L'article que le Telegraph avait à l'époque consacré à ce fait divers n'était pas dénué d'un certain comique involontaire, puisqu'il racontait que ces toiles n'avaient cessé, tout au long de leur histoire, d'alterner les orientations, debout ou couchées, au point que le journaliste finissait par se demander si Rothko lui-même avait bien su dans quel sens il préférait les voir...
Cette anecdote a inspiré le psychologue britannique George Mather qui a consacré au sujet de l'orientation des peintures abstraites une sympathique étude, publiée l'an passé par la revue i-Perception. Ce chercheur s'est posé la question de savoir si la valeur esthétique d'une œuvre abstraite – c'est-à-dire ne présentant que très peu ou pas du tout d'indices se rapportant à la réalité – était diminuée aux yeux du public quand elle était présentée dans une orientation incorrecte. Pour le déterminer, George Mather a mis sur pied une expérience très simple qui a consisté à montrer à une vingtaine d'étudiants sans formation artistique particulière quarante toiles abstraites suivant quatre orientations différentes (la bonne + rotations de 90, 180 et 270 degrés) et à leur demander de choisir celle qui avait, pour eux, le plus de signification ou celle qu'ils trouvaient la plus plaisante esthétiquement parlant. Les quatre images étaient présentées simultanément sur un écran d'ordinateur et les participants disposaient de tout le temps qu'ils voulaient pour les examiner et se décider pour une des quatre propositions. Dans un second temps, un autre panel de cobayes était confronté au même matériel, mais avec pour seule tâche de dire si l'on y détectait des indices d'orientation spatiale.


L'étude montre que, en moyenne, dès qu'une œuvre contient ce type d'indices, même légers, ceux qui la regardent parviennent assez correctement à la mettre dans le bon sens. Un bon exemple est donné avec le City Lights de la journaliste et artiste américaine Charmion von Wiegand (voir ci-contre). Tant les formes ogivales, fréquentes dans l'architecture, que l'espèce de lampadaire sphérique indiquent comment s'exerce la gravité dans ce tableau et par conséquent où se trouve le haut : plus des trois-quarts des personnes interrogées l'ont saisi et ont choisi la bonne orientation. Cette étude a néanmoins comporté son content de surprises. Ainsi, le grand tableau de Jackson Pollock, One: Number 31 1950, qui figure au début de ce billet, est dénué de tout indice. Pourtant, plus de la moitié du panel (soit nettement plus que ce que voudrait le hasard) l'a mis dans le bon sens, sur de simples critères esthétiques personnels. Dans sa conclusion, George Mather appelle donc à explorer ce phénomène pour comprendre grâce à quels éléments l'artiste abstrait parvient à communiquer une orientation à un tableau qui en a d'autant moins que, dans le cas de One: Number 31 1950, la toile était posée au sol lors de sa composition et qu'on ne peut donc déduire le haut et le bas des coulures de peinture...

Il y a aussi eu des surprises dans... l'autre sens : pour certains tableaux, personne ou presque n'a été capable de deviner l'orientation choisie par l'artiste alors que le hasard aurait voulu qu'un cobaye sur quatre la désigne. Puisque l'époque est aux jeux d'été, le Passeur vous propose de jouer à "L'art abstrait a un sens. Saurez-vous le retrouver ?". Vous trouverez ci-dessous et sur deux autres pages trois des toiles qui, sous leurs quatre orientations différentes, ont donné le plus de fil à retordre aux étudiants testés dans l'étude de George Mather. Ferez-vous mieux qu'eux ? Cela commence par un tableau de Piet Mondrian. Amusez-vous bien (vous pouvez cliquer sur les images pour les afficher en plus grand) !
 
 
Pour cette Composition de Mondrian, l'orientation correcte est celle de l'image C, avec les motifs rouges en haut à gauche de la toile. Un seul des étudiants interrogés a choisi cette option.


Deuxième essai avec une œuvre du peintre Willem de Kooning...
 
A, B, C ou D ?

 Pour ce Pirate de Willem de Kooning, l'énigme est d'autant plus déroutante que, contrairement au tableau de Mondrian, la toile ne contient pas de figure géométrique. On a au contraire l'impression que certains motifs représentent quelque chose et cela change suivant l'orientation. Au final, aucune des 18 personnes testées n'a choisi le bon sens, celui de l'image B. Peut-être les autres orientations les touchaient-elles davantage ?
 


Pour terminer, voici une œuvre de Kasimir Malevitch qui n'est pas son célèbre Carré blanc sur fond blanc mais n'est apparemment pas moins difficile à orienter de manière correcte...
Face à cette Composition suprématiste : avion volant de Malevitch, aucun des cobayes n'est parvenu à trouver la bonne orientation (image A). Mon petit doigt me dit (mais peut-être avez-vous d'autres hypothèses...) qu'il faut chercher la cause de cet échec dans l'empilement des trois figures sombres, qu'il est contre-intuitif de placer avec le plus petit élément en bas. En général, dans les constructions, c'est la base qui est la plus large.

 




















NOUVELLE MISE A JOUR du 7 août : Daniel Lesbaches, spécialiste de l'art contemporain, que je remercie au passage, m'a envoyé la photographie ci-dessous d'une exposition des œuvres de Malevitch, montée à Moscou en 1919. On distingue clairement que le tableau est accroché dans...  la position C.
 

Peut-être s'agit-il d'une erreur car, quatre années plus tôt, l'Avion volant se trouvait, dans une autre exposition (voir ci-dessous), dans l'orientation qui est celle qu'a retenue le MoMA, à New York, où l'œuvre est aujourd'hui conservée. Ceux qui veulent s'amuser noteront d'ailleurs qu'entre les deux photos, plusieurs tableaux ont la tête en bas... Soit l'art abstrait a plusieurs sens, soit il est vraiment difficile, même pour des professionnels, de le mettre d'aplomb...

 
C'était le premier jeu proposé par le Passeur, à propos d'une étude que je range volontiers dans la science improbable car, rappelons-le, le principe de cette dernière est de faire d'abord sourire, puis réfléchir... Apprendre en s'amusant est une bonne recette.
Pierre Barthélémy (@PasseurSciences sur Twitter)
 

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