Enfer de la Philosophie,
de Jean-Clet Martin, sort aujourd’hui en librairie. L’occasion de
publier ce texte qu’il a lui-même eu la gentillesse de préparer.
Jean-Clet Martin y présente le bas, la descente, la chute comme
l’impensé de la philosophie classique, pour laquelle seule le haut, l’ascension avait une valeur philosophique.
Des philosophes en enfer
La philosophie est inséparable d’une manière de
s’orienter. Rembrandt présente le philosophe en méditation. A côté de
lui, un escalier énorme nous invite à passer à l’étage supérieur. L’axe
de la pensée a toujours suivi cette inflexion du dépassement, effort de
gravir une pente et de se libérer d’un monde dont nous ne savons
finalement pas grand-chose. Platon, dans la République déjà, dépeint une caverne où règnent les ombres, le reflet. La philosophie
serait ainsi une éclaircie, une montée progressive vers la lumière ou
encore une évasion partie à la rencontre de ce qui transcende notre
horizon limité. La pensée se définit par l’acte de monter, descendre
n’étant pas envisagé en tant que mouvement possible pour elle…
Qu’est-ce alors que s’orienter dans la pensée ?
Cette question, posée par Kant,
dans un essai du même nom, mérite d’être reprise sans cesse pour rendre
sensible l’espace qu’emprunte la pensée et le penseur. Je dis le penseur
parce que la tradition picturale nous donne bien des exemples, tous
très intéressants, dont le sujet porte précisément sur cette
orientation, sur ce chemin de pensée. Rodin, sous ce rapport, nous
présente le penseur placé aux portes de l’enfer. On dirait, devant cette
Chute, que nous ne sommes plus dans le même âge, ni soulevés
par le même régime d’évidences. Il semblerait que Rodin soit davantage
attentif à la Porte qui se multiplie, se déforme, se gaufre de
motifs superposés plutôt qu’à sa possible ouverture, un peu comme s’il
n’était plus question de la franchir ni de quitter la caverne. Bien
plus, le penseur reste passif, inactif, assis sur un rocher, empreint de
détresse, le regard tourné vers le sol. Que s’est-il produit dans
l’histoire de l’humanité pour que la pensée se courbe ainsi vers
elle-même, plie l’échine et se penche en une figure voutée, comme si le
penseur devait supporter une détresse sans issue, nu, taillé dans une
matière sombre et froide ? Comment expliquer cette passivité, cet
attrait devant l’impuissance qui nous affecte de manière constitutive ?
Un siècle plus tôt pourtant David nous donnait encore la vision de Socrate,
assis sur un sofa avant d’affronter la mort, devant ses disciples avec
lesquels il s’entretient de l’immortalité de l’âme. Sur son torse sans
plis, aucun poil n’est visible, rien qu’une immaculée musculature qui
n’autorise nul relâchement. Socrate pointe du doigt le ciel où la philosophie
découvre l’ascension, la vérité de ce qui n’est pas encore visible,
redevable d’une contrée plus qu’humaine. Entre ces deux images, l’une
héroïque et l’autre passive, quelque chose de considérable s’est produit
qui ne porte pas seulement la marque de Nietzsche
dont nous devions apprendre la mort de Dieu. Il y a eu, en France, des
expériences cruciales, celle de Delacroix qui renoue avec Dante, celle
de Baudelaire qui fait l’expérience du mal, de fleurs qui poussent dans
les recoins sombres, au point de revendiquer, au travers de ce spleen,
un nouvel infini pour le penseur. Non plus celui des océans, des
espaces immenses, mais celui de l’ennui de l’âme, des tourments en
lesquels elle s’infléchit jusqu’aux ressources de l’inconscient. Alors
la pensée s’abime en elle-même comme devenue étrangère quand Rimbaud
devait laisser se déchainer tous les sens au point d’affirmer que « Je
est un autre ».
Quelque chose donc s’est produit dans l’espace de la pensée, dans la
façon de nous orienter au sein de la pensée, se rendant visible dans les
figurations de l’art. Non pas seulement un soupçon, un âge sceptique,
mais l’idée réformée de ce que nous pouvons encore penser, de ce que
nous sommes capables d’embrasser du fond du puits en lequel nous avons
sombré. Et il y a eu, sous cette possibilité infinie du pensable, un
moment critique dont Kant permet de comprendre au mieux la crise. Ce moment est le moment esthétique capable de fermer les portes autant à l’infini qu’au chaos. Kant
est bien conscient de notre descente aux enfers. Nos facultés sont
capables du pire. Nous sentons plein de choses et selon de multiples
manières au point de devoir limiter ce divers chaotique pour ne pas nous
laisser envahir d’illusions incurables. L’esthétique est ce moment
capital qui nous apprend que toutes les intuitions, toutes les
perceptions s’ordonnent de façon conjointes, congruentes, se recoupent
selon des catégories précises que la Critique de la raison pure va délimiter comme pour constituer une ile bien fermée aux affres d’un navigateur en perte de territoire.
Critiquer la raison dans son usage pur, c’est affirmer qu’il y a des
limites, que ce que nous sentons, imaginons, pensons, ce n’est pas
forcément le réel. Rien n’est réel dans nos sensations, ni dans nos
représentations. Kant, contre un
réalisme effréné, nous engage à modérer nos ardeurs selon ce qu’il nomme
l’ « idéalisme transcendantal ». Cela veut dire que, à tout prendre
pour argent comptant, la raison engendre des monstres et se met à
délirer en d’inévitables illusions, prenant ses vessies pour des
lanternes. Les choses en soi, nous n’en savons rien, la raison pure n’en
a aucune idée, ni l’imagination dans ses prétentions visionnaires. Elle
peut simplement profiler un monde, hasarder un accord
convenable de nos facultés. Et cela réclame un travail, une association
des sensations, une synthèse de l’expérience perceptive dont l’espace et
le temps ne sont qu’une toile de fond sur laquelle projeter nos
représentations. Peut-on espérer mieux et plus ? Sous cet accord
esthétique entre toutes nos facultés, sous ce montage bien huilé que Kant va organiser, n’y a-t-il pas quelque cadavre à exhumer ? Que penser du Cri de Munch ou du Chant de la terre de Mahler qui font l’expérience de la dissonance, de l’inesthétique
comme si d’autres accords étaient possibles ? Que penser de l’animal,
de l’œil d’une mouche et de sa merveilleuse puissance de sensation ? N’y
avait-il pas d’autres issues à creuser que celles que Kant configure dans les trois Critiques et dont Hegel dénonce le caractère abstrait ? Que dire de l’expérience esthétique de Kierkegaard éprouvant la difficulté d’aimer ? Que nous inspire cet autre stade si inesthétique
traversant l’ultime horreur du Christ, entouré de criminels, ou encore
d’Abraham armé d’un couteau pour trancher la gorge de son propre fils ?
Quelles sont ces limites, ces frontières que nous qualifions par le mal[1] ?
Ce sont ces expériences de la modernité que je cherche à penser
depuis quelques temps et selon plusieurs formes en reprenant le motif
mythique de la Chute ou de l’Enfer. La philosophie
n’est pas seulement un usage réglé de nos facultés gouvernées par le bon
sens ou le sens commun. Elle est une expérience cruelle qui va au cœur
des ténèbres, renouant avec ce « boyau obscur » que Deleuze avait
retrouvé dans les formes les plus extrêmes de la sensation. Nous l’avons
donc rejoint dans cette incursion qu’il considère comme un empirisme
radical en lui associant d’autres territoires, religieux ou mystiques.
Au lieu de nous échapper par le haut, par la morale ou la splendeur des
mathématiques, nous avons cherché à creuser vers les ténèbres que la philosophie avait toujours soupçonnées au moment où Platon, dans le Parménide,
s’inquiète du statut des choses les plus viles et les plus basses, les
plus abjectes et dégoutantes. Et si leur correspondait en effet une
Idée, un versant éidétique et comme splendide ? Comment ne pas voir que
nous ne sommes que boue, organismes en déconfiture et comment ne pas
créer, à partir de là, quelque idée qui vaille la peine d’être exhumée?
Jean-Clet Martin
Dans la Religion dans les simples limites de la raison, Kant a distingué la méchanceté (acte de faire le mal accidentellement) et la malignité diabolique (acte de faire le mal pour le mal). Si la méchanceté est pardonnable à ses yeux, la malignité diabolique est totalement réprouvable car immorale, c’est-à-dire non-universalisable.
Le pessimisme est l’attitude qui consiste à voir l’aspect négatif et l’imperfection dans toutes choses, à affirmer le primat du mal sur le bien dans tous les évènements du monde, et une influence du mal dans le cours de l’histoire. Rousseau et Schopenhauer sont les grands philosophes du mal.
Enfer de la philosophie, Editions Léo Scheer Juin, 2012.
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