samedi 5 mai 2012

Chronique de Daniel Schneidermann à propos de la venue de Sarkozy au "Petit Journal"


Barthès-Sarkozy, apothéose du fun washing

Par Daniel Schneidermann, le 17/03/2012

"Je dépose les armes, vous avez gagné": sur le plateau du Petit journal, Sarkozy vient de se regarder dans un best of des montages de Yann Barthès, il vient de se voir dans ses dandinements et ses mimiques, ses discours recyclés et ses blagues qui tombent à plat, il n'en peut plus de rire, et dans un souffle il glisse à Barthès: "je dépose les armes. Vous avez gagné". Et à cet instant, éberlués, devant cette improbable confrontation que l'on attend inconsciemment depuis cinq ans, on se demande: mais que voyons-nous, exactement ? Comment décrire ce à quoi nous assistons ? Que se passe-t-il ?

Ce que nous voyons, après quelques heures de décantation, apparaît assez simple: à l'instant même où Sarkozy offre apparemment à Barthès sa reddition, à cet instant-là, et justement par ces mots-là, c'est lui qui remporte la victoire sur Barthès, dans le petit match à distance que se livrent ces deux-là depuis cinq ans. Acceptant la moquerie, acceptant de se revoir interminablement dans ses gesticulations et ses mimiques, acceptant de se revoir picorer les grains de sucre des chouquettes devant les caméras, riant de lui à grandes lampées de "je vais devoir tout revoir", "comme vous êtes talentueux", et "ah non, pitié, pas encore celle-là", bref acceptant le clown en lui, l'accueillant dans un grand élan de réconciliation, Sarkozy se relégitime par le rire, comme bien d'autres politiques avant lui, dès lors qu'ils acceptèrent de rire de leur Guignol.

Ah, ce n'est pas une large victoire. C'est une victoire étroite. Car le rire reste un peu jaune, les répliques sont répétitives ("quel talent vous avez"), l'ensemble sent le passage obligé. Mais bon, il l'a fait. Il a osé. Il a fait le job. Il a gagné. 

Et Barthès, à l'instant même de son triomphe, a perdu. Perdu quoi ? Son innocence, pourrait-on dire. On s'interrogeait, ici, ces dernières semaines, sur la nature du dérangeant spectacle de Yann Barthès, on ne parvenait pas à le ranger dans une case. Bidonneur mais subversif; apparemment inconscient de certaines règles de base du journalisme mais ayant écorné les images des communicants, révélé bien des travers et des manies des puissants (la répétition mot pour mot par Sarkozy du même discours aux agriculteurs, son sketch de kleptomane avec un stylo officiel, en Roumanie, etc). Et sans doute que ce spectacle lui-même, comme toute oeuvre, balançait, ne sachant pas ce qu'il était, ni ce qu'il voulait vraiment dire.
Eh bien voilà. C'est définitif et radical. Recevant le clown de l'Elysée sans jamais lui rappeler, fût-ce subrepticement, la dimension tragique de son clown (discours de Dakar, discours de Grenoble, ruissellement de l'argent, règne fondé sur la haine, etc) Barthès a opté dans l'instant pour sa vraie nature, comme on cocherait enfin une case: un spectacle de légitimation des politiques par leur propre clown. Une banale petite entreprise de fun washing, comme il y a du green washing.

On peut rire de tout, mais pas avec n'importe qui. Si on rit désormais avec Yann Barthès, on saura qu'on rit aussi, non pas seulement de, mais avec Sarkozy, dont l'hologramme se tiendra les côtes à nos côtés. Chacun prendra ses responsabilités. C'est toute la donne économique de cette transaction du rire (que nous donne Barthès ? Que lui donnons-nous en échange par nos rires, à lui et à Canal+ ?) qui, d'un coup, a basculé et s'est clarifiée. A tout prendre, c'est plus confortable ainsi.

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