Il se pouvait que rien n'arrivât, ni personne. L'avenue ne conduirait nulle part. L'hiver déploierait sa solitude glaciale et limpide. Plus tard, dans un avenir incertain mais prévisible, la neige commencerait à fondre. Des ruisseaux, de l'eau vive partout dans la forêt. Le bois travaillerait, la terre aussi, les sèves, les germes. Un jour ce serait vert. Viride même, foisonnant. Il y a un mot pour cela: le printemps. Alors, sur sa gauche, dans cette sorte d'éternité neigeuse, il voyait l'arbre. Au-delà du talus, de la rangée de la longue théorie de colonnes hiératiques, il y avait un arbre. Un hêtre, sans doute. Il supposait, tout au moins. ça en avait tout l'air. Détaché de la masse confuse des hêtres, au milieu d'un espace dégagé, somptueusement solitaire. L'arbre qui empêchait de voir la forêt, qui sait? Le hêtre suprême. Il faisait trois pas de côté, il se trouvait très drôle. Il soupçonnait pourtant que ce n'était pas de lui, qu'il ne venait pas d'inventer. Non, sans doute: une réminiscence littéraire. Il souriait, fisait encore quelques pas de côté. Il semblait bien qu'il allait traverser l'avenue, sans préméditation, selon une marche oblique. Il ne se souvenait d'aucun autre arbre. Il n'y avait aucune nostagie d ans sa curiosité. Pas de souvenir enfantin, pour une fois, surgi dans un remous de sang. Il n'essayait pas de retrouver quelque chose d'inaccessible, une impression d'autrefois. Pas de bonheur ancien, nourrissant celui-ci. Juste la beauté d'un arbre, dont le nom même, supposé, vraisemblable, n'avait aucune importance. Un hêtre, sans doute. Tout aussi bien un chêne, un sycomore, un saule pleureur, un bouleau blanc, un frêne, un tremble, un cèdre, un tamaris. La neige et le tamaris pourtant, ça n'avait pas de sens. Il disait n'importe quoi. Emporté par l'alégresse, en somme. Un arbre, c'est tout, dans sa splendeur immédiate, dans l'immobilité transparente du présent. Il avait franchi le talus, il marchait dans la neige molle, immaculée. L'arbre était là, à portée de la main. L'arbre était réel, on pouvait le toucher. Il tendait la main, il touchait l'écorce en touchant la neige glacée que le vent avait plaquée sur le tronc du hêtre. Il s'écartait aussitôt, prenant du champ, du recul, pour mieux voir. L'ensemble du paysage minime sous ses yeux. Il réchauffait ses doigts au souffle de sa bouche, il enfonçait les mains dans les poches du caban bleu. Il se campait sur ses jambes, regardait. Le ciel de décembre était pâle, une vitre à peine teintée. On pouvait rêver au soleil. Le temps passerait. Le hêtre se déprendrait de son manteau neigeux. Avec un frémissement sourd, les branches de l'arbre laisseraient s'écraser sur le sol des touffes poreuses, friables. le temps ferait son travail, le soleil aussi. Il le faisait déjà. Le temps s'enfonçait dans l'hiver, sa splendeur rutilante. Mais au coeur même, glacé, de la saison sereine, un futur bourgeon vert se nourrissait déjà de sèves confuses. Il pensait immobile, toute sa vie devenue regard méticuleux, que le bougeon niait l'hiver niait l'hiver, et la fleur le bourgeon, et le fruit la fleur. Il riait aux anges, presque béat, à l'évocation de cette dialectique élémentaire, car ce bourgeon fragile, encore impalpable, cette verte moiteur végétale dans le ventre enneigé du temps, ne serait pas seulement la négation mais aussi l'accomplissement de l'hiver. Le vieux Hegel avait raison. La neige éclatante s'accomplirait dans le vert éclatant.
Semprun. J. 2002, Quel beau dimanche
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