lundi 23 juin 2008

Platon sophiste

...Avec Platon, et pour la première fois, on a ce qu'on appellera par la suite l'esprit partisan en philosophie, qui est soutenu par cette rhétorique et cette mise en scène. Les philosophes avant Platon, et même après, exposent leurs opinions. Rarement, comme Héraclite, ils ont une remarque méprisante pour les autres. A partir de Platon, ils discutent les idées de leurs adversaires; et Aristote le fera aussi. Mais Platon est le premier et peut-être le dernier philosophe à transformer cette discussion en un véritable combat - et en ce sens il n'est pas loin de rappeler Marx, ou plutôt c'est Marx qui le rappelle. A vouloir vraiment polariser les lecteurs, les sommer de choisir entre eux et nous, entre les méchants et les bons. Les méchants, ceux qui se trompent et qui veulent tromper le monde; et nous autres qui sommes dans la vérité et dans le bien, dans la justice. Quitte parfois à cesser d'argumenter pour simplement ridiculiser dans les cas extrêmes. Mais il ne se borne pas à cela, à ses attaques contre eux et ces réfutations, comme fera auss Aristote. C'est aussi le premier -et on voit là encore l'ambiguïté de la création- qui utilisera cette arme que Paul Ricoeur appellera le soupçon et qui effetivement est dvenue si importante dans les Temps Modernes avec Marx, Nietzsche et Freud. Non pas: ce que vous dîtes est faux et je vous e prouve, mais: Pourquoi dites-vous ce que vos dites? Et le pourquoi ne se réfère pas aux raisons logiques mais aux raisons subjectives au sens le plus large: vous le dites parce que ça vous arrange, vous faites des sophismes parce que vous êtes un sophiste, et ça ce n'est pas une tautologie. Vous êtes un sophiste veut dire: vous êtesun marchand de faux, un boutiquier de fallaces un kapèlos, et c'est votre position ontologique et sociale de sophiste qui vous fait dire ce que vous dites. La réfutation logique est complétée par l'assignation, si je peux dire, ontologique, sociale, politique: vous dites ce que vous dites pace que vous êtes un ennemi du prolétariat (Marx); vous dites ce que vous dites parce que votre névrose vous amène à le dire (Freud); vous dites ce que vous dites parce que la vérité est un poison pour les faibles et que vous ne pouvez pas le supporter (Nietzsche). Chez Platon: vous dites ce que vous dites parce que vous vivez du commerce du mensonge. Et vous vivez non seulement au sens que vous touchez de l'rgent pour vos leçons - ce sur quoi Platon insiste énormément -, mais vous vivez ainsi ontologiquement. L'être sophiste est un être qui s'appuie sur le non-être. C'est parce qu'il y a du non-être et la possibilité de faire passer le non-être pour l'être et l'être pour le non-être - ce qui conduira à la célèbre révision ontologique du Sophiste, au meurtre du père, de Parménide -, c'estdonc parce qu'on peut mêler l'un à l'autre l'être et le non-être. Ce qui veut dire d'une ceraine façon que l'être n'est pas et que le non-être est. Comme le dit lui-même Platon dans le Sophiste: "dix mille fois par dix mille fois l'être n'est pas et le non-être est." Et c'est parce qu'il y a ce lien ontologique que vous, les sophistes, vous pouvez exister...
Castoriadis, C. 1999, Sur Le Politique de Platon, Paris: Seuil, pp. 25-27.

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