lundi 21 janvier 2008

Aristote le Magnanime

"Il ne suffit pas de définir l'ironie comme une simulation per contrarium. L'universio, même emphatique en apparence, va toujours du plus au moins. Telle est la direction privilégiée du renversement. La forme naturelle de l'ironie est la litote - c'est à dire que l'ironie opère, comme toute pensée parfaitement maîtresse d'elle-même, a fortiori. Qui peut le plus, "à plus forte raison" peut le moins. La litote déflationniste est l'opposé diamétral de l'emphase, qui est inflation et vaine grandiloquence, et qui ne produit que du vent. Aristote considère cela comme le "défaut" d'une vertu dont l'excès s'appelerait fanfaronnade. Il arrive qu'un défaut "excessif" soit lui-même alazonique, comme l'affection d'humilité chez ceux qui s'habillent à la spartiate. Le glorieux est celui qui en dit plus qu'il ne sait, en fait plus qu'il ne peut, s'attribue plus qu'il n'a; il s'élève, celui-là, du moins au plus, à grands coups de galéjades, et opère, peut-on dire, "à plus faible raison"; sa simulation purement emphatique, la vaine enflure de ses propos l'exposent à l'ironie des autres, comme le sont les sophistes, les virtuoses de la conférence et des discours grandiloquents [...] Par opposition à ces rodomontades, ironiser, c'est parler évasivement, sans avoir l'air d'entendre ni de comprendre, ou, comme dit Cicéron, non videri intelligere quod intelligas; c'est une dissimulatio urbana, plus libérale que la grosse bouffonnerie. L'ironiste est celui que ne se compromet pas. Entre ces deux extrêmes -le défaut de l'ironiste et l'excès du matamore-, il y a place selon Aristote pour un juste milieu qui ne serait autre que le philalèthe, toujours franc et direct, qui n'est jamais ni en deçà ni au-delà; c'est un magnanime qui s'exprime sans détours. On le voit: Aristote manque déjà la finesse athénienne, ne goûte pas le sel de fausse humilité: il n'a vu l'ironie que sous son aspect privatif et lui oppose la fière morale de la "mégapsychie". Pourquoi en dire peu quand on en sait long? Ni la science, ni la vérité n'exigent qu'on se fasse moins riche, moins fort, moins intelligent qu'on ne l'est en réalité; ce Minus est un défi à la raison! Il n'y a pas de raison de se rapetisser ainsi! Moins que la vérité, c'est moins qu'il ne faudrait; moins que la vérité c'est trop peu - et le minus justo, pour parler comme Spinoza est aussi illégitime que le plus justo..."

Jankélévitch, V. 1964. L'ironie, Paris: Flammarion, pp.80-81.

vendredi 18 janvier 2008

Une belle compagnie


Chaque fois que dans cette Bustina je suis revenu au thème du syndrome du complot j'ai reçu des lettres de personnes indignées qui me rappelaient que les complots existent vraiment. Mais certainement que oui. Chaque coup d'état jusqu'au jour précédent était un complot, on complote pour partir à l'assaut d'une entreprise en ramassant petit à petit les actions, ou pour mettre une bombe dans la métro. De complots il y en a toujours eu, certains ont failli sans que personne ne s'en fussent rendu compte, d'autres ont eu du succès, mais en général ce qui les caractérise est est qu'ils sont toujours limités quant à leurs fins et à leur aire d'efficacité. Ce dont en revanche on parle quand on cite le syndrome du complot est l'idée d'un complot universel (dans certaines théologies vraiment à dimension cosmique), c'est pourquoi tous ou presque tous les évènements de l'histoire sont mus par un pouvoir unique et mystérieux qui agit dans l'ombre.

Celle-ci est le syndrome du complot dont
parlait Popper et il est dommage que soit passé quasiment inaperçu le livre de Daniel Pipes, Il lato oscuro della storia taduit en 2005 par l'éditeur Lindau mais en fait sortit en 1997 avait un titre plus explicite, Conspiracy (et comme Comment fleurit le style paranoïaque et d'où il vient). Le livre s'ouvre avec une citation de Metternich qui semble qu'il ait dit, en apprenant la mort de l'ambassadeur russe : "Quelles auront été leurs motivations?".
Voici, le syndrome du complot substitut aux accidents et aux causalités de l'histoire une trame, évidemment mauvaise et toujours occulte.
Je suis assez lucide pour suspecter parfois que, à déplorer les syndromes de complot, peut-être je suis en train de faire preuve de
paranoïa, dans le sens que je manifeste un syndrome par lequel je crois que des syndromes de complot existent partout. Mais pour me rassurer il suffit toujours d'une rapide inspection sur Internet. Les comploteurs sont légions et parfois atteignent des sommets d'humour raffiné involontaire. L'autre jour je suis tombé sur le site www.conspiration.cc/sujets/religion/monde_malade.jesuites.html apparaît un long texte "Le monde malade des jésuites, Revue Undercover 14", de Joël Labruyère. Comme suggère le titre on traite d'une ample revue de tous les évènements du monde (pas seulement contemporain) dûs au complot universel des jésuites.
Les jésuites du dix-neuvième siècle, du père
Barruel à la naissance de la "Civilisation catholique" et aux romans du père Bresciani ont été parmi les principaux inspirateurs de la théorie du complot judaïque maçonnique, et il était juste qu'ils furent repayés de la même monnaie de la part des libéraux, mazziniens, maçons et anticléricaux, avec la théorie justement du complot jésuite, rendu populaire pas tant par quelques pamphlets, ou livres fameux, à partir des Provinciales de Pascal à Il gesuita moderno de Gioberti ou autres écrits de Michelet et Quinet, mais des romans de Eugène Sue, Le juif errant et Les mystères du peuple.
Rien de nouveau donc, mais le site de
Labruyère porte au paroxysme l'obsession des jésuites. Je liste à vol d'oiseau parce que l'espace de la Bustina est ce qu'elle est alors que la fantaisie comploteuse de Labruyère est homérique. Donc les jésuites ont toujours eu l'intention de constituer un gouvernement mondial, contrôlant aussi bien le pape que les divers monarchies européennes, à travers les fameux Illuminés de Babière (que les jésuites mêmes avaient créé les dénonçant ensuite comme communistes) ont cherché à faire tomber ces monarchies qui avaient mis au ban la compagnie de Jésus, les jésuites ont fait sombré le Titanic parce que de cette incident leur a été possible de fonder la Federal Reserve Bank à travers la médiation des chevaliers de Malte qu'ils contrôlent - et non au hasard dans le naufrage du Titanic sont morts les trois juifs plus riches du monde, Astor, Guggenheim et Straus, qui s'opposaient à la fondation de cette banque. Travaillant avec la Federal Bank les jésuites ont ensuite financé les deux guerres mondiales qui ont clairement produit des seuls avantages pour le Vatican. Quant à l'assassinat de Kennedy (et Oliver Stone est clairement manipulé par les jésuites) si nous n'oublions pas que même la Cia naît comme programme jésuite inspiré des exercices spirituels d'Ignace de Loyola, que les jésuites la contrôlaient à travers le Kgb soviétique, on comprend alors que Kennedy ait été tué par les mêmes qui avaient mandaté le naufrage du Titanic.
Naturellement tous les groupes
néonazis et antisémites sont d'inspiration jésuite, il y avaient les jésuites derrière Nixon et Clinton, qu'ont été les jésuites à produire le massacre d'Oklahoma City, par les jésuites était inspiré le cardinal Spellman qui fomentait la guerre au Viet Nam, que à la Federal Bang jésuite a fructifié 220 millions de dollars. Naturellement il ne peut pas manquer dans le tableau l'Opus Dei, que les jésuites contrôlent à travers les chevaliers de Malte.
Je dois survoler sur tant d'autres complots. Mais maintenant ne vous demandez plus pourquoi les gens lisent Dan Brown. Peut-être il y a derrière les jésuites.

Notes
Giuseppe Mazzini (1805, Gênes-1872,
Pise) Révolutionnaire et patriote italien, républicain et luttant pour l'Unité italienne. En 1831, il se réfugie à Marseille où il fonde le mouvement Giovane Italia dérivé de la Charbonnerie et inspiré par le socialisme.

Carbonari société secrète politique formée en
Italie au début du 19e siècle après la chute des nouvelles républiques italiennes.

La Bustina di Minerva du 17 janvier 2008, par
Umberto Eco.

mercredi 16 janvier 2008

Tom Waits - I Don't Want To Grow Up

Le Mal du Pays

"Compañeros"

O'Death - Down To Rest Video

Une américaine à Rome


Alice Oxman a quelques handicaps. Elle est américaine, et cela peut déplaire à la gauche radicale, mais n'a pas participé au Usa-Day où apparaissent des femmes enveloppées de drapeaux américains, et cela devrait l'avoir rendu mal vue au Foglio. Elle est juive, et de ces jours peut déplaire à beaucoup, à droite comme à gauche. Elle est de gauche, et cela déplait à droite. En outre elle est l'épouse de Furio Colombo, et cela peut provoquer des méfiances à droite et à gauche. Heureusement qu'elle n'est pas laide aussi.

Naturel donc que soit amer son livre Sotto Berlusconi. Diario di un'americana a Roma 2001-2006 (Editori Riuniti). Il est amer quand elle parle à la première personne, par exemple rapportant les e-mail avec sa fille qui a vu le 11 septembre (et l'après) à New York, il est amer quand elle parle des faits journalistiques de son mari (peut-être trop cités, avec un soupçon de conflits d'intérêts), mais surtout il est amer et glaçant quand elle se limite à rapporter, sans commentaire, les coupures de presse et les dépêches d'agence. Cela fournit un document bouleversant, pour qui a oublié, sur une des périodes les plus sombres et grotesques de notre histoire. Je me limite à un modeste florilège.

2001. "Je suis prêt à libérer le pays de cette protubérance de la magistrature" (Carlo Taormina). "°Genova is so nice°. Président, dehors il y a la guerre et un mort dans la rue. °Oh yes, I know, it's tragic°" (Bush au G8). "C'est une guerre de religion". (Oriana Fallaci). "Il y a une complète identité de vue entre Bush et Berlusconi" (TG2).

2002. "L'usage que Biagi, Santoro et Luttazzi ont fait de la télévision est criminel" (Berlusconi à Sofia). "J'ai ici en Sardaigne les filles de mon ami Poutine" (Berlusconi). "En Porto Rotondo se profile un avenir de Camp David italien" (Panorama). "Dans le Sud ils me suivent en procession comme les saints, chantant" (Berlusconi, Rai Uno).

2003. "Apicella accorde la guitare, lui fait écouter quelques notes et lui, le président parolier, part en quart. L'univers sentimental et musical du Président du Conseil est vraiment cela : lui est le Julio Iglesias d'Italie" (Libero). "Les juges sont fous, sont mentalement dérangés" (Berlusconi). "S'ils me tuent rappelez-vous que c'est sur mandat linguistique d'Antonio Tabucchi et de Furio Colombo. Avertir d'emblée la Digos" (Giuliano Ferrara). "Berlusconi est un homme authentiquement libéral. Il est énormément bon, extraordinairement bon. Il a raison Ferrara quand il le compare à Mozart par la candeur et le génie" (Sandro Bondi). "La maison nous la donnons au premier Bingo Bongo* qui arrive? Nous ne plaisantons pas" (Umberto Bossi).

2004. "Communistes maudits, ces juges" (Carlo Taormina). "Berlusconi? Tu ne sais pas combien il est brave. Je l'admire beaucoup. Poutine y file, Bush y file. Finalement il y file quelqu'un" (Simona Ventura). "Les gens hurlaient à Berlusconi °Rentre chez toi°. Nous avons hurlé nous aussi. Lui alors m'a dit : °Vous avez une face de merde°". (Anna Galli, citadine). "J'ai honte qu'ait été nommé sénateur à vie le poète Mario Luzi. Une personne de ce type qui offense notre monde... Mike Bongiorno était mieux" (Maurizio Gasparri).

2005. "Vous mesurez quelle taille? Un mètre soixante dix-huit? Tu n'exagères pas, viens ici au miroir, vois, je fais un mètre soixante et onze. Mais il parait qu'un homme d'un mètre soixante et onze puisse être défini comme un nain?" (Berlusconi à La Stampa). "L'électorat a été distrait par la mort du Pape, et cela sans aucun doute a eu un rôle aussi sur les données de l'abstentionisme" (Enrico La Loggia). "Une déclaration sans style, gravement irrespectueuse, insensée et qui blesse la douleur de ceux non par °distraction° mais par amour sont proches du Pape" (L'Osservatore Romano). "L'Italie vit dans le bien-être... Dans la classe de mon fils les enfants ont chacun deux téléphones" (Berlusconi à TG2). "De ma villa j'ai un grand et beau panorama... Je remarque aussi cette année beaucoup de bateaux. Si ce sont des bateaux de riches cela veut dire que nous en avons vraiment beaucoup. Les salaires augmentent plus que l'inflation, la richesse de nos familles n'a pas sa pareille en Europe" (Berlusconi à La Stampa).

2006. "Ces pédés sont nauséeux" (Roberto Calderoli). "Je suis fasciste et m'en vante. Mieux être fasciste que pédé" (Alessandra Mussolini à "Porta a Porta"). "Les choses vont bien... Hier je suis allé au restaurant aves quelques amis et il n'y avait pas une place de libre. A la fin ils ont dû dire qui j'étais et alors ils ont fait lever quelques personnes" (Berlusconi à "La 7"). Ils ont fait lever quelques personnes. Heureusement que ce n'était pas un régime. Dommage que le livre finisse en 2006. Il aurait pu donner nouvelle d'une Family Day qui avait au premier rang de multiples divorcés, des concubins en service permanent effectif, célibataires par refus ascétique du mariage (entre lesquels, statistiquement parlant, peut-être quelque pédophile).



Notes

Furio Colombo journaliste, écrivain et homme politique italien.


Il Foglio quotidien national dirigé par Giuliano Ferrara et fondé en 1996, 13000 exemplaires vendus par jour.


TG2 journal télé de la Rai 2.


Libero quotidien de Milan de droite.


Carlo Taormina sous-secrétaire au ministère de l'intérieur, jusqu'au 5/12/2001.


Apicella ancien pilote de course.


Digos Division anti-terroriste et politique de la police italienne.


Giuliano Ferrara une des figures, avec Oriana Fallaci, des "athées dévots", un mouvement intellectuel qui partage avec l'Eglise catholique le constat d'une nécessité vitale pour l'Europe de renouer avec ses racines chrétiennes.


Umberto Bossi dirigeant et fondateur de la Ligue du Nord, député européen depuis 2004.


Mike Bongiorno célèbre présentateur télé.


Maurizio Gasparri ministre des communications (2001-2005).


Enrico La Loggia ministre des affaires régionales 2001-2006).


Roberto Calderoli ministre des réformes institutionnelles (2004-2006) et dirigeant de la Ligue du Nord.
*émigré



La Bustina di Minerva, Umberto Eco, du 31 mars 2007.

samedi 12 janvier 2008

Scalfari et les faits (les siens et les miens)


La semaine dernière Eugenio Scalfari s'est entretenu, avec attention dont je lui suis reconnaissant, sur un récent recueil d'études historiques que j'ai publié et, après beaucoup d'affirmations d'incompétence, est allé à localiser un thème philosophique à faire trembler les veines et les poignets(1). Qui sait ce qu'il me réservait s'il était compétent.

En substance,
Scalfari trouve dans le dernier essai de mon recueil une polémique contre la vulgate nietzschéenne selon laquelle il n'y aurait pas de faits mais seulement des interprétations. Scalfari a beau jeu(2) d'observer que les faits sont muets par nature car incite à interprétations(3) et que, en mots pauvres, tout ce que nous connaissons dépend de la façon dont nous le regardons, et c'est à dire de notre perspective interprétative. Et il objecte que je n'explique pas "de quelle façon les faits peuvent intervenir sur les interprétations".

Il me suffirait de lui répondre que j'ai cherché à le faire dans les oeuvres précédentes comme Les limites de l'interprétation et Kant et l'ornithorynque, et que à une question de ce genre on ne répond pas dans le cadre d'une pauvre
Bustina. Mais au moins on peut mettre au clair une possible ambiguïté, source de malentendus. J'estime que pas même Scalfari exclut que quand nous voyons les étoiles dans le ciel il y ait quelque chose là-haut : simplement il dit que ce que nous en savons dépend de la façon dont nous interprétons le phénomène (tant est vrai que les anciens y voyaient des figures célestes, les astronomes du mont Palomar y voient bien autre chose, mais aussi eux sont prêts à revoir leur interprétation quand des instruments plus raffinés leur montreraient des choses qui pour l'heure fuient à leur attention).

Maintenant cependant nous pouvons sur ce point faire trois affirmations très différentes entre elles :

1. Il n'y a pas de faits mais seulement des interprétations; 2. Tous les faits nous les connaissons à travers notre interprétation; 3. La présence des faits est démontrée par le fait que certaines interprétations par nature ne fonctionnent pas, et donc il doit y avoir quelque chose qui nous oblige à les jeter. C'est la confusion entre ces trois types d'affirmation qu'expliquent par exemple
Ratzinger et autres à voir dans la pensée moderne la manifestation d'un relativisme radical. Mais le relativisme radical se manifeste seulement si on accepte l'affirmation numéro 1 -vers où, de quelque façon qu'on la mette, Nietzsche inclinait dangereusement. En revanche qui accepte l'affirmation numéro 2 dit une chose évidente. Il est naturel que si je vois une lumière au fond du pré dans la nuit je dois faire quelque effort interprétatif pour décider s'il s'agit d'une luciole, d'une lumière à une fenêtre lointaine, d'un type en train d'allumer une cigarette, ou carrément d'un feu follet(4) (et ainsi de suite). Mais si par hasard je décide qu'il s'agit d'une luciole à dix mètres de moi, je bondis en avant pour la saisir, et puis m'aperçois que, arrivé au fond du pré, pour autant que j'aille encore en avant la lumière reste lointaine, je suis obligé de rejeter l'interprétation "luciole" comme erronée (peut-être je m'orienterais sur la lumière lointaine, mais cela dépend). En chaque cas je suis en face de quelque chose d'indépendant de mon interprétation, et qui la rend insoutenable. Ce quelque chose qui défie mon interprétation je l'appelle "fait". Les faits sont ces choses qui résistent à mes interprétations.

Mes idées sur les faits ne regardent pas seulement la nature, mais aussi les textes. Jadis j'ai raconté une amusante diatribe entre
joyciens passionnés de Finnegans Wake (un livre qui a l'air d'encourager n'importe quelle interprétation possible), où un lecteur avait trouvé, suite à une allusion aux soviets, le jeu de mots "berial" au lieu de "burial" (sépulture) et en avait conclu qu'il s'agissait d'une allusion à Laurenti Beria, le ministre de Staline, ensuite fusillé. D'autres lecteurs avaient soudain observé que Beria était devenu connu après la date où Joyce avait écrit son texte et donc la référence ne pouvait pas le regarder. Mais d'autres lecteurs (déjà à la limite du délire) avaient répondu que on ne pouvait pas exclure que Joyce eusse des facultés prophétiques. Jusqu'à ce qu'était arrivé un autre lecteur qui avait fait remarquer comment toutes les pages précédentes développaient une allégorie religieuse avec référence au Jean biblique, qui avait été enterré deux fois, et comment dans l'histoire sacrée apparurent deux Beria, soit un fils d'un fils de Jean soit un fils de son frère Efraim. La présence d'un contexte aussi fort est pour moi un fait, et ce fait rend plus attendu l'hypothèse biblique (qui aurait un sens) que celle soviétique (qui n'expliquerait rien). Il y a des interprétations démenties par les faits (contextuels).

Les faits sont cette chose qui, dès que nous les interprétons de façon erronée, nous disent qu'à continuer ainsi on ne peut pas aller de l'avant. Je comprends que, comme définition des faits, cela puisse contrarier beaucoup de gens, pourtant non seulement les philosophes mais aussi les scientifiques procèdent de cette façon. S'il s'agit d'aller sur la Lune l'interprétation de
Galilée fonctionne mieux que celle de Ptolomée. Un fait vous semble de peu d'importance(5)?

Notes
1 polsi poignets ou pouls
2 buon gioco
3 stimolo a interpretazioni impulsion, stimulant
4 fuoco fatuo avec fatuo signifiant aussi vaniteux
5 vi pare un fatto da poco

La Bustina di Minerva (25 décembre 2007)
d'Umberto Eco.