mardi 30 octobre 2007

Théâtre des interstices

Je dois une de mes plus grandes expériences de théâtre à une amie qui avait entrepris de mettre en scène une pièce Sud-Américaine de Miguel Asturias à la faculté. Nous étions alors étudiants et il avait suffi de passer une annonce dans les grands couloirs sombres de l'université pour constituer rapidement une troupe complète et inexpérimentée. Ma participation et contribution au projet vint plus tard, alors que les répétitions avaient sérieusement commencé et que mon amie V. démontrait de solides compétences de mise en scène et de direction. V. me proposa de participer et de jouer un morceau de guitare qui devait convenir à la présence imposante de gitans qui dansaient et chantaient sur la place publique d'un village. J'avais alors embauché deux autres amis, accessoirement guitaristes, toutefois suceptibles de participer aux quelques représentations qui seraient données. Notre rôle tenait à peu de choses puisque nous ne faisions qu'une brève apparition sur la scène. On entrait généralement par la salle et s'installait dans un coin au rythme d'une rumba que nous interprétions bruyament. Ce n'était absolument pas contraignant et ça ne demandait aucun investissement et jeu particulier, d'autant que l'instrument couvrait ou du moins étoffait la consistance de notre rôle. On eut bien ajouté quelques cris pour grossir le trait des stéréotypes, en plus des postiches qu'on nous avait collés sous le nez. Devant tant de ridicule, je m'étais laissé pousser la barbe et teint les cheveux en noir. Ce qui souleva un moment l'incompréhension au sein de la troupe et finit par créer un élan de professionnalisme ou de mégalomanie chez la plupart des acteurs. Notre brève participation nous permit aussi de suivre l'ensemble des répétitions qui se tenaient dans un amphithéâtre de l'université, l'évolution de la pièce ainsi que la performance des acteurs.
Celle-ci fut prête en quelques mois et nous amena bientôt à jouer à différents endroits. C'est ainsi que je compris l'importance des premières représentations qui nous permettent bien souvent d'établir des repères et de considérer l'amplitude du rôle et du jeu de chacun. On se surprend à connaître le rôle de l'autre et la pièce de façon très différente et distanciée d'une première et seule lecture. Le fond de l'histoire avait disparu, laissant place à l'intuition et le corps des mots, comme si nous palpions la matière du texte, respirions à chaque ponctuation, à travers la mesure ou le rythme des pas de l'auteur. J'étais fasciné par ce petit monde et je me souviens d'ailleurs que les lectures que je dévorais en parallèle, amplifiaient ma fascination pour ce double (faux-semblant). J'avais lu de nombreux livres de Hermann Hesse, qui donnaient un écho extraordinaire à cette expérience et lisais à l'époque "Les Années d'apprentissage de Wilhelm Meister". Je partageais ainsi le parcours du jeune romantique allemand qui découvrit le sens de sa vie (et son illusion) à travers le théâtre et l'itinérance d'une troupe de comédiens ambulants. Je voyais désormais l'art théâtral comme une manière intéressante de représenter les différents rituels de l'existence mais surtout d'aborder la complexité de l'identité humaine. J'estimais volontiers que l'individu était constitué d'un ensemble de facettes déterminant sa personnalité. Mon regard se portait aussi sur l'ambiguïté du jeu et les failles qui subsistent dans la transposition de la réalité et réciproquement.
Cette question m’apparut évidente au cours d'une des premières représentations, après avoir remplacé au pied levé l'absence d'un figurant. Dans l'empressement, V. m'avait demandé de prendre sa place, sans pour autant me donner d'informations sur le rôle qui me revenait. Celle-ci m'expliqua simplement que je n'aurais qu'à suivre ses pas. Il s'agissait d'une scène de groupe, une chorégraphie, qui correspondait à l'un des tableaux (oniriques) dépeint par Asturias et qui représente une danse chamanique. C'est ainsi que je fis mon entrée sur la scène, dans une ronde, entouré de six à huit autres semblables qui exécutaient parfaitement une danse ensorcelante. Alors que je suivais leurs pas, j'étais aussi frappé par l'énergie dégagée et la concentration des acteurs qui semblaient entrer dans un état second. Nous étions masqués et portions chacun un sarment à la main. Je suivais tant bien que mal mes compagnons en essayant de respecter les conditions du jeu. On pouvait quelquefois communiquer, lorsque le goupe convergeait au milieu de la scène, ce qui permettait de s'informer sur les indications données et anticiper les mouvements à suivre. Nous formions parfois deux rangs, face à face, comme deux clans rivaux duquel naissait une confrontation qui s'exprimait par une tension palpable dans le jeu, à travers des cris et des gestes fermes faisant écho aux percussions des tambours. Je frappais le sol, comme les autres, également envouté par la violence des rythmes et le mimétisme provoquant des acteurs.
Et puis il arriva ce dénuement imprévisible, d'une manière que je ne peux véritablement expliquer. Je me souviens que V. avait annoncé la fin de la scène ou que nous nous en approchions. Quoi qu'il en soit, c'est en suivant celle qui m'avait dirigé jusqu'alors que je me suis soudainement retrouvé dans les coulisses du théâtre. Personne ne m'avait pourtant précédé ou suivi. J'étais seul! Incroyablement seul, comme si j'avais chuté par une trappe insolite en basculant dans un univers improbable! Je n'ai pas immédiatement compris ce qui était arrivé. Je venais à peine de retirer mon masque et cherchais autour de moi la présence de mes camardes lorsque je découvris avec stupeur qu'ils étaient encore sur la scène et qu'ils exécutaient toujours la même danse. J'étais dans la coulisse du théâtre, au sein d'un espace qui ne m'était pourtant pas inconnu, ni même hostile et ressentis pourtant une impression étrange et fulgurante. Je fus alors pris de panique en songeant que j'avais échappé au déroulement de la pièce, de manière imprévue, et m'aperçus que je ne figurais pas non plus dans l'envers du spectacle, parmi les autres spectacteurs. Bien que je fusse entre ses murs, j'étais sorti du théâtre et du présent de l'action qui se jouait sur la scène. Cette impression me donna aussitôt le sentiment de ne plus exister ou au contraire, de révéler mon existence à travers l'exploration de ce gouffre, dans l'impensé du théâtre. Je fus saisi par la réalité de celui-ci en me révélant uniquement à travers elle, à travers les seuls degrés d'expression du passage à la représentation. J'étais à la porte du théâtre et ressentais violemment le trac, les néons braqués sur mes tempes. J'étais pris de vertiges et mesurais pleinement la puissance de cette distance hypnotique, de là à la scène. Il suffit d'un pas pour sentir la chaleur et l'envoutement, l'ivresse et la gravité des êtres à vivre. Je sortis comme un fou des coulisses, en chevauchant maladroitement les éléments du décor, en criant et levant les bras puis rejoignis le groupe qui m'accueillit dans l'euphorie de sa danse. Je m'étais imposé comme le chef de la tribu en disparaissant et réapparaissant comme par enchantement. J'avais porté l'attention sur moi en transgressant les règles de convenances, relancé le rythme de la danse, bouleversé ses effets et l'implication des acteurs... Ils me suivirent tous et pourtant je n'étais plus moi-même. Je revenais de nulle part: j'étais pris par le jeu, mais ne jouais plus...

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Bonsoir, ce texte est-il de vous?
Lectrice de passage