Par Annie Ernaux, Le Monde, 28.04.2012.
Stupeur, colère - il ose faire ça ! -, ma première réaction à la proclamation de Nicolas Sarkozy de fêter " le vrai travail" le 1er
mai sur la place de la Concorde. Puis la sensation d'une blessure.
Celle infligée à la mémoire des luttes de plus d'un siècle, partout dans
le monde, pour l'obtention de droits sociaux, d'un temps de travail
défini et limité, huit heures par jour, quarante-huit heures par
semaine, contre un patronat sûr de la légitimité de sa domination, qui
ne voulait aucune règle. Des luttes qui, répétées, tenaces, aboutiront
en France
au Front populaire, changeant la vie de la majorité des gens. Mais
aussi des luttes dans lesquelles des ouvriers ont été blessés, sont
morts : le 1er mai 1891, à Fourmies, dans le Nord, un homme, quatre garçons et quatre filles entre 14 et 20 ans ; le 1er mai 1906 - l'année de naissance de ma mère qui travaillera dans une usine dès l'âge de 12 ans -, deux morts à Paris.
Même si sa signification s'est affadie, même s'il est surtout
accueilli comme la chance d'un jour férié, si les défilés et
rassemblements sont plus ou moins nombreux, le 1er-Mai est un "lieu de mémoire ", tel que l'a défini l'historien Pierre Nora,
c'est-à-dire de fête, d'emblème, de monument, etc., où s'incarne la
mémoire nationale. Autant qu'un symbole de la lutte internationale des
travailleurs, il est un lieu de la mémoire sociale des Français et il
n'est, je crois, personne qui ne le ressente comme associé à l'idéal
républicain de liberté, d'égalité, de fraternité. A preuve, le 1er mai 2002, qui a vu un million et demi de citoyens descendre dans les rues pour manifester leur attachement à ces valeurs.
Le propre de ce gouvernement a été d'oser tout. De nous surprendre en osant tout. D'avoir toujours un temps d'avance sur ce qu'on pouvait imaginer. En ces derniers jours de son mandat présidentiel, Nicolas Sarkozy aux abois s'empare sans vergogne de la fête du 1er-Mai, la confisque à son profit pour faire coup double : occuper le terrain dans tous les sens du terme à la place des syndicats et de la gauche, passer sur ces corps intermédiaires dont il souhaite la suppression, qu'il méprise ouvertement - "quand il y a une grève en France, personne ne s'en aperçoit", s'est-il vanté naguère - faire l'événement du jour et se rallier Marine Le Pen, voire d'autres, que ce slogan du " vrai travail" séduirait, comme il y a cinq ans celui de "remettre la France au travail". les électeurs de
En 1941, Pétain avait fait main basse sur le 1er-Mai pour le vider
de son sens de lutte internationale, remplaçant la Fête des
travailleurs par la "Fête du travail et de la Concorde sociale". Les
contextes historiques diffèrent mais on peut assimiler la captation du 1er-Mai
par Nicolas Sarkozy à celle de Pétain. Pour les tristes raisons que
l'on sait, le chef de Vichy faisait appel à "l'union nationale", Nicolas
Sarkozy, lui, est clairement dans une stratégie de division nationale,
la même qu'il applique avec constance depuis qu'il a été élu. C'est
uniquement là qu'il n'a pas varié et que, malheureusement, il a obtenu
ses meilleurs résultats, peut-être, hélas aussi, les plus durables.
Gouverner, c'est diviser, tel est le système Sarkozy. Mais diviser en stigmatisant, en dressant une partie de la population contre l'autre. Depuis 2007, il n'a eu de cesse de créer, d'inventer,
par son discours, deux catégories de citoyens, dont l'une est désignée
comme responsable des problèmes de l'autre, qu'elle menace sourdement.
Ces catégories sont mouvantes, mais toujours tranchées,
Français/immigrés, travailleurs/assistés, gens honnêtes/délinquants,
victimes...
Le discours sarkozien les a si bien installées dans nos habitudes de
pensée, ces catégories, qu'il n'est plus besoin qu'elles soient
expressément désignées, l'allusion suffit, instantanément décodée par
tout le monde, avec les connotations négatives qui leur sont associées.
Ce qui est bien sûr le cas ici avec l'expression "vrai travail",
qui sous-entend non l'existence absurde d'un faux travail ni même de
faux travailleurs (sauf peut-être sans-papiers, clandestins) mais celle
de "faux chômeurs", qui ne cherchent aucun travail, des "assistés ", terme en vogue depuis cinq ans, donc une catégorie de profiteurs paresseux, naguère soupçonnés de faire la grasse matinée, quand d'autres "se lèvent tôt".
Dans ce système binaire qui violente la réalité complexe du pays, sa
diversité sociale et culturelle, qui attise les haines, il y a, d'un
côté, une France méritante, courageuse, respectueuse des lois, la
"vraie" France, légitime sur son sol ancestral, et de l'autre, une
population indigne qui n'a pas vocation à incarner cette vraie France, constituée qu'elle est de "communautés" - terme d'exclusion dans le répertoire du chef de l'Etat, repris par les médias
sans discussion - d'origine étrangère, d'individus parasites. Un
ensemble flou, menaçant, auquel, selon les moments et les circonstances,
sont adjoints les grévistes, les profs, voire les juges, censés
relâcher tous les délinquants, et "les élites ". La vraie France a droit à des flots de compassion, parce qu'elle "souffre",
leitmotiv de la campagne de Sarkozy, l'autre, souvent la plus pauvre et
la plus fragile, est vilipendée, livrée en pâture à la première comme
source de ses malheurs.
On se souvient peut-être d'une séquence télévisuelle de [2007] qui
montrait le candidat Sarkozy en campagne, évoluant dans un wagon du RER
au milieu des voyageurs tranquilles. Il se penche vers une dame assise,
l'interpelle avec une incroyable, étrange excitation : "Vous avez peur, hein, madame, vous avez peur ?"
La voyageuse le regarde avec étonnement, presque de l'ahurissement,
sans répondre. Véritable scène révélatrice et annonciatrice de la
gouvernance qu'il a mise en oeuvre depuis cinq ans : susciter la peur, des fantasmes de peur, pour apparaître comme le protecteur.
C'est là toute l'imposture de ce qu'on ne saurait pas même appeler une idéologie, mais un plan cynique pour occulter une politique
qui favorise les banques, les patrons du CAC 40, les actionnaires, les
bailleurs de multiples appartements, les hauts revenus et les exilés
fiscaux. L'imposture, elle est là encore, évidente, révoltante, dans
cette communion prévue le 1er mai autour d'une valeur travail
déconnectée de l'emploi et du salaire, de la hausse des loyers, des
étiquettes de prix au supermarché et du coût des soins dentaires.
Quel travail, où le travail, quand des usines licencient, ferment du
jour au lendemain, que les files d'attente s'allongent à Pôle emploi ?
Pour qui le travail, à la couleur de la peau, à l'âge ou au diplôme ?
Comment le travail, dans une atmosphère de harcèlement, dans les déplacements
quotidiens au bout du RER ou les trajets de 50 km à l'aube ? Combien le
travail, 1 000, 1 500 euros dont il faut déduire le loyer de 500 euros ?
Rien de tout cela n'importe à un candidat qui, depuis cinq ans, n'a
cherché qu'à déréglementer le travail, à l'imposer le dimanche, à détruire le service public d'éducation et de santé, à "rassurer les investisseurs".
Le 1er-Mai de Sarkozy et de l'UMP,
c'est en réalité la fête du libéralisme dur, "décomplexé", dont
l'ambition est de néantiser la représentation syndicale et d'étouffer
les luttes sociales. Place de la Concorde, derrière les majestueuses
fenêtres de l'Hôtel Plazza et des appartements de 300 m2, les gens pourront regarder le spectacle avec amusement.
C'est tout à l'honneur de François Hollande de rompre avec cette vision d'une France en guerre contre l'autre, par exemple en refusant, ces jours-ci, de revenir
sur son projet de vote des étrangers aux élections locales, vote qui
rapprocherait les habitants, oeuvrerait à ce vivre-ensemble qui se
réalise peu à peu et sans drame dans des villes de la grande banlieue,
comme celle où je réside. Ou en s'opposant au principe d'une "présomption de légitime défense"
pour les policiers, issue du programme de l'extrême droite, porte
ouverte à tous les droits en matière de répression, pierre angulaire
d'un système policier.
Il faut casser
cet imaginaire de suspicion et de haine qui empoisonne le pays, mais
cela ne se fera qu'en engageant la lutte pour un partage des richesses,
l'égalité dans l'éducation, l'accès aux soins, à la culture, des conditions de vie meilleures pour tous. Pour une République sociale.
Née en 1940, Annie Ernaux est agrégée de lettres modernes et a enseigné au lycée avant de devenir
écrivaine dans les années 1970. Auteure de nombreux romans en partie
autobiographiques, elle a obtenu plusieurs prix, dont le prix Renaudot
en 1984. Elle revendique dans son oeuvre littéraire une démarche
empruntée aux sciences humaines, inspirée par la sociologie de Pierre Bourdieu. Son dernier ouvrage est "L'Atelier noir" (Editions des Busclats, 2011)